31 août 2015

The China Experience – 15/ The Lijiang Experience (Pt. 4)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 3).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Quatrième jour. Enfin, je me sens reposé. Je m'en vais, c'est décidé, découvrir ce que mon Lonely Planet annonce être les deux « institutions » de Lijiang : le Sakura Café et le Prague Café. Le premier me laisse complètement indifférent, mais le Prague Café ! Situé au bord d'un canal, à côté d'un adorable pont, le Prague Café est un lieu clair, chaleureux et intimiste. Je m'y sens tout de suite chez moi. Tout est en boiseries, les murs recouverts d'étagères chargées de livres en anglais et en chinois. Il y a bien sûr un bar américain, lui aussi en bois, et six tables, ni plus ni moins : deux grandes et quatre petites. Derrière le bar, d'autres étagères avec toutes sortes de bocaux et de bouteilles. La devanture est quant à elle une baie vitrée, flanquée d'une porte coulissante à la mode japonaise. Le lieu est animé par trois serveuses chinoises, auxquelles s'ajoutent un cuisinier naxi, une femme de ménage, deux chiens (un grand et un petit) et deux chats (la mère et son bébé). Tout comme j'étais loin d'imaginer, en venant à Lijiang, l'histoire d'amour que je vivrai avec cette ville, je suis encore loin d'imaginer celle que je vivrai avec le Prague Café… Je note pourtant que « je crois avoir trouvé l'endroit paisible que je cherchais, où passer mes soirées à écrire » et comme pour me conforter dans cette idée, la serveuse met l'album Ten Summoner's Tales de Sting, que j'affectionne tout particulièrement. J'écris quatre heures d'affilée et termine le scénario d'Épeira (je le réécrirai je ne sais combien de fois par la suite). Une musique incantatoire démarre alors, me titille peu à peu les oreilles. Au bout de quelques titres, je me demande quel peut être ce disque, qui exprime avec exactitude le spleen de l'écrivain qui se laisse aller, un verre de vin rouge à la main, à la solitude nocturne au cœur d'une grande ville endormie. Et c'est ainsi que je tombe amoureux de la bande originale de The Million Dollar Hotel de Wim Wenders, qui deviendra l'un de mes disques de chevet. Á minuit et demi, le bar ferme et je me retrouve à la porte de ma guesthouse : c'est tout honteux que je dois réveiller la maîtresse de maison afin qu'elle m'ouvre la porte (l'incident se reproduira à quelques reprises). Avant de m'assoupir, j'écris les paroles de la chanson Kazz (inédite) et je continue de revisiter les dix-sept mois qui ont séparé l'Inde de la Chine.

Photo : Dr. Ma Pingke


L'été 2001 avait été doux comme un entre-deux. Comme chaque été, je m'étais mis en retrait pour faire le point. La Québécoise était entrée dans ma vie aux derniers jours de juin pour en ressortir aux premiers jours de septembre. Amourette d'été sans incidence, sur fond de la jeune fille aux yeux de miel qui hantait toujours mon cœur en dépit du bon sens. Il y eut quelques escapades, notamment au festival d'Aurillac où j'écrivis Expérience du Désert avec six mois de retard, ainsi que deux courts séjours à Marseille. Ce fut l'occasion de jeter les cendres de ma mère dans la Méditerranée, puisque c'était ce qu'elle souhaitait. Le vent manqua de peu de transformer la scène en remake de The Big Lebowski, mais je me repris juste à temps et évitai le désastre. La jeune fille aux yeux de miel était là, elle m'avait accompagné. Je dis adieu à ma mère et pleurai dans ses bras. L'extrême de notre brève histoire d'amour avait été mêlé de si près à celui de la mort de ma mère qu'il était logique de clôturer les deux récits de la sorte. En effet, la jeune fille aux yeux de miel était bel et bien passée à autres choses, au pluriel, et elle me contait par le menu ces escapades sexuelles. De retour à Lyon, je me résolus enfin à admettre que je n'étais pas encore capable d'être ce genre-là de confident, et qu'il valait mieux prendre mes distances quelque temps. J'écrivis Mon nom n'est pas Tantale afin de graver cette décision dans le marbre. Découvrant ce texte, mon amie Caroline eRre dira « c'est mortel ! » (ça l'était) puis, après une pause, « tu veux c'que tu veux pas ». Tout était dit.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 5).

24 août 2015

The China Experience – 14/ The Lijiang Experience (Pt. 3)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 2).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Troisième jour. Je me lève tard, une habitude que je conserverai tout le long de mon séjour à Lijiang (tout au long de ma vie à vrai dire) et comme j'attends mon petit déjeuner en terrasse, je me trouve à côté d'un magasin de cloches (il en faut). Le tenancier s'obstine sans faiblir à en faire sonner une, toutes les dix secondes. Je suis sûr qu'il y a des gens que ça fatiguerait mais pas moi. Déjà, je me demande combien de temps je vais rester à Lijiang, car cette ville incarne une sorte d'idéal. Je trouve ensuite un email plein de tendresse de ma princesse indienne, qui s'inquiétait en effet de mon long silence.

J'enchaîne ballades et terrasses, songeant au parcours qui m'a conduit de l'Inde à la Chine, de la jeune fille aux yeux de miel à la princesse indienne. Que s'était-il passé après l'Inde ? Après tout ce qui avait précédé ce premier voyage, l'hystérique année 2000, tout cet extrême ? Il m'avait fallu une bonne semaine pour retrouver mes repères au retour d'Inde, puis peu à peu une sorte de vide s'était installé. La Casa Okupada fermée par ses propriétaires et leur huissier. Mon collectif, Neweden, au point mort depuis que j'avais cessé de m'en occuper. La fille aux yeux de miel définitivement hors de portée après le marasme d'Om Beach. Mon appartement débordant des merdes innombrables que m'avait légué ma mère, une vie entière à trier. Tout devint, soudainement, calme. L'extrême disparut, par surprise. Peut-être était-il simplement impossible de surpasser l'intensité des douze mois qui venaient de s'écouler, avec l'expérience indienne en point d'orgue. Je m'attendais à ce tout cela change ma vie à jamais, à ce que rien ne soit plus jamais comme avant. En effet, je n'étais plus comme avant mais le monde autour de moi, lui, était resté le même. Je pensais que ma vie changerait si je changeais, sans réaliser qu'il me faudrait d'abord la changer à la lumière de mon changement intérieur. Il ne me fallut pas un mois pour craquer : paniqué face au vide, j'invitai les survivants de Neweden à une grande réunion, pour relancer le collectif, organiser un nouveau festival. Je n'avais qu'un mot à dire. J'aurais voulu que cela vienne de quelqu'un d'autre mais ils attendaient tous que cela vienne de moi. Il fut convenu d'organiser un festoche d'un week-end, fin juin. L'histoire du Neweden Week-End est une autre histoire, pour un autre jour, il y eut de belles choses mais ce fut compliqué et j'en ressortis un peu écœuré, plus que jamais convaincu du peu d'intérêt d'un collectif qui n'existait qu'à travers moi. L'été arriva finalement, et je ne savais toujours pas dans quelle direction projeter mon existence.

Photo : Dr. Ma Pingke
Retour au présent. La nuit tombée, je retourne à la guesthouse prendre un pull, ce qui me vaut d'assister à une scène surréaliste. Dans la cour de la maison, une vieille femme entièrement nue est en train de hurler des insanités à ma famille d'accueil. Dans quelle démence ils sont tous plongés, je l'ignorerai à jamais. Après quoi je vais me détendre au Mishi-Mishi, café d'allure branchée qui me rappelle le très très branché Mushi Mushi de Lyon et ses délicieux apéros de fins de semaines (R.I.P.). Là, puis au Well's Café, je travaille au scénario du premier album d'Épeira, un personnage de BD créé par mon ami El Jice, dont j'avais déjà repris les aventures dans mon fanzine Légendes (le projet traînera et sera développé – mais jamais soumis aux éditeurs – avec deux dessinateurs successifs, avant que je ne me décide à le mettre au placard en 2005). Le disquaire en face du Well's, comme des tas d'autres ici, vend des contrefaçons très bien faites de CD occidentaux, qu'il diffuse à pleins tubes, enchaînant sans scrupule ragas indiens et tubes de Bob Marley (ce dernier est diffusé un peu partout à Lijiang). Á la table d'à côté, un Anglais et une Chinoise, du genre rencontre de voyage. La Chinoise tire une tronche de six pieds de long, son compagnon tente vainement de lui arracher un sourire. C'est pathétique ce qu'un homme est capable d'endurer pour pouvoir tirer son coup... De mon côté, je me sens malade et toujours épuisé.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 4).

19 août 2015

Mercure Liquide revient (et a besoin de vous) !

Le 12 juin 2009, le collectif lyonnais Neweden et sa dernière émanation, la revue littéraire et graphique Mercure Liquide, s'éteignaient après quatorze ans d'une aventure inouïe, que j'évoquais dans cet article au soir des funérailles. J'étais parti deux ans plus tôt, un peu en claquant la porte et un peu comme un con aussi à vrai dire, mais quand même ça m'avait rudement brassé que ça s'arrête.

Six ans plus tard, Mercure Liquide s'apprête à renaître de ses cendres, cette fois-ci sous la forme d'une revue exclusivement graphique (et apparemment sans majuscule à « liquide »). Je n'y suis absolument pour rien : c'est une initiative de mes vieux complices safran et Rodolphe Bessey, que j'observe depuis mon Inde lointaine avec un certain émerveillement et une certaine admiration. Émerveillement, parce que ce n'est pas rien de voir mon bébé, que je croyais mort et enterré pour de bon, renaître de ses cendres. Admiration, parce qu'il leur faut une belle paire de couilles pour se lancer dans l'aventure d'une édition papier, avec tout le pognon que ça coûte et tous les efforts que ça implique en termes de diffusion, quand il eut été si facile de lancer une webrevue sans prendre le moindre risque et de conquérir leurs lecteurs sur Facebook.

« Tout le pognon que ça coûte », pour lancer une revue de 72 pages tout en couleur, c'est 3500 euros. Pour ça, ils ont besoin de vous. La première fois, on avait démarré avec une subvention Défi Jeunes mais maintenant on est vieux, et il n'y a pas de subvention Défi Vieux. Alors cette fois, c'est par le crowdfunding que ça passe, donc par vous.

Je vais pas vous en faire des tartines pour vous dire combien c'est important que ce genre de projets existe : si vous faites partie des lecteurs de ce blog, vous en êtes sûrement déjà convaincus. Je peux juste vous assurer que safran et Rodolphe savent ce qu'ils font et que Mercure liquide numéro 11 sera à la hauteur de ses dix prédécesseurs. Si vous avez eu la chance de compter parmi les lecteurs de Mercure entre 2004 et 2009, vous savez que c'était une revue exigeante (et sinon, vous pouvez jeter un œil au vieux site). Je vais juste vous inviter à cliquer ici, en espérant que vous aurez quelques euros à investir dans cette initiative.

Alors voilà.

17 août 2015

The China Experience – 13/ The Lijiang Experience (Pt. 2)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 1).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Le second jour, M. Ma toque à ma porte à sept heures du matin et m'annonce que les tenanciers souhaitent me changer de chambre. Dans les choux, je réponds « Oui mais là je veux dormir ». Par la suite on ne me demandera plus rien. Officiellement, ma chambre est en fait un dortoir de trois lits, que j'espère conserver pour moi seul. Personne, heureusement, ne viendra jamais y troubler ma solitude. J'explore un peu la vieille ville et m'achète une petite sacoche en bandoulière, pour transporter mon cahier et ma bouteille d'eau. Quelques heures plus tard, la bandoulière craque sans crier gare. Je la fais recoudre pour trois yuans (environ quarante centimes d'euros), ce qui me vaut d'être sermonné par Caro et Olivier, deux Français pingres qui passent par là et qui sont convaincus que je me suis fait arnaquer (eux n'auraient payé que un yuan). Je passe une petite heure en leur compagnie, puis m'assure que ma connexion internet avec la France est bien réactivée.

Á l'heure du dîner, je découvre les bals naxis. Comme je mange, une musique chinoise envoûtante vient taquiner mes oreilles. Je me dépêche de terminer mon plat afin d'aller voir ça de plus près et j'atterris sur une petite place. La musique jaillit d'une grosse paire d'enceintes et sept ou huit femmes dansent, toutes vêtues du costume traditionnel naxi. Peu à peu, des Chinois de tous âges se joignent à leur ronde. Ils sont bientôt une cinquantaine. Les morceaux de musique durent entre dix et vingt minutes, constitués chacun de boucles d'environ deux minutes, certaines instrumentales et d'autres vocales. Á chaque partie correspond une chorégraphie particulière (sans jamais rompre la ronde), que chacun semble plus ou moins connaître. Autour des danseurs, une foule regarde, régulièrement sollicitée pour se joindre à la danse. Je refuse à une ou deux reprises, préférant me délecter passivement du spectacle. Á vrai dire, je suis assez bouleversé. De même que cette musique m'a irrésistiblement attiré, cette ronde m'émeut presque aux larmes : j'ai la certitude d'avoir déjà vu ça quelque part. Je sais pourtant que je n'ai jamais assisté à pareil spectacle. Pourtant, je ressens quelque chose qui s'éveille, comme surgi de mes profondeurs les plus secrètes. Comme à plusieurs reprises depuis mon arrivée en Chine, mais plus fortement cette fois-ci, j'ai le sentiment de retrouver quelque chose et je suis peu à peu submergé par l'émotion. Ce sentiment de familiarité, qui fait écho à l'épisode des baguettes, est décidément troublant. La sensation est si forte que je refuse d'autant plus fermement les invitations des danseurs : si regarder me met déjà dans un tel état, alors participer

Photo : Dr. Ma Pingke


Je reste là longtemps, puis je finis par partir, traversant deux autres bals similaires en chemin (j'apprendrai que c'est une pratique quasi-quotidienne ici, qui perdure d'ailleurs encore aujourd'hui). Je m'arrête finalement au Photo Café (sic), qui donne sur une charmante petite placette. Là, je reconstitue progressivement l'agenda de ma boite email et je dévore une assiette de légumes tout en méditant sur l'épisode de la ronde, qui m'a laissé tout ému. J'écoute d'une oreille la conversation qui a lieue sur la table voisine, où un quatuor d'étudiants français et chinois s'expriment dans un dialecte étonnant, mélangeant leurs deux langues natales en plus de l'anglais. Je suis encore épuisé par la Long Way South Experience et je commence à avoir froid, alors je rentre. Le climat du Yunnan est quasi-tropical, mais Lijiang étant en altitude (on est à la frontière de l'Himalaya), l'air y est beaucoup plus frais, de sorte qu'il convient de mettre un léger pull en soirée.

Une fois regagnée ma chambre, je suis confronté à un problème logistique assez embarrassant. Il se trouve que ma guesthouse possède une douche, mais pas de toilettes. Il faut donc se rendre, à dix mètres de là, aux toilettes publiques. Jusque-là tout va bien, sinon que chaque soir, la porte du bâtiment se trouve fermée à clés, aux alentours de minuit. Et je ne suis bien évidemment jamais couché à cette heure-ci : je passe une bonne partie de mes nuits à lire et à écouter des cassettes d'instrus de mon collègue DaBoostemp, en quête d'idées de nouvelles chansons pour notre groupe Shoona Sassi. Impossible, donc, d'aller pisser où que ce soit (ma chambre n'a pas même un lavabo) ! Je suis donc contraint d'élaborer une stratégie de survie, qui consistera pendant deux semaines à uriner chaque soir dans des petites bouteilles en plastiques, que j'évacuerai discrètement chaque matin.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 3).

12 août 2015

Maman

comme hier, tu rentres de l'école
comme demain, la peur au ventre
peut-être maman sera une maman
peut-être pas
c'est encore quand elle dort que tu la préfères, maman

tu l'aperçois dans un recoin de la cuisine
même sans la bouteille à moitié vide, posée sur la table
tu saurais à sa voix
tu saurais à son sourire
tu saurais

alors, c'était quoi ta journée ?
comme un passage obligé, le même petit jeu pervers
(maman sait que tu sais)
viens donc manger c'est prêt
(maman aimes que tu saches)
ce soir, on va s'en mettre jusque-là

tu avales en silence
tu avalerais n'importe quoi sans protester
maman te nourrit bien c'est important
maman te nourrit bien c'est son devoir
maman ne mange pas (elle te regarde)
elle savoure ta peur
tu vas déguster mais c'est elle          qui va se          régaler
en attendant, tu peux aller jouer

dans ta chambre, tu ne joues pas
dans ta chambre, tu attends
tu attends (tu sais ce qui t'attend)
tu attends (tu sais ce qui t'attend)
tu attends (tu sais ce qui t'attend)
petit cassandre cassé

la porte s'ouvre avec un hurlement
maman t'arrache à ta chaise
tu valses dans les airs et la chaise aussi
tu cries mais maman crie plus fort
et tous ces cris couvrent le bruit des coups
et c'est parti pour des heures (et c'est parti pour des heures)
et c'est parti pour des heures (et c'est parti pour des heures)
et il n'y a rien
que tu puisses dire ou faire (tu dois payer)
tu dois payer pour tout le mal que les autres ont fait à maman (la note est salée)
elle énumère les chefs d'accusation
sur ton visage, la pluie acide
de ses postillons fermentés

maman ma p'tite maman s'ennuie alors pour tromper son ennui elle s'est mise à picoler
maman ma p'tite maman est malheureuse alors faut bien qu'elle se défoule sur son bébé
maman ma p'tite maman dit qu'ell' m'aime et qu'c'est pour ça qu'elle est obligée d'me tabasser

évidemment, tu chiales
tu ne peux plus te retenir après la deux-cent-dixième baffe
en vingt-et-une minutes
elle dit : tu es un monstre (tu es un monstre)
elle dit : tu es un enfant de salaud (tu es un enfant de salaud)
elle dit : tu n'as jamais aimé ta mère (tu n'as jamais aimé ta mère)
et pourtant
tu l'aimes tant
cette salope

son genou se plante comme un dard
dans ton ventre
ta tempe claque contre le cadre de la porte
tout devient noir mais tu ne vas pas t'en tirer à si bon compte
si tu t'écroules, elle te relèvera
autant de fois qu'il le faudra
son pied s'écrase contre ton tibia
maman hurle
maman s'est foulé l'orteil
c'est de ta faute (petit salaud)
maman jure
c'est de ta faute (petite ordure)
tu as les os trop durs

tu es par terre, en position fœtale
maman te crache dessus
sa salive purulente te dégouline sur le visage
tu es par terre, en position fœtale
ça lui rappelle quand tu étais dans son ventre
ça lui rappelle que tu aurais dû y rester
et que c'est si douloureux d'accoucher
rien que pour ça, tu mérites une correction
elle cogne et cogne et cogne et tu n'es plus rien
plus rien qu'un tout petit bout
petit bout de chair meurtrie
petite poupée vivante
à sa disposition
tu as douze ans

maman ma p'tite maman s'ennuie alors pour tromper son ennui elle s'est mise à picoler
maman ma p'tite maman est malheureuse alors faut bien qu'elle se défoule sur son bébé
maman ma p'tite maman dit qu'ell' m'aime et qu'c'est pour ça qu'elle est obligée d'me tabasser

il est tard, et les voisins sont assoupis
lorsqu'ils appellent la police, de toute façon
maman n'ouvre pas
il est tard, et les voisins sont dans le coma
ou peut-être font semblant
il ne reste que deux fous qui dansent
jusqu'à l'aube ou presque (sur le pont d'avignon...)

des fois, maman fatigue
maman n'a plus vingt ans
elle te laisse en plan
ébahi dans un champ de ruine
ta chambre
jouets cassés livres déchirés posters arrachés tout éparpillé
jouets cassés livres déchirés posters arrachés tout éparpillé
et si tu la tuais (et si...?)

tout doucement, presque coupable
tu fermes cette porte, dont elle a confisqué la clé
tu éteins la lumière, parce que la lumière brûle
tu te réfugies sous la couette
tout entier
comme si les ténèbres et la porte et la couette
pouvaient te
protéger

les ténèbres
et la porte
et la couette

tu écoutes en priant pour qu'elle ne revienne pas
tu écoutes pour savoir quand elle va revenir
tu écoutes ses pas qui se rapprochent
la porte s'ouvre
(quelle heure est-il ?)
la lumière s'allume
(quel âge as-tu ?)
tu t'agrippes à la couette
et ça ne change rien
maman rigole en te traînant par les cheveux
maman rigole en te traînant jusqu'à sa chambre
tu te demandes pourquoi c'est sur son lit à elle
qu'elle choisit de t'étrangler
pourquoi n'a pas de sens dans l'absence de maman
sur ce lit elle t'a conçu
sur ce lit elle te tue
c'est logique
et comme ses mains te broient la trachée
tu te dis qu'au moins, ça va s'arrêter
tu suffoques
enfin, tu vas crever (quelle heure est-il ?)
tu suffoques
enfin, ça va cesser (quel âge as-tu ?)
et puis la pression se relâche
maman n'est pas si clémente
elle dit : c'était pour rire (c'était juste pour rire)
elle dit : tu vivras
elle dit : tu souffriras
ce n'est pas comme si j'en avais
déjà
fini
avec toi

maman ma p'tite maman s'ennuie alors pour tromper son ennui elle s'est mise à picoler
maman ma p'tite maman est malheureuse alors faut bien qu'elle se défoule sur son bébé
maman ma p'tite maman dit qu'ell' m'aime et qu'c'est pour ça qu'elle est obligée d'me tabasser

tu vis
tu souffres

maman t'a expliqué qu'un jour
un jour quand tu seras grand
ce sera à ton tour
de faire souffrir ceux que tu aimes

tu vis
tu souffres

maman t'a expliqué fièrement
qu'elle sait comment faire
pour ne pas laisser de marques
pas vue, pas prise

ne pas laisser de marques ?
les marques sont à l'intérieur

maman est si douce


Inédit de novembre 2002, composé dans une chambre d'hôtel à Zhaoxing (Chine).
À l'origine destiné à être mis en musique dans le cadre du groupe Shoona Sassi.

11 août 2015

The China Experience – 12/ The Lijiang Experience (Pt.1)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Long Way South Experience.


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Lijiang, Yunnan. Je pensais y rester une semaine, j'y passerai presque un mois. Dans une semaine, une certaine Lu m'apprendra que Lijiang est, traditionnellement, la ville où les écrivains chinois viennent terminer leurs romans. C'est précisément ce que je viens faire ici, puisque je consacrerai les deux premières semaines à conclure L'incident Œdipe. Il faut dire qu'il est difficile d'imaginer meilleur endroit pour écrire ! Si la nouvelle ville est à l'image de n'importe quelle métropole chinoise, terne et utilitaire, la vieille ville incarne le fantasme de la Chine ancienne : maisons et ruelles de pierre, petits canaux surplombés de charmants petits ponts, saules pleureurs… Classé au patrimoine mondial de l'humanité, le site est aussi le centre névralgique de la culture naxi (prononcer « nachi »). Culturellement proche des Tibétains, la minorité Naxi a sa propre mythologie, sa propre écriture et sa propre musique (qui influença grandement la musique classique chinoise). C'est une société matriarcale, c'est-à-dire que les biens appartiennent aux femmes, qui sont censées aller d'amant en amant et ont toute autorité sur les enfants qui naissent de ces unions éphémères. La langue naxi elle-même en atteste : la féminisation des mots les transforme en superlatifs. Lijiang grouille bien entendu de touristes, pour la plupart Chinois d'ailleurs. Les rues sont constellées de boutiques qui vendent toutes sortes de babioles, vêtements, cartes postales et bijoux, de petits bars lounge et de restaurants. Tout ceci pourrait dénaturer les lieux mais les choses ont été faites de manière à ce que tout s'intègre parfaitement au cadre. Il n'y a qu'à déambuler ça et là, s'arrêter boire un thé au son de quelque compilation Café Del Mar, se laisser bercer par le bruit de l'eau qui s'écoule, caresser les chiens devant les échoppes… Un peu partout, des boutiquiers jouent inlassablement la même mélodie naxi à l'aide d'une petite flûte (sept ans plus tard, je retrouverai le même type en train de jouer le même air au même endroit, du matin au soir !). Il y a dans les rues cette odeur que je n'ai jamais vraiment retrouvée ailleurs : un mélange d'encens et de mets chinois, un parfum suave qui vous berce au quotidien… Mais en ce premier jour, j'ignore à quel point je tomberai amoureux de Lijiang.

La première journée commence d'ailleurs assez mal. Lors de mon bref (mais mérité) sommeil à la guesthouse, je découvre en rêve que ma chambre est déjà occupée. D'aucun parleront d'un simple cauchemar, je préfèrerai croire que j'ai affaire à un fantôme. Des heures durant je revis le même rêve, encore et encore : je me réveille et me lève, lorsqu'un être livide se jette sur moi. Il est blanc comme un linge, nu et sans un poil sur le corps. Il tente à chaque fois de grimper sur mon dos, tel le Vieil Homme de la Mer de Sinbad. Cette agression me plonge dans un effroi indescriptible et je me débats longuement jusqu'à déloger mon parasite. Mais le vampire psychique ne se laisse pas abattre et revient à l'assaut, encore et encore. Â peine en suis-je venu à bout que la scène recommence depuis le début et ça tourne comme ça en boucle… Je finis pourtant par le chasser pour de bon, juste avant de me réveiller vraiment. Je me sens davantage épuisé par cette lutte que par mes cinq jours de voyage ininterrompu. Mais par ma victoire, j'ai gagné le droit de séjourner ici. Plus jamais ce monstre (ni aucun autre) ne viendra m'importuner !

Photo : Dr. Ma Pingke


Je consigne mes rêves en terrasse d'un petit restaurant, au bord d'un canal, l'atmosphère est absolument délicieuse. J'ai fait deux autres rêves en plus de celui du fantôme. Le premier est sans conteste un rêve de voyage. J'étais à Oulan-Bator mais ici, Oulan-Bator était une petite ville perdue au milieu d'un désert rocailleux. Je ne sais plus très bien l'ordre des événements mais je consultais mon email et j'y trouvais plein de messages de gens que je ne connaissais pas. Il y avait aussi une fille blonde super mimi qui me courait après. Moi je n'en voulais pas à cause de ma princesse indienne, mais finalement on s'embrassait quand-même. Après ça on décidait avec Monica, Anke et Maurice d'aller faire un safari dans le désert, avec la voiture de Monica. Mais le départ était interminable, surtout à cause de moi qui faisais chier et qui oubliais tout le temps quelque chose. En plus, les autres avaient fait le plein de courses, et moi je n'amenais que du riz blanc, ce qui me valait quelques reproches. À un moment, je voulais aussi prendre ma voiture (moi qui n'ai pas le permis !) mais au téléphone, mon meilleur ami m'expliquait que sur les routes mongoles, les amortisseurs claqueraient. Finalement on partait et je demandai aux autres combien de temps ils comptaient passer dans le désert. On me répondit « dix à quinze jours », ce à quoi je rétorquai que « je resterai quelques jours avec vous, puis irai seul de mon côté car je ne suis pas très sociable ». « On avait remarqué », m'envoya-t-on pour toute réponse. Bref, en partant on s'arrêtait je ne sais pourquoi en bas d'un immeuble, et je me rendais compte que ma princesse indienne habitait là. « Cool ! Je vais lui faire un coucou surprise, ça lui fera plaisir de me voir, elle qui ne m'attend que dans deux mois ! ». Alors je montais et on se retrouvait dans une effusion de joie. On discutait, et je lui avouais mon flirt avec la blonde, et elle me disait que ça n'était pas grave. Puis je lui demandais pour Seb (un vendeur de chemises, qui lui tournait autour et avec lequel elle envisageait vaguement de flirter avant mon départ), et elle me disait « Rien. On a dormi quelques fois ensemble mais il ne s'est rien passé ». Ensuite, comme les autres m'attendaient en bas, je partais. Mais une fois dans la voiture, je me prenais la tête avec Monica, Maurice et Anke et décidais de ne plus voyager avec eux. Je voulais de fait passer la nuit avec ma princesse indienne mais le rêve s'est arrêté là. Le second rêve, quant à lui, est plus concis : Oulan-Bator et Lyon s'étaient mélangées, et je tombais dans le Rhône (!) en cherchant un centre d'art qui m'avait été indiqué par un email d'Yve Bressande (!!!).

Je passe le reste de la journée à squatter les terrasses, goûtant les « saucisses de riz » végétariennes, buvant une bière au soleil (ça va avec les saucisses) et savourant la paix des lieux. J'essaie aussi de consulter mon email, mais il semble bel et bien que Thedawn.com ait mis la clé sous la porte sans daigner avertir ses utilisateurs ! Outré, je réactive ma vieille boite Yahoo et écris à ma tante, qui est la seule personne dont je connais l'adresse mail par cœur, pour lui demander de communiquer mes nouvelles coordonnées à la princesse indienne, qui elle-même fera suivre aux autres.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt.2).

4 août 2015

The China Experience – 11/ The Long Way South Experience

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Ulan-Bator Experience (Pt.3).


02 octobre 2002 – 07 octobre 2002 : The Long Way South Experience, de Oulan-Bator (Mongolie) à Lijiang (Yunnan) en passant par Jining (Shandong), Beijing (Beijing) et Kunming (Yunnan).

Cinq jours de voyage ininterrompu : voilà ce qui m'attend. Mais tout semble plus simple dès que nous atteignons la première gare chinoise. Dehors, les haut-parleurs scandent une musique traditionnelle toute douce, qui confirme que j'ai troqué la terre hostile des Barbares du Nord contre les raffinements de l’Empire du Milieu. Je suis libéré de l'exécrable pop mongole et surtout, surtout du mouton bouilli ! Nous faisons une halte-petit-déjeuner dans la ville de Jining. Brit me raconte avec émotion le jour de la chute du Mur de Berlin. Elle avait alors dix-neuf ans et vivait à Berlin-Est. Elle me décrit les manifestations, sa famille en pleurs devant le journal télévisé, la folie dans les rues, les gens qui s’enlacent. Treize ans après, elle en a encore les larmes aux yeux. Nous reprenons le train en compagnie d’un Mongol ivre et fort sympathique, qui ressemble à s'y méprendre à l’auteur lyonnais Markus Leicht (!). M'étant fait détrousser à la gare d'Oulan-Bator, j'ai dû demander à Brit et Stéphane de m'avancer un peu d'argent, que je leur rendrai dès que j'aurai pu changer des travellers-cheques. Mais lorsque nous parvenons à Beijing, la banque est fermée et il faut attendre deux heures, après quoi nous n'avons plus qu'à nous souhaiter bonne route.

Je fais longuement la queue jusqu'à obtenir un billet de train pour Kunming. Dieu merci il y a une ligne directe, ce qui n'est pas négligeable compte-tenu de la distance (trois-mille-deux-cent kilomètres) et de la durée du trajet (quarante-neuf heures) ! D’ici-là, je dois de nouveau manger et je me trouve un petit restaurant dont le menu est tout en chinois. Je me livre à un petit jeu qui consiste à montrer quelque chose au hasard sur le menu, sachant qu’on est en Chine et que je peux aussi bien hériter d'aubergines que de viande de chien ou de libellules grillées. Tant que ce n'est pas du mouton bouilli ! En fait, on m’amène des tranches d'un étrange et indéfinissable quelque chose. Chaque tranche consiste en une sorte de gelée orange, entourée d’une sorte de pâte verte fluo. Je songe à un fruit peut-être mais ça n’a pas vraiment l’air d’être ça. Je goûte et le goût ne me dit rien non-plus. Ça n’est pas mauvais mais pas vraiment bon, un peu fade à vrai dire. Je mange la moitié de l’assiette et à force, ça devient plutôt écœurant. Alors j’arrête, et songe à renouveler l’expérience du menu au hasard. Mais j’ai quand même vraiment faim alors je scrute ce que mangent mes voisins et comme je vois un machin qui a l’air bon (des légumes et des œufs), je fais comprendre à la serveuse que je veux ça et en effet c’est bon. J’apprendrai finalement, quelques semaines plus tard, que le plat mystérieux n'était rien d'autre que les fameux « œufs de cent ans ». Ensuite, une étudiante chinoise supercute surgit de nulle part, se pose à ma table et entame la conversation dans un anglais parfait. Elle avale en quatrième vitesse un bol de pâtes et file aussi vite qu’elle est apparue, sans doute en retard pour quelque cours de marketing (c’est ce qu’elle étudie). Je monte finalement dans mon train pour Kunming et songe, en m’asseyant, qu’il eut peut-être été plus raisonnable de prendre une couchette pour un voyage de quarante-neuf heures. Je me sens épuisé, voire un peu malade, et le temps risque de me paraître long. Le train toutefois est propre et confortable et advienne que pourra. Après tout ce temps en compagnie d’autres touristes, j’apprécie en tout cas ce petit moment de solitude. Je songe à la Mongolie que j’ai quittée, à l’impression que j’en retire. Un pays magnifique et des gens globalement adorables, mais si rustres en comparaison des Indiens et des Chinois. Par ailleurs, je ne parviens tout simplement pas à comprendre pourquoi ces gens se nourrissent exclusivement de mouton bouilli accompagné exclusivement de pâtes ou de pommes de terres bouillies. Je sais que la terre Mongole est peu cultivable mais enfin il doit tout de même y avoir moyen d'y faire pousser autre chose que des patates ! Et puis ils pourraient aussi manger du poulet, du bœuf, du porc... Et si vraiment quelque diktat d'ordre divin les contraint à ne se nourrir que de mouton, il reste la possibilité de le faire griller, sauter, au four, enfin n’importe quoi mais varier un peu, parce qu’il n’y a pas pire moyen d’anéantir le goût des choses que de les faire bouillir frénétiquement comme ça ! Je prends également le temps de maudire une dernière fois la pop mongole pour faire bonne mesure, et me dis pour clôturer le sujet que c’était tout de même un chouette trip mais qu’il est réjouissant de passer au chapitre suivant de notre escapade ! Je m’assoupis et rêve que je m’installe chez Prince, qui habite dans l’appartement de ma grand-mère. Et comme il me pose la question avec embarras, je lui assure que oui bien entendu je vais faire moi-même ma lessive et mon repassage (!). Au réveil, je m’interroge sur le dernier email de ma princesse indienne, qui souhaite qu’on se marie à mon retour. La chose peut sembler délirante après si peu de temps, mais si l'on remet les choses dans leur contexte (nous y reviendrons), sa proposition fait sens. Mais tout de même, il est peut-être raisonnable d’être raisonnable et de remettre la question du mariage à un peu plus tard. Je médite ensuite sur une histoire bizarre entendue quelques mois plus tôt : un ingénieur du son alcoolique est interviewé, décrit ses journées et par1e de sa dépendance. Le journaliste lui demande ce qu'il écoute lorsqu'il boit et l’ingénieur répond « Juste vous et moi ». Cette histoire me fiche les jetons ! Je reconfigure également mon itinéraire : finalement je laisse tomber le Xixuangbana et décide d’aller à Dali à la place. Je suis bien dans mon train, les paysages qui défilent correspondent à l’idée que l’on se fait de la beauté de la Chine, collines majestueuses dont les sommets titillent les nuages, une série de cartes postales en 3D. Sans explication (je ne saurai jamais de quoi il s’agit), une hôtesse fait un discours très solennel aux passagers et lorsqu’elle a terminé, tout le monde applaudit en souriant et elle sourit aussi et repart et tout cela est tellement bisounours. Ce genre de scènes, je ne sais pourquoi, m’émeut, ainsi que la musique qui filtre dans ce train comme dans les autres. En Inde, j’avais le sentiment de découvrir quelque chose de nouveau. Ici, tout me semble familier et rassurant, j’ai le sentiment en Chine de retrouver quelque chose. Est-ce simplement parce que cette fois-ci je me suis plongé dans la culture de ce pays avant de m’y rendre, le laissant me charmer et me faire rêver des mois durant ? Est-ce quelque résidu d’une vie antérieure (ça expliquerait au moins l’histoire des baguettes le premier jour) ? Je n’en ai aucune idée mais je me sens comme à la maison. La langue aussi est un délice pour mes oreilles… Je suis fou amoureux des sonorités du chinois et je songe que peut-être, un jour, je voudrais bien apprendre cette langue… Finalement je réfléchis de nouveau à ma destination et décide de renoncer à Dali au profit de Lijiang. Il n’y a qu’une seule photo de cet endroit dans mon Lonely Planet, mais elle fait envie ! J’ignore encore l’importance de cette décision. Après quoi j’écris un poème, je me rendors et, malgré la position assise, pionce longuement et profondément.

À mon réveil, le ciel est gris et l’air moite. Dehors, ce ne sont que villes et bidonvilles. Des bidonvilles à la chinoise, bien plus propres et moins misérables que leurs équivalents indiens ou pakistanais mais d'une morosité sans borne. Des heures durant je ne vois pas un seul kilomètre de verdure, c’est comme si les villes se touchaient les unes les autres, sans aucune séparation. Et puis finalement, la campagne réapparaît. De gare en gare, le train se vide et ne se re-remplit pas, ce qui me permet de m’étaler sur la banquette. La petite grand-mère qui est en face de moi semble d’ailleurs apprécier aussi cet espace nouvellement conquis. Comme j'achète deux bières d'affilée, elle me signifie gentiment et en chinois que cela n'est pas bien, et je lui signifie à mon tour, avec un sourire, qu'elle a bien raison mais que bon ben voilà quoi... Je note que nous sommes à Xian Tan et me demande où cela peut bien se trouver sur une carte.

Comme il pleut dehors, je repense à l’année qui vient de s’écouler, aux réussites et aux échecs et surtout aux fêtes. Innombrables fêtes. J'ai longtemps été un party-fiend mais depuis un an, je ressens une certaine lassitude. Pour moi, la véritable fête c’était les interminables répétitions de mon groupe Shoona Sassi, et le reste n’était que cache-misère, une dépendance à la fête, sans goût ni plaisir. Autant de soirées stériles et sans surprises, dont le seul attrait était de noyer mes doutes dans l’alcool, le cannabis et les mondanités. Autour de moi, tout le monde en faisait autant. Qui, parmi ces gens que je retrouvais de fête en fête, n’en était pas aussi las que moi ? Qui s’y amusait encore ? Je crois que chacun ne faisait plus qu’y traîner son spleen. Et voilà tout ce beau monde réuni deux ou trois fois par semaine, terrasse après terrasse, vernissage après vernissage, club après club, appartement après appartement au gré de la soirée branchée du jour, à tant faire semblant de s’amuser qu’on finit presque par s’en convaincre. On rit, on danse, on refait le monde, on gesticule et on sautille. De temps en temps, la douleur que l’on essaie de cacher resurgit, l’alcool aidant. Alors quelqu’un pleure, ou crie, ou s’engueule, ou fait un scandale… Je songe d'abord que tout cela est superficiel, artificiel : une mascarade. Les adversaires de la fête et de la drogue le disent sans cesse mais en fait ils se trompent et moi aussi. Au contraire, tout cela est très réel. Ces fêtes sont d'une impitoyable authenticité. On y voit le meilleur comme le pire. Il y a parfois des moments magiques, de l'ordre du sublime, même. D’autant plus précieux qu’ils sont rares. D’autant plus beaux qu’ils sont inattendus. Au milieu de tant d’excitation, qui sait lire entre les lignes voit tout. Les fêtes font le délice de l’observateur. Il y peut y contempler le spectacle de la jeunesse occidentale moderne, fille ou petite fille de Woodstock et Mai 68, qui n’y croit plus après trente ans de désillusions mais qui ne peut s’empêcher de vouloir encore y croire parce que la société de consommation l’a bercée de cet idéal hippie transformé en argument marketing. Et on a beau lui rabâcher que « rien n’a changé », elle voit bien qu’en fait tout a changé, que le monde est en pleine mutation et que personne n’a la moindre idée de ce qui nous attend. Alors en attendant de trouver quelque clé, quelque moyen de comprendre quelque chose à ce bordel, on se noie dans une mer de sexe, de drogue et d'electro. Je me fais la remarque qu’après toutes ces années, mes fêtes ont fini par se ressembler toutes. Il fut un temps où chaque soirée était différente, avait son charme ou sa particularité bien à elle. Depuis mon retour d'Inde, j'ai le sentiment de revivre la même scène encore et encore. Alors je comprends que j’ai envie, besoin de dire adieu à cette vie-là, de passer à autre chose. Je ne juge personne, je sais que tous ils se cherchent, je sais ce que tous ils ressentent, mais moi je dois m’extirper de tout ça. Voilà. Pause.

Le voyage se poursuit sans accroc. Un groupe de policiers vérifie les billets et demande à quelques passagers d’ouvrir leurs sacs, une hôtesse fait un nouveau speech suivi de nouveaux applaudissements (je décide que si ça recommence encore j’applaudirai aussi). J’analyse le rôle des hôtesses de train : servir l’eau chaude pour le thé, passer régulièrement le balai et la serpillière (tout le monde bazarde tout par-terre), faire des discours qui font applaudir les gens, contrôler les billets, s’assurer que les gens fument entre les rames et pas dans les rames, sourire. C’est déjà pas mal. Un Chinois d’ailleurs m’invite à fumer dans le wagon, et comme une hôtesse de train apparaît au loin, nous nous précipitons en bout de rame, juste à temps. Je m’amuse beaucoup des petits jeux de négoce entre marchands ambulants et passagers. Le marchand déballe ses fruits ou son poulet et en vante les mérites. Alors, tout le monde se fout de sa gueule sur un ton de reproche, l’air de dire que son produit c’est de la merde, que ça ne vaut pas un clou. Bien-sûr, le marchand proteste que ce n’est pas vrai, gesticule et argumente en montrant ses produits sous tous les angles. Alors les clients se détournent et le marchand finit par leur vendre le produit à prix cassé, d'une mine dégoûtée, grommelant sans doute qu'on le vole et qu'à ce prix-là, il ne fait aucun bénéfice… Le train se remplit de nouveau et je dors encore plutôt bien la seconde nuit. Le troisième jour, le paysage est beaucoup plus tropical, les rizières cultivées en strates brillent au soleil. On m’offre une noix, exactement comme une noix française sauf que la coquille est molle, de sorte qu’il est possible de l’ouvrir avec les doigts. En quelque sorte une noix avec une ouverture facile ! La noix du futur, peut-être, made in China.

À la gare routière de Kunming, je trouve immédiatement un bus pour Lijiang. Par quelque bizarrerie, les bus-couchettes sont moins chers que les bus assis. Je découvre avec joie qu'en Chine, on peut se faire servir de l'eau bouillante à peu près partout, ce que me permet d'avaler une sorte de Bolino (par « the noodle expert », s'il vous plaît !). Ce régime est tout de même plus pratique, en voyage, que les biscuits secs que j'avalais par dizaines dans les bus indiens. Le bus tarde à décoller et je me demande si le haut-parleur juste au-dessus de ma tête va hurler de la sorte toute la nuit ou s'il nous sera permis de dormir. Lorsque finalement nous partons, je suis le seul étranger à bord. Très vite, un homme entame la conversation. M. Ma Pingke est un médecin d'une cinquantaine d'années, qui parle un anglais parfait et exerce à Guilin. Il appartient à une minorité, ce qui lui a donné le privilège d'avoir deux enfants plutôt qu'un seul. Son fils aîné est danseur, aussi s'intéresse-t-il tout de suite à mon double statut d'auteur et de musicien. Avec quatre amis, tous médecins, il se rend à Lijiang pour quelques jours de vacances. Très vite, d'autres personnes se joignent à la conversation : une femme de Lijiang, Mme. Li, propose de nous conduire à une guesthouse familiale de sa connaissance (et m'offre gentiment une pomme). Les Chinois, décidément, ont le sens de l'hospitalité. Les routes du Yunnan ne valent guère mieux que celles de Mongolie et je m'avère incapable de fermer l'œil, d'autant plus que je suis pris d'une envie de pisser épouvantable, au point que j'envisage de pisser sur place, dans une bouteille en plastique. Finalement, une halte met un terme à mon agonie. Je me fais la remarque que je suis en voyage depuis trente-et-un jours, et que sur ces trente-et-un, j'en ai passé quatorze, soit presque la moitié, à bord de bus ou de trains. C'est un peu trop, peut-être. Il serait temps, décidément, de faire une halte conséquente. Nous atteignons Lijiang à l'aube, et Mme. Li nous conduit à notre guesthouse. Je suis épuisé mais j'apprécie cette petite marche. Nous traversons la petite colline qui surplombe la ville et je découvre pour la première fois le paysage fascinant que forment les toits de Lijiang, véritable mer d'ardoise. Après quoi je fais connaissance avec les rues pavées, sillonnées de canaux, qui font tout le charme de cet endroit. Dans la vieille maisonnette, on me propose une chambre pour dix yuans la nuit (environ un euro cinquante). M. Ma me laisse ses coordonnées : il voudrait m'accueillir à Guilin, si jamais je passe par là. Comme c'est une possibilité, je le remercie et m'engage à le tenir au courant. Je somnole quelques heures dans ma chambre, goûtant enfin aux joies d'un vrai lit. Sur l'oreiller, il y a des mignons chatons et des papillons. La couette, quant à elle, porte l'inscription « I'll be with you till the end of time, till the sun dries off the see ». Tout ça est de fort bon augure !


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt.1).
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