28 juillet 2011

The India Experience - 4/ The Golden Temple Experience

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Pakistan Experience.


06 février 2001 – 09 février 2001 : The Golden Temple Experience, Amritsar (Punjab)

La religion sikh est un syncrétisme entre islam et hindouisme, créé au seizième siècle par un homme las de voir les deux communautés se taper sur la gueule. En conséquence, de deux, on passa à trois communautés qui se tapaient sur la gueule. Le Temple d’Or est, pour les sikhs, le lieu saint des lieux saints. Y pénétrer implique donc un certain nombre de règles : n’y introduire ni tabac ni drogues ni alcool, ne pas y avoir de relations sexuelles, ôter ses chaussures et se couvrir la tête. Heureusement, concernant ce dernier point, il n’est nul besoin d‘apprendre à nouer autour de son crâne l’interminable turban des sikhs, véritable sari capillaire. En lieu et place, on vous donne à l’entrée un petit foulard. J'en prends un violet, que j'emporterai avec moi en souvenir. Je triche un peu sur les clopes : je les fume dehors, mais je les garde dans ma poche.

Il règne en ces lieux une sérénité idéale pour débuter mon expérience indienne (ne fut-ce que parce que j’y suis protégé des rabatteurs en tous genres). Difficile d’imaginer qu'en 1984, cet endroit paisible fut en partie démoli par des chars de l'armée indienne et témoin du massacre de quatre-vingt-quatre indépendantistes sikhs. Cet « incident » entraîna, en représailles, le meurtre du premier ministre Indira Gandhi par ses gardes du corps sikhs (fallait-il qu'elle soit bête, aussi, pour s'entourer de gardes du corps sikhs après avoir trashé leur Temple d'Or !). Et comme en Inde la roue du karma ne cesse de tourner, ce meurtre entraîna à son tour le massacre de quelques trois-mille sikhs par les foules hindoues hystériques. Mais en 2001, nulle trace de tout ceci : le Temple d'Or est redevenu un sanctuaire.

On appelle l’ensemble du complexe « Temple d’Or », mais le véritable Temple d’Or est posé sur une presqu’île, au milieu d’un grand bassin, lequel est entouré de différents bâtiments. Ça et là, on trouve des dévots en vitrine, bien vivants et tout occupés à lire la « bible » des sikhs, activité qui doit être maintenue vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Une musique sacrée, jouée en live par de vrais musiciens et chanteurs, est quant à elle diffusée par les haut-parleurs vingt heures sur vingt-quatre (ils font quand même une petite pause la nuit). Je ne le visite pas, mais un musée décrit dans les détails les supplices infligés aux sikhs au fil des siècles : un touriste me raconte que c'est tout à fait atroce. Des plaques rendent hommage aux soldats sikhs tombés pour la patrie, lors de divers conflits opposant l'Inde au Pakistan ou à la Chine. À mon arrivée, on me conduit dans la salle où sont logés les étrangers. M'y attend la modeste paillasse qui me servira de lit (j’y dormirai au demeurant fort bien, bercé par l’incessante liturgie). Cette salle est d'ailleurs un privilège en soi : les pèlerins, eux, ne disposent pas de dortoir. Ils dorment par terre, éparpillés un peu partout.

Deux fois par jour, un repas est servi aux centaines de fidèles. Sans la moindre obligation, ceux qui souhaitent payer de leur personne peuvent contribuer à la cuisine ou à la vaisselle (j’opterai pour la vaisselle). Je passe la plupart du temps seul au milieu de la foule, dans l’enceinte du temple ou dans le parc attenant, m’accoutumant à ce monde étrange et nouveau. Personne ne me demande rien. Le second jour, je me décide à m’incruster dans la file incessante de ceux qui vont honorer Dieu. Il me faut bien voir ce qu’il y a à l’intérieur de ce temple ! Je me retrouve devant l’autel, à côté des musiciens. Ne sachant trop quels gestes je suis censé accomplir, j’imite maladroitement ceux qui m’ont précédé, espérant ne commettre aucun sacrilège.

En parlant de sacrilège… Le troisième jour, je suis en train d’écrire à propos de tout cela dans le parc. Un jeune sikh – je ne lui donne pas plus de seize ans – vient s’asseoir à côté de moi. Sans formalité, il me signifie qu’il éprouve un violent désir de commettre avec moi le péché de chair (et ce sans aucune compensation financière, il a juste envie de baiser !). Évidemment (ça serait trop simple), il ne parle que le punjabi, aussi ai-je le plus grand mal à lui faire comprendre que je ne suis pas intéressé (j'en suis réduit à mimer avec mes mains une poitrine de femme, ce genre de trucs…). Obstiné, il tente pêle-mêle de me tripoter les parties et de me rouler des pelles ! Cette situation me met d’autant plus mal à l’aise qu’il y a des sikhs qui se promènent tout autour : je n’ai pas trop envie de passer pour un pervers aux abords du lieu saint qui m'accueille. Au bout de dix minutes de tentatives plus impudiques les unes que les autres, il finit par se décourager et je soupire de soulagement. Bien mal m’en prend car un instant plus tard, il revient en compagnie d’un gros barbu d’une cinquantaine d’années, qui lui aussi ne parle que le punjabi. Les deux me regardent en souriant bêtement et je me demande ce qu'ils me réservent, lorsque le jeune me fait finalement comprendre que peut-être si je ne veux pas coucher avec lui (le jeune et bel éphèbe), je serais peut-être intéressé de me taper son pote (le vieux barbu obèse) ! Je ne sais trop si je dois en rire ou en pleurer mais je décline de nouveau et, toujours souriants, ils n’insistent pas et repartent. Des fois néanmoins qu’il ne leur prenne l’envie de revenir avec un vieillard ou une femme ou un animal ou quoi que ce soit qui leur paraisse susceptible d’éveiller enfin ma libido, je m’empresse de me réfugier dans l’enceinte du temple.

Après la tombée de la nuit, je me retrouve assis en lotus au bord du bassin, face au temple, et je réalise où je suis. Je veux dire, on s’habitue incroyablement vite à l’inhabituel. Je me souviens d’un-coup-comme-ça-clac que je suis à l’autre bout du monde, en Inde, à Amritsar, dans le sanctuaire d’une religion dont j’ignorais deux mois plus tôt qu’elle eut même existé ! Je suis alors comme pris de vertige devant l’énormité de ce constat : je suis à l’autre bout du monde, en Inde, à Amritsar, dans le sanctuaire d’une religion dont j’ignorais deux mois plus tôt qu’elle eut même existé ! Autour de moi, il y a des centaines de gens qui parlent des langues inconnues, qui portent de curieux vêtements, qui font des choses que je ne comprends pas toujours ! Je suis en face d’un bâtiment recouvert de feuilles d’or, qui étincelle de tout ses feux dans la nuit étoilée. À l'intérieur, d’infatigables musiciens jouent imperturbablement ! Et le ciel étoilé là haut, je ne l’ai jamais vu sous cet angle-ci ! C’est comme une grosse claque, un « Hé, mec, t’aurais pas un peu oublié de t’émerveiller ? » qui me saisit au cœur. Alors je m’émerveille tant et si bien que je manque de peu de fondre en larmes, tant tout cela me parait soudain immense et merveilleux ! Plus que jamais avant peut-être, je réalise ma chance et ma joie d’être au monde.

Comme pour me récompenser de cette (re)prise de conscience, la vie me fait deux cadeaux. Rattrapé par le concret, je me souviens soudain qu’on est vendredi soir et qu’en Inde les banques sont fermées le week-end. Hors, je m’apprête à partir le lendemain et je n’ai presque plus une roupie en poche. Je suis en train de me demander comment je vais faire lorsqu’un Indien très aimable m’aborde, se présente… et me demande si j’ai besoin de changer des travellers cheques ! Je vous jure que c’est arrivé comme ça ! Après quoi je tombe sur le Français que j'avais rencontré à la frontière. Nous causons et il se trouve que nous partons tous deux pour New Delhi le lendemain. Sauf que lui est en voiture, et qu'il me propose de m'emmener ! Comme il est est adorable et que ça me fait économiser de précieuses roupies, je saute sur l'occasion. Et je remercie le dieu des sikhs pour sa bienveillance !

Le lendemain matin, je retrouve l’homme tombé du ciel. Je l’accompagne chez lui pour la transaction, que son épouse ornemente d’un thé et de quelques gâteaux. Il habite une petite maison humble, mais décorée avec élégance. C'est de toute évidence un homme assez aisé. Il me montre aussi sa licence (vraie ou fausse), pour me prouver qu'il est un changeur agréé. Nous conversons un bon moment de choses dont j'ai tout oublié, puis je file car j’ai rendez-vous avec mon ami taxi.


Prochaine expérience : The Highway Experience.

26 juillet 2011

Douces tropiques

Tout à l'heure, j'étais sur le balcon de l'Américaine à qui je donne des cours de français. En la quittant, je songeais que ce balcon était bien agréable, et que c'était bien dommage parce que l'hiver prochain nous allions devoir nous replier à l'intérieur. Et puis d'un coup je me suis rappelé qu'ici à Phnom Penh, il n'y a pas d'hiver, et j'ai soupiré de soulagement !

Ces vieux réflexes qui nous poursuivent...

(P.S. : je m'excuse auprès de mes lecteurs de cette longue pause dans le « feuilleton » de mon premier voyage en Inde, qui reprendra d'ici la fin de la semaine. J'étais bien occupé ces dernières semaines ^^).

14 juillet 2011

... (45)

j'ai voulu changer le monde
& c'était bien
n'y parvenant pas, j'ai décidé
de ne point l'empirer
& de mourir un jour


13 juillet 2011

La dynamique des fluides

France :
Travailler moins pour gagner moins
ou
Travailler plus pour gagner moins

Cambodge (en expat') :
Travailler moins pour gagner plus
ou
Travailler plus pour gagner plus

Conclusion :
???

2 juillet 2011

The India Experience - 3/ The Pakistan Experience

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Istanbul Experience.


05 février 2001 06 février 2001 : The Pakistan Experience, Karachi (Pakistan) et Lahore (Pakistan).

Aéroport de Karachi, Pakistan. Rebelote : bagages, passeport, change, puis je file aux toilettes. Comme j’ouvre ma braguette pour pisser, le bouton saute et atterrit dans la cuvette, non pas décousu mais cassé en deux morceaux ! Ça commence bien ! Heureusement, mon pantalon tient sans cela. J’ignore encore que, dans quelques heures, cet incident prendra toute sa signification.

Il est peu de choses que je me sente totalement incapable de retranscrire avec des mots. Mais le choc absolu, total, implacablement délicieux de cette première journée sur le sous-continent indien est tel… Décrire tout cela ne peut aboutir qu'à une série d'euphémismes… Mais puisqu’il le faut pourtant, essayons au moins !

À peine ai-je mis un pied en dehors de l’aéroport que je suis littéralement assailli par l’air. L’air tropical de l'Asie du Sud n’a rien à voir avec le nôtre : moite, dense, empli d’odeurs épicées ! Je tombe immédiatement amoureux de ce parfum, de cette canicule-cocon ! Les chauffeurs de taxis et de rickshaws se ruent sur moi mais je décline leurs invitations (quoi que eux savent écrire « taxi » correctement). Il est cinq heures et quart du matin, il fait encore nuit et je n’ai pas l’intention de me livrer aux rues de Karachi avant l’aube. Je reste assis là. Les balayeurs m’observent avec un amusement bienveillant pendant qu'une musique Bollywood s’échappe de quelques haut-parleurs. Un balayeur me dit avec humilité que je suis « très élégant » (ce qui est complètement faux : je suis en tenue de voyage, c'est à dire que je n'ai jamais été aussi peu élégant de ma vie !). Je savoure chaque seconde, chaque détail. Je suis heureux, bouleversé de simplement être . En face de moi, un panneau publicitaire affirme « trust breeze » : je le crois sur parole.

Le soleil se lève doucement à sept heures moins le quart et bien sûr, je n’ai jamais vu un ciel de cette couleur-là. Le petit cirque des gens qui vont et viennent autour de moi m’emplit de satisfaction : il y a quelque chose d’enfantin chez les Indiens, dans leur façon d’être, que je ne peux pas m’expliquer. Certains s’étonneront peut-être de me voir qualifier les Pakistanais d’Indiens. Il faut comprendre que le Pakistan est un état récent, fondé en 1947 sous la pression de la Ligue Musulmane. Celle-ci exigeait la création d'une « Inde islamique » en marge de l'Inde laïque de Gandhi et Nehru. L'idée même d'une nation indienne ne remonte d'ailleurs qu'au dix-neuvième siècle. Elle est la conséquence directe de l'occupation anglaise. Jusque-là, le sous-continent indien se divisait depuis toujours en royaumes et empires aux géographies variables. Historiquement, rien n’avait donc jamais différencié l’Inde de ce qui allait devenir le Pakistan. Aussi, les deux pays (ainsi que le Bangladesh, le Sri Lanka et le Népal) peuvent à bien des égards être considérés comme une seule entité culturelle, un grand pays que les aléas de l'Histoire ont divisé en cinq nations.

Le jour pleinement levé, je me décide finalement à prendre une navette pour le centre ville. Un Pakistanais courtois corrige le chauffeur, qui veut me faire payer cinquante roupies un ticket qui en vaut onze, puis m’indique où descendre pour rejoindre la gare. J’ai en tête de filer directement à Lahore pour passer la frontière, mais je ne peux pas m’empêcher de flâner d’abord quelques heures et on verra bien ensuite.

Les milliers de sans-abri de Karachi s’éveillent : ils sont mon comité d’accueil. Hommes et femmes épuisés de misère, en train de s’étirer et de s’ébrouer sur leur trottoirs de lits. Je m'inquiète un peu de ma présence intrusive, mais à l'exception de quelques regards étonnés, personne ne fait attention à moi. Je marche totalement au hasard pendant une heure, mon sac à dos sur les épaules. Je ne saurais décrire tout ce qui me passe sous les yeux : chaque détail de chaque objet, personne, animal, bâtiment, véhicule, est une expérience inédite. Je reste béât devant les « pigeons » de Karachi : une sorte de faucons, d’une taille impressionnante, qui squattent les câbles électriques. Je fais également la connaissance de la circulation automobile à l’indienne, un déluge incessant de passants, d’animaux errants, de charrues tirées par des ânes ou des bœufs, de vélos, de scooters, de motos, de rickshaws, de voitures, de camions, de tracteurs, de bus multicolores… On dirait que tout ce qui marche et roule en ce bas monde s’est donné rendez-vous à Karachi ! Je pique un fou rire devant le spectacle d’un feu rouge : on se croirait dans la poursuite finale de La panthère rose avec tous ces véhicules disparates, qui attendent côte à côte et démarrent en trombe. Laissés pour compte de cette orgie de vitesse, la charrette et ses ânes y vont tout doux au milieu de la déferlante. L'homme qui les guide remarque mon hilarité et y répond d'un rire sincère. Bientôt c'est tout le trottoir qui se marre en chœur… Des gamins me demandent d'où je viens et où je vais. Ils sont très étonnés que j'aille à Lahore en train. « Pourquoi ne prends-tu pas l'avion ? ». Je réponds que je ne suis pas si riche.

Vers midi, je réalise que je n’ai pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures. Je me réfugie quelques instants dans l’arrière cour d’un immeuble, sur un carré d’herbe, pour reprendre mes esprits et prendre quelques notes. Un peu plus tard, je suis abordé par un jeune journaliste. Il a la gentillesse de m’offrir mon premier déjeuner indien, dans un boui-boui. On discute longuement et je découvre à travers lui quelques fragments de la vie pakistanaise. Il me décrit son combat de tous les jours pour la liberté de la presse, sa petite amie qui se refuse à porter le voile, toutes choses possibles dans cette grande ville où dictature et traditions se font un peu moins pesantes… Il me conduit ensuite à la gare, ce qui implique de prendre deux bus, et surtout de sauter dans, et hors, des bus en marche. À Karachi, les transports en commun ne s’arrêtent que si les femmes veulent descendre ou monter. Sans cela, c’est aux hommes de jouer aux acrobates ! La première fois, je saute avec mon lourd sac à dos et je m'étale lamentablement sur le pavé. Du coup, la fois d'après, je jette d'abord le sac, et je me jette ensuite. Les bus, bien entendu, sont compartimentés : les femmes à l'avant, les hommes à l'arrière, les poules où elles veulent (il y en a !), et une grille au milieu…

Parvenu à la gare, je remercie le ciel de m'avoir envoyé le journaliste, parce que non seulement les guichetiers ne comprennent pas l'anglais, mais de surcroît il faut passer par deux guichets ! Au premier, on paie et on hérite d'un ticket, qu’il faut aller échanger au second contre le billet ! Et je ne parle même pas de la cohue ! Ici, nulle file d’attente : on se bouscule et c’est à qui bousculera le mieux ! Autant dire que sans mon ami, j’en avais pour la nuit avant de même comprendre comment acheter ce fichu billet ! Il me conduit ensuite jusqu’à mon wagon, s’assoit quelques minutes en face de moi, me souhaite un beau voyage et s'éclipse avant que le train ne l’embarque lui aussi à Lahore.

C’est là que se produit le second « miracle » (après le coup de la radio). Il faut bien réaliser que je suis assis à la place numérotée qui correspond à mon billet, là où je « dois » être. À peine mon ami parti, je baisse les yeux. Et là, au sol, exactement entre mes deux pieds, je vois… un bouton, du fil et une aiguille ! Le kit complet pour résoudre mon faux problème de pantalon. Je reste bouche bée, ébahi, stupéfait, en contemplation devant ces trois objets qui prennent ici une signification quasi surnaturelle ! Et là encore, j’ai l’impression que Shiva me tape sur l’épaule en rigolant : « Ne crains rien : de quoi que tu aies besoin durant ce voyage, cela te tombera du ciel ! ». Je reste ainsi figé si longtemps que mon voisin finit par se baisser et s’emparer du tout, ce qui ne me fait ni chaud ni froid car le message comptait davantage que les objets en eux-mêmes ! Par la suite, je raconterai souvent cet épisode et celui de la radio, toujours avec la même émotion. Je veux bien croire aux hasard, mais lorsque Dieu se manifeste aussi explicitement, il n’y a plus qu’à s’incliner…

Je demande au vieil homme qui est à ma gauche s'il veut bien m'abandonner son siège, près de la fenêtre : c'est mon premier séjour au Pakistan, et je voudrais bien voir les paysages. Il accepte aimablement. En guise de paysage, je découvre les bidonvilles de Karachi. Des kilomètres de slums misérables, où s'entassent des millions de gens. Les maisons, si l'on peut appeler ça ainsi, sont composées de briques empilées, surplombées de plaques de tôle ondulée ou de bâches en plastique. Des gamins en haillons jouent avec ce qu'ils trouvent aux abords de la voie ferrée. Le spectacle est hallucinant : voir d'aussi près la misère humaine, la voir à si grande échelle, est un choc. C'est un autre monde que j'ai sous les yeux, aux antipodes de tout ce qu'il m'a été donné de connaître jusque-là. Rien ne semble lier ma vie confortable à leurs existences précaires. Ce n'est pas tant attristant que fascinant : je voudrais descendre du train et aller me plonger là-dedans, découvrir cette autre planète de plus près. Et puis la nuit tombe et je ne vois plus rien du tout.

Je parle longuement avec un jeune Pakistanais, un garçon élégant et cultivé, issu d'une famille bourgeoise. Je lui fais part de mes réflexions quant à ces bidonvilles, qui m'ont tant impressionné. Cette sensation d'avoir entraperçu un univers si éloigné du nôtre, de nos orgies de téléphones et d'ordinateurs portables. « Ces gens ignorent même que de telles choses existent, me dit-il, leur vie tout entière consiste à survivre au jour le jour. Manger, conserver leur taudis, s'habiller, trouver de l'eau, gagner quelques roupies s'ils le peuvent… Tout le reste est totalement hors de leur portée… ». Lui-même s'en va visiter ses proches. Il étudie à Karachi, dans une école coûteuse. Ses parents vont bientôt lui trouver une femme, elle-même issue d'une famille aisée. Son avenir est assuré.

Il règne à Lahore le même bordel qu’à Karachi. Je n’ai guère dormi durant les vingt heures de train. Je déambule, hagard devant la gare, en quête d’un moyen de rejoindre la frontière. Un homme me hèle, me promet une navette supposée partir dans une ou deux heures (la précision temporelle, je l’apprendrai vite, est un concept inexistant en Inde). Il m'obtiendra un ticket en échange d'une maigre commission. En attendant, il m’invite à boire un chai dans son arrière boutique. Mon inexpérience du voyage me conduit à rester vigilant, mais je le suis. Nous discutons longuement. Il me raconte le dangereux périple de sa famille, lors de la Partition de 1947. La création simultanée de l'Inde et du Pakistan donna lieu à l'exode le plus massif et le plus bref de l'Histoire. Un trait sur une carte, et en l’espace de trois mois c'est plus de treize millions de personnes qui avaient migré ! Les musulmans se précipitèrent au Pakistan, les hindous et les sikhs en Inde laïque. L'exode était tout à fait volontaire des deux côtés, mais tout le monde s'entretua en chemin. Entre un et deux millions de personnes y laissèrent la vie. Des centaines de milliers de femmes furent violées, kidnappées, vendues, achetées, violées de nouveau… Mon hôte me décrit le carnage, les femmes à qui l’on coupait la main pour leur voler leurs bracelets, le traumatisme de ses parents qui ont tout abandonné derrière eux et frôlé la mort à maintes reprises, son sentiment d’être autant Indien que Pakistanais, de ne pas vraiment comprendre pourquoi il a du grandir de ce côté-ci et non de ce côté-là… Pour lui, la querelle indo-pakistanaise est une aberration organisée par la classe politique des deux pays : « Nous sommes tous Indiens ». On est bien loin de l'occupation allemande, qui avait tant effrayé mes grands-parents : la famille de cet homme n’a pas connu que la peur et le rationnement, elle a traversé des bains de sang et tout perdu en route. Un trait sur une carte…

Un peu plus tard, me voici finalement à la frontière. Après m’être justifié auprès d'un douanier effaré (« Only one day in Pakistan?! ») dont je ne veux pas froisser l'orgueil patriotique (« I'll spend more time here on my way back. »), je traverse le no man’s land à pieds, en compagnie des coolies surchargés. Au poste frontière indien, un moustachu bedonnant m’annonce qu'il doit aller déjeuner et me plante là deux bonnes heures. Un Français partage mon attente. Il est venu d'Europe en voiture ! À quatorze heures tapantes, on m’accorde sans chichi le précieux tampon. Me voilà enfin admis sur le sol de « la plus grande démocratie du monde » !

Une nouvelle navette m'emporte jusqu’à Amritsar, capitale de l’état du Punjab et fief de la religion sikh. Celle-ci accorde aux touristes le même privilège qu'à ses pèlerins : séjourner et manger gracieusement trois jours et trois nuits au sein de sa « Mecque », le Temple d'Or. Vu mon budget et ma fatigue, trois jours et trois nuits ne seront pas de trop…


Prochaine expérience : The Golden Temple Experience.
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