26 novembre 2015

The China Experience – 22/ The Lijiang Experience (Pt. 11)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 10).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Onzième jour. Au Photo Café, je relis Kazz, Alchimie et Les charognards et autant je suis satisfait de mon roman, autant mes dernières chansons ne me plaisent pas du tout. Je me sens prisonnier des vers et des pieds, autant de contraintes auxquelles j'ai renoncé avec soulagement dans le cadre de mon écriture poétique. C'est un vrai problème : ma plume n'est pas incisive en chanson, j'y perds la spontanéité qui donne leur tranchant à mes poèmes. Je note ensuite mes rêves de la nuit. Dans le premier, une éditrice de Pointe Noire m'expliquait que la sortie de Warp risquait d'être repoussée car « la conjoncture n'est pas très favorable » (tu m'étonnes, ils sont en train de faire faillite !). Dans le second, j'étais sur un bateau en Chine, mais c'était une sorte de jour férié où il était interdit de monter en bateau, alors on était tous dans l'eau, accrochés aux bords du bateau (une vraie galère !). Les deux autres rêves me voient encore en proie à des gens mécontents qui me font toutes sortes de reproches. Après cela, je potasse mon Lonely Planet et un article m'amuse beaucoup, qui explique le rituel post-mariage des Bai, la minorité dominante à Dali (au Sud de Lijiang). À peine le mariage prononcé, l'homme et la femme se lancent dans une course jusqu'au foyer conjugal. Celui qui, le premier, se saisit de l'oreiller sera – à jamais – le décisionnaire du couple.

Photo : Dr. Ma Pingke


Le soir, je me rends à un concert de musique traditionnelle naxi. Le spectacle est présenté par un homme de plus de quatre-vingts ans, qui a consacré sa vie à la redécouverte et à la promotion de cette musique (évidemment interdite par Mao). La plupart des musiciens d'ailleurs sont très âgés, quoi que des jeunes prennent heureusement la relève. Je ne me risquerai pas à tenter de décrire la musique naxi, mais Youtube est votre ami. Le vieil homme nous explique que la pratique de cette musique donne une santé de fer et que cela explique la longévité des interprètes. Il déplore ensuite que les jeunes Chinois se désintéressent de leur héritage culturel et enchaîne avec une anecdote que je retranscrirai telle quelle : « Un musicien de l'orchestre avait décidé d'apprendre deux ou trois mots d'anglais. Lorsque des touristes s'adressaient à lui, il disait ''Hi'', puis "Where are you from?''. Quel que soit le pays d'origine de son interlocuteur, il répondait ''I see'', alors qu'il ne voyait rien du tout. Puis comme il ne comprenait rien d'autre, quoi qu'on lui dise ensuite il répondait ''bye bye'' et s'en allait ». L'histoire, contée en chinois puis en anglais, provoque l'hilarité du public : j'ai sans doute affaire à un exemple typique d'humour chinois.

Les premières notes éveillent en moi la même émotion que la ronde de l'autre jour, quelque chose de très fort à nouveau. Je sors de là tout à fait ravi mais vidé. Je songe que ça serait bien si le Prague Café mettait un disque de Sting et lorsque j'arrive sur place, Ten Summoner's Tales est dans les enceintes. Puis je me décide sur un coup de tête : demain je quitte Lijiang pour Dali, il est temps de repartir à l'aventure !

En sirotant mon Coca, je repense à mes rêves : depuis le début du voyage, j'y ai toujours le mauvais rôle… Je cherche mais ne trouve aucune explication satisfaisante. Dans la rue, un Occidental blond aborde toutes les Chinoises qui passent, tente de les draguer sans succès, de la façon la plus grossière qui soit. Il respire la stupidité à cent mètres. En fait, il est à ce point caricatural que je l'observe longuement, fasciné par son absence de recul sur sa propre existence.

Et c'est sur ce triste touriste que se termine la Lijiang Experience : demain, je pars.

Du moins, c'est ce que je m'imagine !


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 12).

19 novembre 2015

The China Experience – 21/ The Lijiang Experience (Pt. 10)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 9).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Dixième jour. Au Photo Café, je tchatte trois heures avec ma princesse indienne, toujours folle d'amour. De retour au Prague Café, je réalise avec vingt-quatre heures de décalage que je viens vraiment de terminer mon premier roman ! Et au-delà de la satisfaction qui accompagne cet accomplissement, je ressens une sorte de tristesse. Cinq ans auparavant, je créai Phil, Sonia et Chloé, les trois protagonistes. Il y eut de longues périodes durant lesquelles je laissai le projet en friche, mais durant ces cinq années, ces personnages ont fait partie de mon existence. Je les ai modelés, puis ils ont fini par acquérir une vie propre. Au bout d'un certain temps leurs réactions, leurs sentiments, n'étaient plus pour moi de l'ordre de la décision. Ils agissaient, réagissaient et pensaient spontanément, selon la logique qui était la leur, sans que je n'aie plus à me poser de questions. J'ai appris à les connaître, mais surtout j'ai appris à les aimer. Au départ, j'avais volontairement créé des personnages que je n'appréciais pas. Je veux dire par là qu'ils n'étaient pas le genre d'individus que j'appréciais dans la vie réelle. Pourtant, comme j'allais plus profond dans leur ressenti, dans leur intimité, traversant avec eux les épreuves, j'avais peu à peu appris à les aimer ! Et du coup je réalise qu'ils vont me manquer ! Leur histoire est finie, il n'y a plus rien à dire, je vais la relire mais je ne pourrai plus les accompagner dans leurs existences, côtoyer leurs pensées secrètes, les voir évoluer et grandir ! Phil, Sonia et Chloé sont des personnages de fiction, et pourtant ils sont devenus plus réels à mes yeux que bien des personnes que j'ai rencontrées…

Je compose un poème de merde, puis me remets à bosser sur Épeira. La bande dessinée est, a toujours été, et sera toujours un exercice bien plus difficile et moins jouissif pour moi que la littérature. Mais j'aime la BD et j'aime les défis. Et puis il faut bien vivre. Gagner sa vie en tant que romancier, en France, tient du miracle. La bande dessinée, sans être une voie facile, est un tantinet plus rémunératrice. Dans un élan, j'écris Les charognards (inédit), chanson qui évoque l'exploitation des musiciens par les majors.

Photo : Dr. Ma Pingke


Mais il me faut poursuivre mon retour en arrière, conter le dernier acte de la période qui me mena d'un voyage à l'autre. Le premier concert de Shoona Sassi a donc lieu en juin, par une semaine de canicule comme je les aime. Le second est programmé pour le 20 juillet, et d'un coup tout d'un coup, l'extrême revient ! Enfin ! Et en grandes pompes ! Plus encore que le premier, ce second concert est pour moi une expérience inoubliable. Ce soir-là, ma meilleure amie – enceinte jusqu'aux dents – ramène une connaissance, une princesse indienne dont elle ne cesse de me parler depuis quelques semaines, sachant mon faible pour les princesses indiennes. Elle est magnifique mais je lui prête à peine attention : je vais bientôt partir en Chine et de toute façon je suis dans la lose, alors je ne risque pas de pêcho une princesse indienne !

Le lendemain, je vais voir Spider-Man au ciné pour fêter ça et c'est à ce moment-là que mon amie perd les eaux. Je suis injoignable, elle est avec la princesse indienne, elle laisse une note sur ma porte et file à la maternité avec elle. Je les rejoins deux heures plus tard. La princesse reste. Mon amie ne dit rien. Je voudrais bien que cette inconnue dégage, c'est un moment à vivre à deux ! Mais je songe que mon amie a peut-être besoin d'une présence féminine, alors je ne dis rien. N'empêche, cette présence étrangère me gâche un peu la nuit. Le travail dure quinze heures, se termine en césarienne. Vers midi, une infirmière m'amène un être minuscule qui me contemple avec un étonnement serein. Je le prends dans mes bras quelques instants, laisse l'infirmière repartir avec lui, fonds en larme. La princesse indienne, avec qui j'ai un peu fait connaissance entre temps, me prend dans ses bras et je suis envahi d'une sensation étrange, comme si d'un coup je me retrouvais complet. Je mets ça sur le compte de la nuit blanche et des émotions fortes. Il faut attendre deux heures pour que notre amie soit visitable et nous les tuons sur la pelouse de la clinique, sous un beau soleil d'été. Nous discutons longuement, tout devient électrique, j'ai une envie furieuse de l'embrasser et je me dis que c'est n'importe quoi alors pour mettre un terme à cette situation ridicule je glisse un « C'est moi qui trippe où il se passe un truc, là ? ». J'attends de me faire remballer mais non, elle me regarde en souriant et balance « Ouais, il se passe un truc ». La seconde d'après, nous sommes en train de nous rouler des pelles. Une heure plus tard, lorsque nous nous affichons devant notre amie, elle se contente d'un petit rire satisfait, elle n'est même pas surprise et plutôt fière du guet-apens involontaire qu'elle nous a tendu. Ensuite, ma princesse doit aller travailler, alors elle me donne rendez-vous chez elle à minuit, après son service (elle est danseuse pour de vrai et serveuse pour de faux). Mon amie a besoin de se reposer, je rentre chez moi, fourre The Rainbow Children de Prince dans la platine et me vautre sur le canapé. Complètement halluciné, je n'ai qu'une question en tête : « Putain, qu'est-ce qui s'est passé ? ».

Minuit, je frappe à sa porte. La suite ne regarde que nous mais ce qui est important c'est que, comme nous nous embrassons sur son sofa, une phrase sort toute seule de ma bouche : « Tu m'as manquée, tu m'as tellement manquée ! ». Je me dis que là, je dois être en train de perdre la boule pour de bon, puis je mets encore ça sur le compte de la nuit blanche et des émotions fortes. Au fil des semaines qui suivent, nous en reparlons et ce sentiment de retrouvailles est partagé : c'est une évidence pour elle aussi. Nous sommes jeunes, romantiques, passionnés et nous décidons que nous n'en sommes pas à notre première rencontre, que nous ne faisons que poursuivre une histoire commencée dans quelque vie antérieure. Cette idée apparemment fantaisiste se trouve confortée par un événement étrange. Un matin, nous faisons le même rêve. Nous sommes en voiture et elle ne se sent pas bien, j'arrête le véhicule et m'assois à ses côtés sur l'herbe, en attendant qu'elle ne se sente mieux, puis je m'éveille. Elle s'éveille à son tour et me dit « Pourquoi tu m'as abandonnée sur le bord de la route ? ». À demi endormi je marmonne quelque réponse et soudain je suis tout à fait réveillé. « Quoi ? » « Pourquoi tu m'as abandonnée sur le bord de la route ? » « Je ne t'ai pas abandonnée, je suis resté à tes côtés ! ». D'un coup elle est bien réveillée elle aussi ! Nous évoquons nos rêves respectifs dans les moindres détails : le décor et les événements étaient totalement identiques, sauf la fin. Rien de ce que nous avions pu vivre, dire ou voir au cours des jours précédents ne justifiait que nous ne fassions un tel rêve. Nous sommes incapables de nous expliquer ce phénomène télépathique, j'en serai jamais incapable, mais nous n'avons plus aucun doute sur la nature très particulière du lien qui nous unit.

Comme les semaines passent, le départ pour la Chine se rapproche dangereusement. Ma princesse tente de me dissuader de partir, puis de me convaincre de raccourcir le périple. Je suis inébranlable : je me suis fait une promesse. « Sauf à être mort ou cloué à un lit d’hôpital en septembre 2002, je partirai trois mois et rien, rien ne saurait l'en empêcher ». Elle me fait quelques caprices, sous-entend qu'elle pourrait ne pas m'attendre, je mesure alors la différence de maturité qui nous sépare bien qu'elle ne soit que de trois ans ma cadette. Trois mois, ce n'est rien pour moi et une éternité pour elle. Si nous nous sommes cherchés une vie entière, ne pouvons-nous surmonter une si brève séparation ? Je termine de faire mes cartons en catastrophe, lègue mon appartement à la jeune fille aux yeux de miel et puis c'est le jour du départ, et nous voilà parvenus au début de ce récit.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 11).

12 novembre 2015

The China Experience – 20/ The Lijiang Experience (Pt. 9)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 8).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Neuvième jour. Panique parce que je crois avoir perdu ma carte bleue, et de toute façon j'aurais aussi bien fait ! Une fois la carte retrouvée, ces bâtards de la Société Générale interdisent en effet à la Bank of China de me donner le moindre jiao (je suis en découvert, parait-il…) ! Scandalisé, je change mon ultime traveller's cheque et conçois le plan de me faire envoyer de l'argent de France via Western Union, genre une avance de ma famille pour mon anniversaire et Noël. J'avais en effet calqué mon budget sur le modèle de mon voyage en Inde, mais force est de constater que la Chine coûte cher, et aussi que je n'ai pas le goût de voyager dans des conditions aussi extrêmes que la première fois. Cette nuit pourtant, j'ai rêvé que je chantais sur scène avec Prince et Larry Graham et qu'Alfred (le valet de Batman) était mon domestique, mais ces rêves de millionnaire sont décidément bien éloignés de la réalité. Pour couronner le tout, il pleut et il fait gris ! Je vais noyer mon désespoir dans un café au Prague, et le mélange de jazz et de trip-hop qu'on y diffuse ce jour-là me soulage immédiatement.


Photo : Dr. Ma Pingke


Comme je me remets à L'incident Œdipe (inédit), il se produit un de ces moments vraiment magiques que connaissent les écrivains. Je travaille sur une scène durant laquelle Sonia (l'héroïne du roman) se trouve emportée dans un torrent de drogues et de sensualité, lorsque la serveuse mets Protection de Massive Attack. La musique colle tant et si bien à ce que je suis en train d'écrire que, déjà envoûté par mon récit, je me retrouve totalement en phase avec mon personnage. C'est une adéquation parfaite entre ce que vit Sonia, ce que je ressens en le décrivant, la musique et l'atmosphère tout entière de ce petit café pendant une heure. Ce genre de moments est la véritable récompense de l'artiste. La satisfaction d'être publié, les éloges, le fait d'être lu et reconnu… Tout ceci a son importance mais n'est que pacotille en comparaison de ces instants d'auto-envoûtement !

Et ça y est ! C'était la dernière scène (pas du roman, car la fin avait été écrite auparavant, mais la dernière à écrire). Il y aura bien-sûr nombre de corrections et de retouches, mais l'écriture de mon premier roman est terminée ! Lorsque j'ai commencé, la composition d'un roman me faisait l'impression d'une montagne infranchissable. C'était en 1997. Nous sommes en 2002. Je viens de gravir la montagne !

Je sors comblé de cette session d'écriture. Dans la foulée, je rebondis et je parviens enfin à composer Alchimie (inédit), la fameuse chanson à propos de la Québécoise. L'opération comporte quelques difficultés techniques avec mon nouveau stylo : après la pile qui dure cinq minutes des Mongols, je découvre le stylo qui dure cinq pages des Chinois ! Dans la foulée, je rédige aussi les synopsis complets de deux futurs albums de mes projets BD Épeira et de Warp. Le synopsis du troisième album d'Épeira comporte un personnage assez épouvantable et comme je n'en ferai jamais rien, autant raconter cela ici. Il s'agit d'une sorte de baba-yaga qui vit dans une maison isolée en Russie. Victime d'une malédiction, elle est condamnée à vivre éternellement, et ce dans l'isolement car sa vue provoque une terreur irrépressible chez n'importe quel mortel. La sorcière, pourtant, ressent la faim et la soif, ne peut donc vivre sans l'assistance de son fils, un colosse aux frontières de la débilité mentale. Mais ses enfants, quoi qu'eux aussi immortels, ne peuvent vivre normalement au-delà de trente ans : après cet âge, leur intelligence décroit et ils deviennent des sortes de zombies anthropophages. On découvre finalement que, tous les quinze ans, la sorcière envoie son fils capturer un homme, qu'elle drogue et viole afin d'accoucher d'un nouvel enfant. Le géniteur est ensuite livré aux enfants-zombies, qui vivent dans un réseau de galeries souterraines sous la maison. Lorsqu'elle accouche d'une fille, le bébé est lui aussi livré aux zombies et la sorcière s'empare d'un autre homme, jusqu'à obtenir un enfant mâle. Trois ans plus tard, je réutiliserai l'idée de la galerie souterraine et des zombies dans Ganesh, mais sur le ton de la comédie.

Cette nuit-là, je m'endors comme un bébé, bercé par la satisfaction d'avoir terminé mon premier roman.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 10).

6 novembre 2015

The China Experience – 19/ The Lijiang Experience (Pt. 8)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 7).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Huitième jour. Au réveil, je note comme chaque jour mes rêves de la nuit. Cette fois-ci, Reno Bistan devenait guitariste de Shoona Sassi. J'estime beaucoup Reno, que ce soit en tant qu'être humain ou en tant que musicien, mais nos univers sont à ce point différents, tant musicalement que textuellement, que l'idée est tout à fait saugrenue…

Je me décide à aller voir à quoi ressemble la partie « contemporaine » de Lijiang. Elle n'est guère plus reluisante que n'importe quelle autre ville chinoise, mais c'est tout de même assez propre et moderne en comparaison de Hohot ou Erenhot. Ça sera ma seule escapade au dehors de la vieille ville. Il y a pourtant des sites touristiques de renom dans les parages (les « gorges du Tigre » ou je ne sais quoi, et autres sites plus ou moins naturels). Mais je n'éprouve aucun désir d'aller m'émerveiller ailleurs puisque tout m'émerveille ici. Et puis j'aurai bien le temps de replonger dans l'aventure dans le Guizhou, lors de ma visite aux Miaos et aux Dongs. Après une halte au Dadawa Café, je fais le tour des disquaires. Á dix yuans le CD, je songe à faire de sérieuses courses avant de partir, que ce soit en musique chinoise ou occidentale. Je file ensuite à mon bien-aimé Prague Café, croisant au vol une nouvelle ronde naxi. Tout autour, des touristes chinois et occidentaux matraquent la scène de leurs appareils photo. Je trouve ridicule cette habitude de tout photographier, comme si la mémoire était défaillante sans clichés. Je dis ça mais les notes que je prends quotidiennement sont une forme de photographie...

Mon roman n'est pas terminé mais déjà je prends des notes sur la bande dessinée Warp. L'éditeur Pointe Noire est vivement intéressé par ce projet de SF, en collaboration avec le dessinateur Arden, et je dois encore y travailler (j'apprendrais à mon retour que Pointe Noire a profité de mon escapade pour faire faillite !). La serveuse du Prague Café joue un CD de la Mano Negra, sacrilège qui brise temporairement l'atmosphère sereine du lieu, mais Dieu merci cela ne dure pas. Je travaille longuement au roman, puis Lu se pointe et nous entamons une nouvelle conversation. Cette fois-ci j'ai droit à l'histoire de ses parents. Ils se sont rencontrés sur l'île de Heinan (où je me rendrai en 2009) mais ont très vite été séparés par le régime communiste et leurs obligations professionnelles. Le père fut envoyé par ici pour travailler à des essais nucléaires, la mère par là pour faire Dieu sait quoi (je ne le note pas). Lu a donc été élevée en grande partie par ses grands-parents (pratique courante en Chine). Elle a une petite sœur, née juste avant la politique de l'enfant unique. Lorsqu'elle était gosse, les familles avaient des tickets de rationnement et la vie était autrement plus dure qu'aujourd'hui. Cette Chine d'antan, fermée au monde et soumise aux plus grandes restrictions, je ne la connaîtrai jamais. Nous abordons ensuite l'histoire du pays, et plus particulièrement la Révolution Culturelle.

Photo : Dr. Ma Pingke


J'ai étudié la question avant mon voyage : les souffrances du peuple chinois depuis un ou deux siècles dépassent l'entendement. Affaiblie par ses deux « Guerres de l'Opium » contre les forces européennes, la Chine sombre de 1854 à 1861 dans la Révolte des Taiping. Cette guerre civile, fomentée par un fou qui se prend pour la réincarnation du Christ et qui profite du mécontentement populaire, coûte la vie à vingt ou trente millions de Chinois ! Les choses se calment un peu jusqu'à la chute de l'empire et l'avènement de la République en 1911. À partir de là, c'est une hystérie presque sans trêve ! La République entre en conflit avec différents « seigneurs de guerre », le pays est vite déchiré. En 1927, la guerre civile entre communistes et républicains (un ou deux millions de morts) vient s'ajouter au chaos ambiant. Les Japonais profitent de ce bordel pour envahir la Mandchourie en 1931, puis à partir de 1937 le reste de la côte Est, massacrant la population pour un oui ou pour un non. La Seconde Guerre Mondiale commence en fait ici (et non en 1939, comme le voudrait l'ethnocentrisme européen) et la Chine en sortira délestée de douze millions de citoyens supplémentaires. À peine les Japonais sont-ils expulsés en 1945 que la guerre civile reprend de plus belle (quatre millions de morts), jusqu'à la victoire communiste de 1949.

Le pays connaît quelques années de stabilité, puis la politique de Mao sombre dans une idiotie systématique. Entre 1958 et 1960, la réforme économique dite du « Grand Bond En Avant » est lancée. Il s'agit de « booster » la production agricole et industrielle mais en fait, l'opération se révèle un désastre et la Chine flingue complètement son économie. L'agriculture et l'industrie sont anéanties. La famine et la malnutrition tuent entre vingt et quarante millions de Chinois en l'espace de quelques années. Vivement critiqué par ses pairs, Mao organise son come-back, la fameuse Révolution Culturelle. Pour cela, il soulève la jeunesse de son pays, ce qui engendre un désordre colossal. Durant dix ans, le pays est au bord d'une nouvelle guerre civile. Mao restera dans les annales comme le seul dictateur suffisamment crétin pour avoir organisé une révolution contre son propre régime. Des millions de personnes sont déplacées de force des villes pour aller travailler à la campagne, l'aveuglement idéologique est total, l'hystérie collective va parfois jusqu'au cannibalisme et si le coût en vie humaine est relativement faible au regard des cataclysmes précédents (plus ou moins un million de morts), la Chine en est profondément ralentie dans son développement. Pendant ce temps, les intellectuels parisiens brandissent fièrement le Petit livre rouge de Mao. La Révolution Culturelle, pourtant, est un véritable anéantissement culturel : les abrutis qui la présentent ici comme un modèle de pureté socialiste seraient les premiers à tomber s'ils étaient là-bas ! Ce n'est finalement qu'à la mort de Mao, en 1976, que la Chine commence à se relever, jusqu'au boom économique que l'on connaît aujourd'hui. En comparaison, et malgré nos deux Guerres Mondiales, le vingtième siècle européen est une joyeuse partie de ping-pong !

Au sujet de la Révolution Culturelle, Lu m'explique que le conditionnement des mentalités est une pratique bien antérieure à Mao, que c'est même une tradition millénaire. Les empereurs avaient besoin d'y recourir afin de garder la main sur un territoire aussi grand. Selon elle, Mao n'a fait que reprendre cette habitude impériale. Elle pense que c'était encore un brave homme en 1949, puis que le pouvoir lui a fait perdre le sens des réalités, et qu'en outre il était devenu trop vieux pour gouverner. La misère était telle après le Grand Bond en Avant, me dit-elle, que les gens se seraient raccrochés à n'importe quel « sauveur » : Mao a su en tirer parti. Mais il reste le père fondateur du nouvel « empire » chinois : pas question de le représenter comme le monstre qu'il était. Ainsi, la Bande des Quatre (sa femme et trois autres politiciens) sont officiellement responsables de la Révolution Culturelle. Même si le Parti Communiste admet que Mao a pu commettre quelques erreurs, il n'en est pas moins considéré comme une sorte de saint. Lu n'est pas complètement dupe de cette propagande : internet, malgré la censure, lui offre d'autres sources d'information, ainsi que des livres importés de Hong Kong où, bizarrement, la liberté d'expression a plutôt bien survécu à la rétrocession de 1997. La plupart des Chinois, toutefois, vénèrent Mao. Au cours d'un récent voyage, Lu a séjourné chez une famille tibétaine. Même là-bas, Mao trône sur l'autel à côté du Bouddha, et on les prie tous les deux ensemble.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 8).
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