27 novembre 2011

The India Experience - 13/ The Jaisalmer Experience (Pt. 2)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Desert Experience (Pt. 3).


10 mars 2001 - 12 mars 2001 : The Jaisalmer Experience, Jaisalmer (Rajasthan)

La fille aux yeux de miel ! Nous avons convenu par email, avant la Desert Experience, de nous retrouver dans quelques jours à Gokarna. C'est à dire en Inde du Sud. C'est-à-dire très loin.

Au premier soir de mon retour à la civilisation, je festoie en compagnie du personnel de l’hôtel Anurag. Enfin quand je dis « en compagnie », cela signifie qu'ils me regardent manger, puis se retirent dans la cuisine pour y dîner en cachette. La pratique peut paraître choquante mais c’est une tradition d’hospitalité en Inde. On honore ainsi l'invité. Il faut comprendre que dans ce pays, l'invité est roi : on lui doit tout. C'est à peine s'il ne peut pas pisser sur vos rideaux et baiser votre femme ! Je crois qu'il y a un dicton ici, qui dit qu'il faut « accueillir un invité comme on accueillerait Dieu », quelque chose comme ça : tout est dit !

Tardivement, sur le toit de l’hôtel, j’élabore pour la première fois la structure de Fragments nocturnes, recueil de poèmes auquel je songe déjà depuis quelques mois. Il manque encore un certain nombre de textes mais les bases sont là. C’est au sommet de l’hôtel Anurag, à Jaisalmer, que je décide d'organiser mon livre en trois parties de neuf textes chacune, afin d’obtenir une géométrie numérique autour du chiffre neuf, que j'affectionne particulièrement (3 x 9 = 27, 2 + 7 = 9), et que j’amorce la cohérence thématique de chacune de ces trois parties. Le sommaire provisoire que j’obtiens n’est pas si différent de ce que vous pouvez lire aujourd’hui :
1/ (pré)volution :
- Quand la nuit (inédit)
- Vie à vendre (inédit)
- Eau (alors nommé Rédemption)
2/ (ré)volution :
- Trip
- Je suis (inédit)
3/ (é)volution :
- Aube froide (inédit)
- Adieu, princesse (inédit)
- [manque cinq textes]
À cette époque, le livre se nomme encore Aube : 2. Ce n’est que plus tard, devant l’enthousiasme de Rodolphe Bessey pour le titre du texte Fragments nocturnes, composé et ajouté au printemps, que je déciderai de rebaptiser le recueil (c’est également à ses conseils que l’on doit l’inclusion de Confession publique et Les fous, deux textes que je souhaitais initialement écarter). Il y aura maintes configurations, d'autres textes seront considérés puis rejetés, jusqu'à la « défragmentation définitive » et la parution de janvier 2007. Il est aussi question d'illustrer le livre et je songe, entre autres, au même Rodolphe, à la jeune fille aux yeux de miel, à Ben T., à Ronald König et à quelques autres de mes amis plasticiens. Les quatre artistes susnommées réaliseront d'ailleurs quelques illustrations, mais je déciderai finalement de ne rien en faire et de publier le livre tel quel.

Je suis là, un peu perplexe devant cette ébauche de sommaire, lorsque je réalise que j’ai accompli ce pourquoi j’étais venu. Je suis allé dans le désert. Voilà. Et maintenant quoi ? La suite des événements est un total mystère pour moi : je n’ai plus guère de but hormis celui de retrouver la fille aux yeux de miel et peut-être, enfin, parvenir à éveiller en elle quelque sentiment amoureux.

Est-ce faisable ? Je ne sais pas. Je sais juste que nous allons nous retrouver en tête à tête sur une plage paradisiaque, dans un pays tropical, loin du regard des autres et de nos soucis quotidiens. S'il est un espace-temps où j'ai mes chances de muer notre « amitié-flirt » en relation, c'est encore bien celui-là. Notre histoire est un peu étrange. Elle fut l'un des axes majeurs de la révolution intérieure qui m'occupe depuis la rentrée. Je l'ai rencontrée quelques mois plus tôt, fin septembre 2000, lors d'une soirée intimiste à la Casa Okupada. J'avais déjà entendu parler d'elle, mais elle avait quitté Lyon pendant deux ans. Elle était de retour. Elle rayonnait. Tous les regards masculins de la Casa, ce soir-là, étaient subjugués par cette jeune fille de vingt-deux ans, débarquée de nulle part. Ses cheveux noirs coulaient en boucle autour de son visage d'ange. Ses yeux cristallins semblaient une déclaration d'amour à la terre entière. Comme les autres, j'étais mesmérisé. On me l'a présentée, nous avons tchatché un quart d'heure. Il s'est avéré qu'elle était à la même squat party que moi, en avril 1999 à Londres. Une soirée qui m'avait marquée. Un immeuble désaffecté de cinq étages en plein centre ville. Un sound-system par étage. Un vrai supermarché de la drogue, aussi. J'en avais bien profité : vin, bière, herbe, shit, coke, ecstasy et acide ! Jamais je n'avais consommé autant de substances différentes le même soir et le pire, c'est que je n'étais pas défoncé, juste assez high pour en profiter à fond. C'était une soirée internationale : peu d'Anglais, des jeunes du monde entier. En dépit de toute la came, l'ambiance était joyeuse, festive, chaleureuse. Ça dansait mais ça causait beaucoup aussi… On était loin des free parties françaises, blindées de punks à chiens glauques. Un vrai beau souvenir ! J'évoquai cette petite femme indienne, boulotte et cinquantenaire, qui dansait joyeusement au milieu des d'jeun's. Elle s'en souvenait bien, elle la voyait régulièrement en teufs. Qui sait si nous ne nous étions pas croisés sans le savoir… J'ai pris cette « coïncidence » comme un encouragement.

Au cours des semaines suivantes, nous nous sommes recroisées ça et là, d'une fête à l'autre. Chaque fois nous avons papoté. Chaque fois le courant passait un peu plus. Mais il se créait autour d'elle une drôle de spirale, une convoitise. Tous mes amis mecs (et même certaines de mes amies filles), avaient flashé sur elle ! Je ne fis part à personne de mon intérêt : inutile de leur donner des raisons de se presser ! Je me contentai d'écouter tous mes potes (et les autres), me répéter qu'ils la kiffaient. Certains voulaient juste la sauter, d'autres étaient en train de tomber amoureux. J'entrais dans la seconde catégorie. Je la voyais tentée, hésitant entre tou(te)s ces prétendant(e)s (car oui, elle aimait aussi les filles). La chance voulut qu'elle impressionnât tout le monde : personne n'osait se jeter à l'eau. Elle semblait si inaccessible. Mais je savais qu'il allait falloir se dépêcher d'agir, parce que tôt ou tard quelqu'un allait me griller au poteau. Ce fut assez fascinant à observer en tout cas : la manière dont, sans rien faire, cette fille était devenue une légende urbaine en l'espace d'un mois. Elle ne s'habillait même pas sexy (elle ne portait que des vêtements longs et amples), elle n'était même pas allumeuse (juste chaleureuse), elle était très jolie mais il y en avait des plus jolies. Non, c'était ce qu'elle dégageait. Elle irradiait de bonté, de douceur, de générosité, de joie de vivre… Je crois qu'en fait, inconsciemment, nous voulions tous un peu de ça. Nous étions une armée de vampires, qui rêvions de nous approprier quelques miettes de son énergie positive.

Un beau jour d'octobre, il fut décidé de partir en week-end vers Montpellier, pour une free party en pleine cambrousse. Elle était de l'expédition. J'en étais aussi. Il y avait deux autres filles et quatre autres mecs. Je savais qu'une des deux filles et trois des mecs étaient sur le coup. La partie allait être serrée mais je possédais un avantage sur eux tous. J'étais un agneau pourpre. Ou, pour citer l'auteur de bande dessinée Frank Miller, « You're good, but me I'm magic ! ». J'adore cette réplique ! Un trip à la campagne, une free party… C'était l'occase en or ! Je devais passer à l'action avant notre retour. Bref, nous nous sommes embarqués dans deux voitures par un vendredi après-midi. Je vous passe les détails mais la free party, nous l'avons trouvée le dimanche matin à l'aube, deux heures avant qu'elle ne se termine ! Plus de vingt-quatre heures à sillonner la campagne, à rappeler sans cesse une infoline incompréhensible, à interroger les punks à chiens de Nîmes et de Montpellier, à nous faire embrouiller par des racailles puis squatter par un vieux DJ tox qui prétendait avoir remixé un morceau de Prince dont je savais fort bien qu'il n'existait pas… C'était pathétique. Nous étions tous écœurés, fatigués, las… Et ce fut mon erreur fatale. Elle me l'a dit ensuite : elle commençait à tripper sur moi, je la troublais, j'étais le seul à vraiment la troubler parce que, au milieu de ses dizaines de prétendant(e)s, je dégageais un truc différent (quoi que cela puisse signifier). Lors d'une Combustion Spontanée à la Casa Okupada, j'avais déclamé Ah… la lune en la regardant droit dans les yeux (je l'avais écris la veille à propos d'une autre fille mais ça, elle n'avait pas besoin de le savoir). Je suppose qu'elle a capté mon regard et que ça a fait son chemin… Ça et cette attraction réciproque, qui nous dépassait tous les deux. Mais ce week-end-là, après vingt-quatre heures de galères, j'étais grognon comme tout le monde. Et ce comme tout le monde m'a perdu : j'ai oublié d'être magique ! Dans ce marasme, hors de question bien sûr de tenter quoi que ce soit : l'ambiance était anti-romantique au possible ! Une semaine après, tuant des heures glaciales sur un chantier désert dans le cadre de mon taf « d'agent de sécurité », j'écrivais Trip à propos de tout ça.

Il n'empêche que nous avons continué de nous croiser sans arrêt, deux à trois fois par semaines, au gré des fêtes et des apéros. Je ne parvenais pas à détacher mes pensées d'elle. Avec la mort imminente de ma mère, la fille aux yeux de miel devenait un contrepoids, une force de vie qui s'opposait à la grande faucheuse. Et puis j'étais hypnotisé par cette alchimie électrique entre nous. J'étais comme un ado : je ne vivais plus que dans l'attente de la revoir. Résolu de n'en parler à quiconque, j'exprimai ma passion dans le poème Je suis. Je l'exposai malicieusement à la Casa, lors d'un vernissage collectif. Elle passa devant et le lu. Tout le monde passa devant et le lu. Personne, pas même elle, ne comprit de qui je parlais, c'était drôle. Le jour où j'écrivis Prière, je la retrouvai à une grosse teuf chez Rodolphe. Je lui dis les mots suivant, exactement : « C'est juste moi qui trippe ou il se passe quelque chose de vraiment particulier entre nous, limite étrange ? ». Elle dit qu'elle le ressentait aussi. Je lui dis : « Il faut qu'on parle, je veux dire en tête à tête ». Elle dit qu'il le fallait en effet, mais pas ce soir. Plus tard. Ailleurs. Au calme. Je l'invitai à dîner chez moi, le lundi d'après. Elle accepta. J'en tremblai d'excitation pour le reste de la semaine !

Le lundi en question, mon ami Fred G. toqua à ma porte, juste avant l'heure du rendez-vous. Il savait qu'elle venait. Il a senti l'encens. Il a entendu Morcheeba. Il s'est fichu de moi : « Tu lui sors le grand jeu ou quoi ? ». « On fait ce qu'on peut. Maintenant tire-toi vite avant qu'elle n'arrive ! ». Et elle est arrivée. Je m'étais déchiré sur la bouffe, moi qui à l'époque ne cuisinait guère. Nous avions deux bouteilles de vin. Nous les avons bues, doucement. Les heures se sont enfuies sans qu'on ne s'en rende compte. Elle était là depuis huit heures du soir, et soudain voilà qu'il était cinq heures du matin ! Nous n'étions même pas  ivres. Pas du vin en tout cas. De cette nuit extraordinaire, peut-être un peu. Assis face à face, en lotus, sur mon canapé, nous avions parlé, parlé, parlé… Nous nous étions livrés l'un à l'autre avec une passion furieuse. Nous nous étions racontés nos secrets les plus intimes, nos épreuves, nos joies, nos perspectives… Le genre de magie cliché comme dans les films, lorsque deux âmes sœurs se rencontrent, quand il y a la musique hyper romantique et qu'on saute d'ellipse en ellipse, avec des images qui s'enchaînent pour nous faire comprendre en trente secondes qu'ils ont parlé des heures. Sauf que c'était pas un film. Sauf qu'il n'y avait pas d'ellipses. Nous savourions chaque seconde. Je ne pouvais pas l'embrasser parce que mon instinct me dictait que ça n'aboutirait à rien ce soir-là. Mais je ne pouvais pas lui dissimuler quoi que ce soit : notre échange était trop vrai, trop cru, trop honnête. Alors je lui ai glissé, le plus simplement du monde : « Je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi ». Elle se l'est joué Yan Solo, elle a souri et murmuré « Je sais ». Et c'est là qu'elle m'a expliqué qu'elle avait cru que oui mais que en fait non, qu'il valait mieux qu'on soit frère et sœur, etc. J'ai dit d'accord. Quand elle est parti, à l'aube, je pensais tout le contraire. « Toi, tu m'aimeras un jour ! ».

Alors je l'ai réinvitée à dîner.


Prochaine expérience : The Jaisalmer Experience (Pt. 3).

26 novembre 2011

Parfois, je doute...

Il y a des moments de contemplation existentielle durant lesquels je doute tout à fait de l'espèce humaine. Sommes-nous capables d'atteindre le bonheur ou condamnés à errer éternellement dans les méandres de la stupidité de masse ?

Heureusement, dans ces moments-là, mon ami hu=man est toujours là pour me remonter le moral et me redonner foi en mes pairs, via des liens internet témoignant du potentiel de l'espèce humaine :



19 novembre 2011

The India Experience - 12/ The Desert Experience (Pt. 3)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

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Expérience précédente : The Desert Experience (Pt. 2).


27 février 2001 - 9 mars 2001 : The Desert Experience, Désert du Thar (Rajasthan)

Dix jours en solo dans les dunes, fruit d'un désir profond d'isolement. Ces dix jours, pourtant, ne sont pas entièrement solitaires : ma retraite est perturbée à trois reprises. Un après-midi, un berger qui ne parle que le rajasthani passe par là et se comporte comme ses confrères de Pushkar. Il s’assoit quelques minutes sans mot dire, me regarde bêtement, puis repart. Un autre jour, un camel driver vient s'enquérir des raisons de ma présence. Il me demande ensuite si je souhaite rencontrer les Occidentaux qui l'accompagnent, afin de « sauter une touriste derrière une dune ». Mon refus courtois l'étonne beaucoup. La troisième interruption se produit le huitième soir : le même camel driver revient, mais cette fois-ci à la demande de son groupe de touristes. Ils souhaitent inviter le « mystérieux campeur du désert » à dîner. N’ayant adressé la parole à personne depuis une semaine, j’accepte. Outre le dîner, nous nous enivrons de whisky frelaté. Je discute davantage avec l'Indien qu’avec les touristes. Malgré leur hospitalité, ceux-ci ne présentent guère d'intérêt. Ils sont jeunes mais leurs vies déjà sont planifiée : du sexe, de la drogue et du rock & roll dans un premier temps puis, par la suite, une bonne situation, une famille, une maison, une piscine et un chien. Ils sont gentils mais ils me gonflent un peu. Je repars passablement soûl, et parcours dans cet état le kilomètre qui sépare leur campement du mien. Ce périple est d’autant plus mémorable qu’il pourrait m’être fatal à cause des serpents. Mais mon heure n’est pas encore venue.

Le neuvième jour, j'arrive au bout de La Grève et de mes réserves d’eau. Comme Thomas Cook (qui m’a dit qu’il viendrait soit ce jour-ci soit le lendemain) n’arrive pas, je me rationne autant que se peut. J’écris la chose suivante : « Je crois que pour la première fois de ma vie je peux dire que je suis pleinement heureux, vraiment, totalement heureux ». Ma dernière nuit se passe, logiquement, sous la pleine lune.

Encore aujourd’hui, les mots me manquent pour décrire ce grand silence sur fond de vent, cette sérénité totale qui m’entoure. Il me semble, à l'écrire, que ça a l'air de passer très vite pour le lecteur mais c'est très long, dix jours là-bas. Assez long en tout cas pour provoquer quelques métamorphoses intérieures. Je finirai par écrire un court poème à propos de tout ça, mais je crois que le langage est impropre à conter le désert parce que, précisément, le désert nous sort du langage. Il nous replonge dans un état d'être un peu animal, quasi méditatif, où les mots n’ont plus beaucoup de sens ni d’intérêt. La chose la plus marquante est peut-être au bout du compte ce sentiment d’appartenir totalement au monde. Au neuvième jour, je ne me sens ni plus ni moins important que l’arbre, les faucons, les chèvres, les vaches, les chameaux, les gazelles, les fourmis et même ces putains de mouches. En dix jours mon ego, mes névroses et mes problématiques d’animal urbain sont devenus dérisoires. Je suis juste un élément naturel parmi d’autres. C'est d'ailleurs ce qui rend si anodine une absence d'hygiène qui, ailleurs, me serait insupportable. Le désert est un bon remède au sentiment d’importance que l’on se donne trop souvent à soi-même. Et c'est ainsi que finalement, j'apprends un peu de cette humilité que j'étais venu chercher.

Le lendemain, Thomas arrive en fin de matinée. Quelques minutes plus tôt, j’ai consommé ma dernière goutte d’eau en me demandant s’il viendra ou non et ce que je ferai s’il ne vient pas. Nous passons la journée ensemble, à discuter à dos de chameau. Nous dormirons dans son village natal, un petit hameau musulman où l'on vit sans électricité. Les vêtements blancs de Thomas sont souillés de taches multicolores : Jaisalmer est en plein Holi, le « festival des couleurs », une tradition hindoue qui consiste à s’asperger mutuellement de liquides et de poudres colorées. « Fucking hindus », peste-t-il en contemplant sa belle tenue fichue…

Je lui demande si les troupeaux de chèvres, de vaches et de chameaux qui m’ont visité chaque jour sont libres ou quoi. J'apprends que les chameaux au moins appartiennent à des gens. Mais on les laisse libres la moitié de l’année, parce qu'ils ne servent à rien. « Comment diable font les propriétaires pour les retrouver ? » « Tu as remarqué les symboles marqués au fer, sur leurs pelages ? Et bien les propriétaires vont de village en village et interrogent les gens quant à ces marques, jusqu'à tomber sur le bon troupeau ». Son histoire me laisse bouche bée : le désert est si grand… Il serait tellement plus simple de garder les chameaux dans un enclot… Mais telle n'est pas la logique indienne. En parlant de logique indienne, Thomas me glisse qu’il lui eut été aisé d'envoyer des gens pour me dépouiller mais qu'il n’en a rien fait car il « a peur de Dieu ». L’islam, qui sera dans quelques mois proclamé « ennemi numéro un » de la civilisation occidentale, m’aura été bien utile dans ce cas précis.

Thomas se livre un peu à moi. Son existence tourne autour de son travail, de sa famille et de ce désert où il aime parfois errer seul. C'est le seul décor qu'il connaisse : il n'a jamais mis un pied hors du Rajasthan. Il jure être fidèle à sa femme (nous savons que c'est faux puisqu'il a voulu qu'on baise, mais peut-être ne la trompe-t-il qu'avec des hommes et peut-être qu'à ses yeux ça ne compte pas). Lorsque je mentionne mon vœu de ne pas avoir d'enfants, Thomas s'insurge en face d'une telle irresponsabilité, m'assène qu'il faudra bien quelqu'un pour « s'occuper de moi quand je serai vieux ! ». Je lui décris le tableau : mes hypothétiques enfants se contenteraient de m'incarcérer en maison de retraite. Notre culture lui semble tout d'un coup bien décadente…

Décadent, l'Occident l'est à bien des égards aux yeux des Indiens… Thomas m'interroge : est-ce que, dès le lendemain, ma première préoccupation sera de « trouver une touriste à Jaisalmer, pour baiser » ? Comme je lui réponds que non, il me contemple d'un air ébahi. « But… Why?! ». Il est vraiment, sincèrement, très étonné. C'est tout de même étrange à force, qu'ils me prennent tous pour un obsédé sexuel ! Les deux types d'Amritsar, Gopal, le camel driver des jours précédents et maintenant Thomas Cook ! Et puis je comprends soudain ! L'évidence est si énorme qu'elle m'avait échappée. C'est exactement comme le problème de Tasleem avec ses collègues ! L'Inde est un pays complètement fermé à la sexualité : celle-ci est virtuellement impossible en dehors du mariage et de la prostitution. Les jeunes indien(nes) n'ont pas de petit(e)s ami(e)s : la chose serait proprement scandaleuse ! Ici un simple regard coquin, une simple parole audacieuse – ne parlons même pas d'un effleurement ! – sont le comble de l'érotisme. À côté de cela, il y a les touristes : des tas de jeunes Occidentaux débarquent en Inde chaque année. Sous les yeux des Indiens effarés, ils se rencontrent, s'embrassent et couchent ensemble. Tout ceci a souvent lieu en l'espace d'une seule soirée. Ce comportement, pour nous assez naturel, tient ici du libertinage le plus radical. Les Indiens, qui assistent à cela régulièrement, en ont conclu que les Occidentaux baisent comme ils boivent un café : n'importe-quand, n'importe-où, n'importe-comment et avec la première personne qui passe ! En d'autres termes, ils sont convaincus que la vie en Occident est telle que décrivent les films pornographiques ! Deux personnes se rencontrent, discutent une minute et se dépêchent d'aller copuler derrière le premier arbre ! Ceci m'éclaire d'ailleurs sur une anecdote qui s'est produite juste avant la Desert Experience. Je marchais dans la rue. Trois jeunes Indiennes discutaient sur le pas d'une porte. Elles étaient belles à tomber par terre, mais je ne les ai pas regardées avec la moindre lubricité, ni même avec insistance. Mon regard s'est simplement posé sur elles, brièvement, en passant, comme il se posait sur tout ce qui était dans la rue ce jour-là. Pourtant, elles m'ont immédiatement toisé d'un air de défi, et jeté à la figure un « No! » très ferme, comme si j'étais sur le point de leur faire des avances. La société indienne est tout à fait mixte (contrairement à sa voisine pakistanaise) : je vois les hommes et les femmes se parler sans cesse. Mais à l'exception des filles-au-henné-prostitués de Pushkar, aucune jeune femme ne m'adresse jamais la parole. Je n'ai, depuis le début du voyage, presque affaire qu'à des hommes. Les femmes, pourtant, pourraient tout à fait communiquer avec moi si elles le voulaient, elles en ont le droit. Mais compte-tenu de l'image qu'elles ont de l'homme occidental, je comprends mieux, désormais, leur réserve !

Dans le village, je suis logiquement l’attraction numéro un. Les enfants – qui m’ont vu à l’aller – s’amusent beaucoup de mon déplorable état de crasse. Thomas traduit : « Ils disent que tu étais beau et propre il y a dix jours, et qu’à présent tu ne ressembles plus à rien ! ». Ils ont raison, je suis couvert de suie et de sable mais intérieurement, je me sens aussi nettoyé que je suis sale à l'extérieur. Ces gamins me laissent rêveur : il est probable qu'ils ignorent qu'on a marché sur la Lune… Ça n'est pas que cela me semble très important de le savoir, mais c'est tout à fait étrange de songer qu'on puisse ne pas le savoir. Thomas négocie aussi le rachat de ma tente, qui ne me servira plus à rien mais lui servira beaucoup à lui. La somme qu'il m’en offre est dérisoire en comparaison du prix français, mais très précieuse pour ma petite bourse. Je lui lègue en bonus ma vaisselle en inox et ce qui me reste de nourriture. La transaction doit rester secrète : la loi indienne interdit d'acheter des choses aux étrangers, à moins de payer une taxe. Je sympathise avec un autre camel driver qui, du coup, est convaincu que j'ai tout donné à Thomas. Il voudrait bien lui aussi quelque chose. Mais il arrive trop tard : Thomas m'a délesté de tout le superflu. Je trouve quand-même un truc : mon « aspirateur à venin ». Il m'a raconté qu'une touriste a failli mourir à cause d'un serpent, quelques mois plus tôt, alors qui sait si ça ne sauvera pas une vie. Il est déçu, mais je n'ai vraiment rien d'autre.

Le lendemain, nous entrons dans Jaisalmer. Le boucan me saute d’autant plus aux oreilles que la ville est plongée dans l'hystérie du festival des couleurs. Lorsque je parviens à l’hôtel Anurag, les hindous hilares m'ont métamorphosé en arc-en-ciel. De toute façon, j’avais prévu de prendre une très, très longue douche. La première depuis douze jours !

La Desert Experience est terminée. Je l'ai fait !


Prochaine expérience : The Jaisalmer Experience (Pt. 2).

13 novembre 2011

The India Experience - 11/ The Desert Experience (Pt. 2)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Desert Experience (Pt. 1).


27 février 2001 - 9 mars 2001 : The Desert Experience, Désert du Thar (Rajasthan)

Introspection, suite et fin. Septembre 2000 : depuis quelques mois, les antistes du Point Moc travaillent dur à me traîner dans la boue. Pourquoi ? Je ne leur ai jamais rien fait, à ces gens. Ils ont pourtant leurs raisons – si pathétiques, si ahurissantes soient-elles ! C'est parti de trois fois rien. D'abord, une fille de là-bas a trouvé quelques-uns de mes textes sexistes (ils ne l'étaient pas, mais on donne bien aux mots le sens que l'on veut). Alors très vite, ils se sont procuré mon recueil de nouvelles et quelques textes offerts à une amie, ils ont épluché tout cela minutieusement (sans rire !), et il a été déclaré à l'unanimité que j'étais sexiste ! C'est là mon premier péché. Mon second péché est d'être élitiste. La faute en revient cette fois-ci à la Casa Okupada. Ce n'était pourtant pas mon idée que d'en faire un squat artistique et pas un squat politique. Les gens qui étaient là-bas étaient venu me chercher pour cela, nom de de Dieu ! Mais peu importe : je suis désigné seul responsable du vol (!) d'un squat à la communauté altermondialiste au profit de l'art. Et l'art, c'est bien connu dans les milieux d'extrême-gauche, est élitiste. Mon troisième péché, tenez-vous bien, est d'être un ultralibéral ! Ah bon ? Oui, parce que pour le festival Neweden Week, nous avons fait appel à des sponsors et collé leurs logos sur nos affiches. Hors, ce n'est pas nouveau, la publicité est le pire des maux en ce bas-monde. Cet argument aurait quelque sens si nos sponsors avaient été des multinationales. Mais enfin il s'agissait de petits commerces locaux : disquaires, libraires, friperies, restaurants… Peu importe, cela fait de moi un complice éhonté du FMI, de la Banque Mondiale et du G8 ! Mon quatrième péché est un tant soi peut moins officiel, et pour cause : c'est d'avoir pour ex une fille qui sort avec un des fondateur du Point Moc. Une ex qui est devenue une bonne amie, sans qu'aucune ambivalence ne subsiste entre nous. Pour mon plus grand malheur, son nouveau mec est de loin le plus crétin de toute la bande. Incapable de supporter que sa copine m'eut aimé et me tienne en grande estime, il utilise avec ferveur les péchés un à trois pour entacher ma réputation.

S'ils ne faisaient que ne pas m'aimer, ça ne serait pas très grave. Mais en cette rentrée 2000, je sais de source sûre qu'ils me haïssent. J'ai suffisamment d'amis communs avec eux pour être bien informé : on me rapporte que ces gens-là passent des soirées entières à casser du sucre sur mon dos, à faire de moi l'incarnation du mal, et ce devant tous ceux – et il y en avait – qui passaient par là. Oh, je sais : c'est dur à croire ! Il faudrait donc qu'ils soient à ce point désœuvrés ? Et bien oui, ils le sont. Il faut comprendre que ces gens-là sont des talibans. Si vous n'épousez pas leurs idées de A à Z, vous êtes par définition leur ennemi. Et comme ils luttent (à coups de slogans, de pétards et de bières) pour le bien de l'humanité, si vous êtes leur ennemi vous êtes l'ennemi du monde. Leur radicalisme, tout infantile qu'il soit, est effrayant ! Pour exemple, ils vont un soir jusqu'à refouler un chien (avec sa maîtresse) d'une soirée non-mixte parce que c'est un chien mâle (!). C'est exactement ce genre de personnes qui, si vous les mettez au pouvoir, organisent dès le lendemain des exécutions publiques sur la grand place (c'est à peine s'ils ne s'en vantent pas, d'ailleurs) ! Et me voilà devenu la cible numéro un de ces gens-là. J'ai gagné le gros lot ! Je suis ravi !

Ce ne sont que des petits cons, certes, mais des petits cons influents : en quelques mois, ils ont acquis une influence considérable sur les milieux alternatifs lyonnais. Des phrases telles que « c'est pas vég' », « prix libre mais obligatoire » ou « les hommes comme les femmes peuvent pisser assis » sont devenues des mèmes dans le premier arrondissement de Lyon ! La plupart des jeunes babapunks écervelés, en mal de révolution et en quête d'identité, ont fait de ce petit groupe d'incultes une référence intellectuelle ! Et les mensonges qu'ils propagent à mon sujet sont du pain béni pour mes autres détracteurs (car il y en a, plus discrets et plus anciens).

Alors au début je n'y ai pas prêté grande attention, tout concentré que j'étais sur la Neweden Week. Et puis ils étaient tout sourires devant moi. Ils venaient à la Casa, j'allais à leurs apéros. Mes potes étaient leurs potes… Ils ont même obtenu un stand de propagande à la soirée de clôture de ce festival qu'ils décriaient tant (les logos sur les affiches ne les gênaient plus, tout d'un coup !). J'avais vent de nouvelles rumeurs chaque semaine mais je laissais faire. Courant juillet, j'ai commencé à trouver que ça prenait des proportions inquiétantes. À la rentrée, une goutte d'eau a fait déborder le vase et j'ai décidé qu'il était temps de contre-attaquer. La goutte d'eau, c'est une simple conversation, rapportée par des amis. La veille, mon nom est évoqué et un type que personne ne connaît intervient : « Ah ouais, j'ai entendu parler de ce mec, il paraît que c'est un sexiste ! ». Mes potes lui demandent d'où ça sort. « Ben… c'est les gens du Point Moc qui racontent ça ». Je suis fou-furieux. Ça va trop loin. En gros, chaque personne que je rencontre est susceptible d'avoir entendu et cru ce genre de conneries ! Dieu merci, je ne suis pas le seul à en avoir jusque-là de ces abrutis. J'expose mon plan à mon ami Ben T., qui est dans leurs petits papiers mais qui n'en pense pas moins. L'idée est vieille comme le monde : le cheval de Troie. Il se trouve que notre guerre est une guerre froide : à chaque soirée que nous organisons à la Casa Okupada, ils débarquent en masse pour faire de la propagande antiste. Ça soûle tout le monde, ça daube l'ambiance grave, mais comme des cons on les laisse faire. Leurs intrusions répétées dans « mon » lieu me donne pourtant l'opportunité d'infiltrer le leur. Et l'art, bien entendu, est mon arme de guerre. Il nous faut concevoir une performance qui dénonce leur comportement et, sans leur dire un mot du contenu, parvenir à la jouer au Point Moc. Ben est enthousiaste. Nous recrutons d'autres artistes : Colin Bosio, DaBoostemp, Rémy Dumont, Pierrick Maitrot, Chantal Vasseur, Florian Vidgrain et Céline Z.. Nous écrivons ensemble une pièce de théâtre parcourue de musique, de performances plastiques et de danse. Nos personnages tentent de survivre dans une dystopie où dominent les « valeurs » du Point Moc : la rumeur publique fait loi, la liberté de pensée est un crime, la bisexualité est obligatoire, l'argent est interdit, tout écart est puni de mort, etc. Les allusions sont sans ambiguïté : le Point Moc n'est jamais nommé, mais attaqué de toutes les façons convenables. Comme c'est un règlement de compte personnel, Neweden est laissé en dehors : Rumeur publique sera une performance du collectif « Rumeur Publique ». Ben et Pierrick portent le projet au Point Moc, sans dire un mot sur le propos du spectacle. Ces imbéciles acceptent. Date est posée le 3 octobre. Nous travaillons d'arrache-pied : ce n'est pas une mince affaire que de monter un spectacle d'une heure en un mois.

Le 3 octobre pourtant, nous sommes prêts. Il y a facile deux-cent spectateurs. À peine sorti de scène, je me tire : je ne mettrai plus jamais les pieds là-bas. Comme une métaphore de cette catharsis, je me mets une race au rhum et je termine la soirée en gerbant toutes mes tripes. Les gens du Point Moc, eux, étaient davantage occupés à gérer la foule qu'à regarder le spectacle, mais j'ai plus tard confirmation que bien assez de gens leur ont expliqué de quoi il s'agissait. Je viens de leur cracher au visage, chez eux. Les Pentes de la Croix-Rousse ricanent et eux, ils font mine de rien pour sauver la face. Je continue de les subir aux soirée de la Casa. Ils continuent de médire par derrière. Je continue de faire celui qui n'est pas au courant. Guerre froide.

Rumeur publique est somme toute un bon spectacle, quoique bâclé par manque de temps. En travaillant davantage, nous pourrions en faire quelque chose de viable, essayer de le jouer ailleurs. Mais nous convenons tous d'en rester là : c'était un one-shot, ce qui devait être dit l'a été, on tourne la page. Le mouvement, encore et toujours. La suite, je l'ai déjà racontée : je me recentre sur mes autres projets, je tombe amoureux de la jeune fille aux yeux de miel. Je la séduis, puis je la perds. Je décide de partir en voyage. Ma mère meurt. L'extrême est mon tapis rouge…

Et puis advient le second acte de ma guerre sainte. Ça se produit presque par hasard. Début décembre, je travaille sur le script de Small City. Les personnages doivent se livrer à de longues introspections. Je rame à trouver le ton juste, alors je décide de m'appliquer l'introspection à moi-même, juste pour m'entraîner. Il n'est pas du tout question d'utiliser le texte qui en résultera. Ce texte, Confession publique, est au bout du compte un déballage très intime, en même temps qu'un long pamphlet contre les pointmoqueurs. Je me retrouve perplexe : ça m'interpelle. J'en fais la lecture à plusieurs amis : tous sont estomaqués devant la sincérité, le radicalisme de cette mise-à-nu. Alors, je comprends qu'en plus de mon voyage, il y a un autre truc dingue à faire ! Trop de gens racontent n'importe quoi sur mon compte. Il y a des dizaines de moi imaginaires qui vivent dans les bouches des gens. Il est temps de rétablir quelques vérités. Il est temps d'assumer jusque au bout ce que suis, mon quoi, mon pourquoi et mon comment. Je me dois bien ça à moi-même !

Faute de blog, il m'arrive de coller mes poèmes sur les murs de Lyon. Ces happenings prennent parfois la forme d'un journal mural, nommé Cette fois, vous ne pourrez pas dire qu'on ne vous a pas prévenus !!!. Je réalise une couverture à la Voici, avec ma photo : « La vraie vérité sur madcap xtc [mon pseudonyme de l'époque]. Pour la première fois, il se confesse à Cette fois, vous ne pourrez pas dire qu'on ne vous a pas prévenus !!! ». Je photocopie l'ensemble (huit pages A3 !) en cent exemplaire. Quelques jours avant de prendre l'avion, je passe une nuit entière à coller ça à travers la ville ! Ce n'est pas anodin comme geste. Je raconte là-dedans des tas de choses très personnelles. Au delà de ma guérilla contre le Point Moc, c'est une immense prise de risque. On ne s'étale pas à ce point-là sans éprouver quelque frisson ! Ça passera ou ça cassera. Si ça casse, je serai la risée de la ville. Je colle mes affiches le cœur battant, mais je le fais. Pas le choix, ça fait partie de ces trucs qui s'imposent. Et pour couper court aux polémiques, je m'éclipse deux mois en Inde en songeant que la sauce sera retombée à mon retour… C'est une grande jouissance que de les priver, en plus, de leur droit de réponse ! Je saurai à mon retour que c'est passé, que je n'ai pas été la risée de la ville et que les antistes étaient fous furieux.

Je souris en repensant à tout cela. Difficile d'imaginer qu'il s'est déjà écoulé cinq mois depuis la rentrée, depuis que j'ai déclaré la guerre au Point Moc. Je ne devrais pas penser à cela ici, parasiter ma retraite de ces souvenirs. Mais le désert est impitoyable : il nous confronte à nos fantômes. À ce prix-là seulement nous guérit-il des gens et de leurs bassesses. Comme en août dernier, la solitude est mon médicament. Eux, en ce moment même, sont en train de boire des bières dans leur squat glauque, nous maudissant moi et ma Confession publique. La majesté du désert qui m'entoure et le génie littéraire d'Ayn Rand mettent en lumière la médiocrité, la petitesse de leurs existences… Mais chut ! Je suis aussi là pour apprendre l'humilité et la compassion ! Alors cessons de médire et retournons à nos méditations ! 

L'air de rien, pourtant, une métamorphose s'opère en moi…


Prochaine expérience : The Desert Experience (Pt. 3).

9 novembre 2011

The India Experience - 10/ The Desert Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Jaisalmer Experience (Pt. 1).


27 février 2001 - 9 mars 2001 : The Desert Experience, Désert du Thar (Rajasthan)

Nous partons à l’aube avec un groupe de touristes. Nous chevauchons toute la journée en direction des dunes de Kuri. Peut-on d'ailleurs « chevaucher » un chameau ? Ne devrait-on pas plutôt dire « chameller » ? Je constate en tout cas que chameller huit heures d'affilée est fort douloureux pour le postérieur. Les chameaux sont en outre des personnages bien étranges, qui font toutes sortes de bruits et de grimaces bizarres. Le mien s'éprend d'une femelle dont nous croisons le troupeau : Thomas Cook aura le plus grand mal à l'entraîner au loin de la demoiselle. À l'heure du déjeuner, le même Thomas m’épate : alors que le sable s'infiltre sans cesse et partout, il réalise sous nos yeux une pâte à chapati immaculée. Un drôle de petit insecte, tel que je n'en ai jamais vu, me grimpe sur le bras. Thomas s'en empare, affirme que la créature pique jusqu'au sang et, avant que je n'aie le temps d'intervenir, transperce la bestiole avec l'épine d'un buisson. Ainsi empalé, l'arthropode repart comme si de rien était, pas décidé à mourir pour si peu.

Nous traversons évidemment des paysages enchanteurs. Au crépuscule, nous installons notre camp sur les fameuses dunes de Kuri. Fameuses parce que comparables au Sahara. Imaginez la Dune du Pyla, transformez en désert semi-aride la mer et la forêt qui la cernent, vous obtiendrez peu ou prou les dunes de Kuri. En guise de berceuse, Thomas plie une patte à chaque chameau et attache ainsi ladite patte (il n'y a rien à quoi attacher les bêtes tout entières). Je trouve cela cruel mais il m'assure que les chameaux, contrairement à nous, n'ont pas de crampes. Force est de constater qu'en tout cas ils ne protestent pas. Les chameaux ne sont pas les seuls en Inde qui en bavent sans se plaindre. La vie des femmes, elle aussi, est rude. Il faut dire que le divorce, en Inde, c'est la mort sociale d'une femme. Cela tend à changer dans les grandes villes, mais pour 90% des femmes indiennes, divorcer équivaut à se faire rejeter par sa propre famille en plus de celle de l'époux. Inutile évidemment de songer à refaire sa vie. Et si la femme n'a, en outre, pas de situation, il ne lui reste plus que la mendicité ou le tapin pour s'en sortir. Tout ceci m'est raconté par Tasleem, une jeune Canadienne d’origine indienne. Elle travaille sur des projets sociaux. Elle a vu l'Inde profonde. Elle a rencontré, dans des villages reculés, des fillettes de neuf ans mariées à des adultes. Des mariages consommés. Moins grave mais très chiant : ses collègues de travail, pourtant « modernes », qui ne comprennent pas pourquoi elle refuse de coucher avec eux. Il se trouve qu'elle a un petit ami : si elle couche avec un homme hors-mariage, c'est donc bien qu'elle couche avec tout le monde ! Ils ne sont pas méchants quand ils disent ça, précise-t-elle : ils sont juste incapables de comprendre. Au terme de cette conversation, nous dormons à la belle étoile sans être dérangés par les bousiers, qui vaquent à leurs occupations tout autour de nous.

Le lendemain, vers treize heures, Thomas me conduit à quelques kilomètres de là. On fait un dernier débriefing. Je ne dois pas vagabonder la nuit, à cause des serpents : leur morsure vous terrasse en une heure. Si on m'attaque pour me voler, je ne risque rien à essayer de me défendre et dans tous les cas, il est inimaginable qu'on m'assassine : au pire, je risque une raclée. Si j'ai vraiment un problème, je trouverai sans doute des touristes et leurs camel drivers sur les dunes de Kuri. Si je n'en trouve pas, il y a un village à dix kilomètres de là, en marchant tout droit (il m'indique une direction). Cette solution est inapplicable en cas de morsure de serpent, parce que je serai mort bien avant d'y parvenir. Et enfin, last but not least, Thomas aimerait beaucoup qu'on baise tous les deux. J'évoque mon hétérosexualité, l'argument lui convient et nous n'en parlons plus. Là-dessus, il repart avec ses chameaux sous le bras. Il reviendra me chercher dans dix ou onze jours...

Je plante ma tente au pied d’un arbre. Rien alentour, sinon quelques végétaux desséchés et une mer de sable. L’arbre abrite également un nid d'oiseaux, un genre de faucons. Les petits piaillent pendant que les parents planent dans le ciel bleu, en quête de rongeurs sans doute. Le bruit du vent qui les porte sera la bande son de ces dix jours en solitaire. Inévitablement, mon crâne et mes vêtements servent de réceptacles aux excréments de toute la famille mais, passée la première contrariété, je m’habitue. N’ayant assez d’eau que pour boire, faire bouillir mes repas et me raser la tête (rituel reconduit tous les cinq jours tout au long du voyage), je dois de toute manière renoncer à toute forme de toilette et de vaisselle, alors un peu plus ou un peu moins… Je consacre tout de même la première demi-heure à débarrasser mon environnement immédiat de quantité de bouses de chameaux séchées. L’arbre quant à lui m’est indispensable : il m’offre l’ombre (je passerai mes journées à tourner autour avec le soleil), un support sur lequel m’adosser, et ses branches font office d’étagères pour ma vaisselle. Puisque il m’est impossible de laver celle-ci, je laisse aux fourmis le soin de récurer chaque jour le riz et le dahl séchés, gratte un peu ce qu’elles laissent et réutilise le tout en l’état d'un repas à l'autre. Mon régime strict (une assiette à midi et une assiette le soir, ni plus ni moins), implique de temps à autre des envies furieuses de chocolat ou de pizza, mais ces vaines pulsions ne durent jamais longtemps. N’en étant plus à une privation près, j’ai aussi décidé d’arrêter de fumer et après deux ou trois jours, l’envie m’en passe totalement. Le désert est un lieu idéal pour le sevrage : quelle que soit votre envie d’en griller une, vous pouvez toujours courir après les bureaux de tabac ! Une mauvaise surprise par contre : l'eau ! Nous avons rempli les bidons au puits du dernier village. L'eau à un goût infect ! Je ne crains pas pour ma santé (j'ai mes pastilles purifiantes) mais, étant donné que je n'ai guère d'autre saveur à portée de langue, c'est vraiment déprimant ! Je m'habituerai pourtant, jour après jour…

Dès la première heure, un troupeau de chèvres vient me saluer. Il en viendra quotidiennement, ainsi que d’autres de vaches et de chameaux. Les chèvres seules acceptent d’être caressées. Les gazelles, quant à elles, se laissent à peine apercevoir et n’approchent jamais à moins de cinq-cents mètres.

Je m’endors chaque soir vers minuit, et m’éveille chaque matin vers huit heures et demie, dans ma tente devenue fournaise. Au crépuscule, j’entends invariablement résonner au loin les clochettes de quelque bétail invisible, et je contemple le ciel qui s’empourpre. La nuit, ce sont de nouvelles étoiles filantes, et les bousiers qui grattent pacifiquement tout autour de la tente. Régulièrement, je grimpe sur la dune la plus proche et m’émerveille de la pureté du paysage. Une autre activité quotidienne consiste à regarder les faucons planer au-dessus de moi. Leurs glissades sur l'air m'apaisent, font corps avec le bruit du vent. Ce même vent m'oblige un jour à courir après ma tente sur vingt mètres : on est à la limite de la tempête de sable, le poids de mes affaires ne suffit plus à l'ancrer au sol.

À Jaisalmer, j’ai acheté le roman La Grève, d’Ayn Rand. Je l’ai essentiellement choisi pour sa densité (mille pages que je rationnerai en raison de cent par jours, heureux de constater que je lis un peu moins vite en anglais qu’en français). Le livre comprend, outre le roman, un essai sur les œuvres et la pensée de Rand. Comme je n'avais jamais entendu parler d'elle auparavant, je découvre avec surprise qu'elle a connu un succès phénoménal aux États-Unis. Mais mon ignorance n'est pas tout à fait crasse : sans doute à cause de sa pensée ultra-libérale, Rand n'a quasiment pas été traduite en France. Le roman, passionnant, se veut une illustration de la philosophie « objectiviste » de son auteur. C'est assez drôle comme ce livre résonne pour moi ici et maintenant. Rand prône le rationalisme d’Aristote (« a est a, ni b ni c mais seulement a »). Dans ce rationalisme, je retrouve quelques principes fondamentaux du bouddhisme : cesser de réinterpréter les faits à notre convenance, faire avec ce qui est et non avec ce que l'on aimerait qui soit. Tout ceci trouve sa place dans ma quête spirituelle, me donne de nouvelles pistes à suivre. 

Ma cure de sérénité est régulièrement interrompue par les mouches, qui du matin au soir me harcèlent. Je finis par en tuer quelques-unes, un peu honteux de me laisser ainsi aller au crime. Les fourmis, elles, sont ravies, se précipitent sur les mouches tombées au sol et les dévorent avec avidité. Un matin, c'est au tour de mon doigt d'être dévoré. Je caresse un petit chevreau et il se met à téter mon index. Amusé, je le laisse faire et d'un coup, il me mord de toutes ses forces ! Le doigt restera bleu plusieurs jours ! Mon karma, sans doute…

Les journées sont longues. Je kiffe vraiment d'être ici, mais je ne peux nier qu’il y a parfois des moments d’ennui entre ma lecture d’Ayn Rand, ma contemplation et mes temps d’écriture. Pourtant, mon cerveau bouillonne de mille et un projets. Je poursuis mon travail sur Small City ; j'entame un scénario de BD de super-héros que j'abandonnerai peu après ; j'explore des pistes quant aux directions à donner à L’incident Œdipe (inédit), mon premier roman alors en cours de rédaction ; j'écris Adieu, princesse (inédit), un poème à la mémoire de ma mère qui figurera un temps au sommaire de Fragments nocturnes… J'ébauche également nombre d'idées plus ou moins idiotes, comme ce conte surréaliste où le gouvernement créerait un « permis de conduire bourré ». Le 28 février, je prends aussi des notes pour un projet de revue littéraire et graphique, héritière du fanzine Scrach que j'ai récemment enterré. Cela fait déjà plusieurs mois que je cherche à quel projet associer le nom Mercure Liquide. Ce titre m'inspire, je souhaite le réserver à quelque chose de spécial. Il me semble que cette revue pourrait être quelque chose de spécial. Je suis loin d’imaginer qu’il faudra trois ans et demi avant que ne paraisse le numéro un. Je suis tout aussi loin d'imaginer que Mercure Liquide obtiendra un succès d’estime d'ampleur nationale au cours de ses cinq années d’existence. Ce même jour, je compose aussi l’introduction du poème Agneau pourpre, dont le corpus avait été conçu en décembre. Une coïncidence voudra que ce texte soit lu précisément en ouverture de la toute première soirée de lancement de Mercure Liquide, aux Subsistances.

Ce projet de revue me ramène inévitablement à mes réflexions sur Neweden, parce que si je veux créer Mercure Liquide, j'ai besoin de Neweden. Je replonge dans mes souvenirs là où je les ai laissés à Pushkar : retour en septembre 2000. Non ! Il y a quelque chose qui est arrivé entre temps, de très important, dont je n'ai pas parlé : la Casa Okupada. Retour en mars 2000, alors. La Neweden Party 7 : une soirée mémorable, le moment où nous réalisons que nous créons un buzz et qu'il est considérable. Tout le monde et son cousin est venu voir ça de plus près, l'ambiance est complètement électrique ! Au milieu de la foule, une vieille connaissance m'explique qu'il est en train de transformer un grand squat d'habitation en squat artistique. Il aimerait beaucoup que nous venions voir, que Neweden s'associe au projet. Rendez-vous est pris. Là-bas, nous rencontrons une douzaine d'autres artistes, déjà impliqués. C'est une occasion unique, parce que c'est exactement ce qui nous manque : un lieu. Un lieu de travail et de représentations stable. Le coup de cœur est réciproque : la Casa devient notre base d'opération.

Septembre 2000, donc. C'est justement à la Casa Okupada que se tient la réunion de rentrée de Neweden. Tout le monde partage un peu mon sentiment : trop d'événementiel, pas assez de temps pour l'aspect purement artistique. Nous convenons de nous recentrer sur notre créativité : il sera bien temps d'organiser de nouvelles soirées ou un nouveau festival au printemps. C'est là que je décide de mettre un terme à Scrach : avec dix numéros en cinq ans, le fanzine a bien vécu. On voudrait bien poursuivre Légendes, le fanzine BD, mais cela s'avère impossible : les dessinateurs manquent de temps. Florence Bordarier annonce qu'elle quitte le collectif et elle emporte avec elle sa compagnie de théâtre et de danse. Les plasticiens décident quant à eux d'un workshop hebdomadaire à la Casa. Tout le reste se met en stand-by. Je sens bien, pourtant, que je n'ai qu'un mot à dire pour relancer la machine, pour poursuivre l'ascension folle de ces deux dernières années. La plupart d'entre eux seraient prêts à me suivre. Mais avec ces quelques mois de recul, je comprends que j'ai volontairement tué le bébé dans l'œuf au cours de cette réunion de rentrée. Neweden, au départ collectif d'artistes, avait ce qu'il fallait pour devenir une grosse structure événementielle. Tout était en place pour cela. Mais je n'ai pas voulu ça, parce que ça n'était pas le but. Nous étions un collectif d'artistes, pas une boite d’évènementiel ! J'avais également été déçu par les démissionnaires du mois de juin (je ne parle pas de Florence, ses raisons étaient différentes et légitimes). Je sais qui ils fréquentaient, les démissionnaires du mois de juin. Je sais qu'ils voulaient se couvrir, parce qu'il y avait autour d'eux des gens qui ne nous aimaient pas. Ils pourraient donc dire « j'y étais » aux gens qui leurs diraient combien la Neweden Week était grandiose, et dire « je n'y suis plus » à nos détracteurs. Cette attitude m'a écœuré. Je n'ai plus envie que l'on profite ainsi de mon travail, alors je veux m'assurer à l'avenir de pouvoir faire confiance à mes collaborateurs, et quoi de mieux pour cela que de soumettre le collectif à l'épreuve d'une période d'inactivité. J'ai peut-être tort d'appuyer sur la touche « pause » : il faudrait peut-être battre le buzz pendant qu'il est chaud. Je sais que c'est une décision qui m'interrogera longtemps. Mais entre le succès et l'intégrité, je choisis ce jour-là l'intégrité. Et puis, déjà, j'ai des tas d'autres envies. Amen.

Une intégrité en amène une autre : un de ces nouveaux projets est de mener une véritable guerre idéologique contre les gens du Point Moc. Pas par plaisir, par nécessité. Le Point Moc est un squat politique, fondé au printemps par des étudiants aux Beaux-Arts en mal de révolution. Il en résulte que tout ce que Lyon compte d'anti-capitali-, sexi-, mondiali-, fasci-, spéci- et autres trucs pas très biens en « -iste » s'est retrouvé amassé là-bas. Étant entendu que, sur le fond, Neweden, la Casa Okupada et le Point Moc partageaient les mêmes utopies, nous aurions dû être les meilleurs amis du monde. Les choses, malheureusement et bien malgré moi, se sont déroulées autrement... Mais il faut bien admettre que j'aime l'adversité : La « croisade » qui s'annonce, en cette rentrée 2000, promet d'être amusante...

Prochaine expérience : The Desert Experience (Pt. 2).
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