27 janvier 2016

Un autre texte dans la revue Les Corrosifs






Je viens de m'apercevoir que mon poème Lorelei figure au sommaire du cinquième numéro des Corrosifs, paru en mai ou juin dernier (pour ceux qui suivent pas, j'étais déjà dans le premier numéro).

Cette fois, je ne pourrai pas dire qu'on m'a prévenu !

Mais en tout cas c'est à commander ici et du coup, merci encore à Ahmed Yahia Messaoud, qui dirige la revue.

21 janvier 2016

The China Experience – 23/ The Lijiang Experience (Pt. 12)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 11).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Douzième jour. Á force de me décaler chaque soir et chaque matin, je finis par la faire, ma nuit blanche ! Je m'offre ma première matinée à Lijiang : à huit heures, je sirote un café au Photo Café. Mon seul compagnon est un homme d'une soixantaine d'années, qui remplit lui aussi les pages d'un carnet. Son allure de vieux briscard m'amène à songer qu'il est photojournaliste et qu'il a fait dix fois le tour du monde. Je songe que le moelleux tofu chinois me manquera en France, où l'on ose nommer tofu des trucs bio durs comme du bois ! Je bois plus de café, je mange, j'expédie quelques emails, et puis à dix heures et demi, je me rends compte qu'il faut arrêter le délire : je suis trop fatigué pour me lancer à l'aventure avec mon sac à dos. Je me résous donc à faire ce que j'aurais dû faire dès le départ : me coucher tôt, reprendre un rythme normal et partir en forme le lendemain.

Le destin, pourtant, met immédiatement en route la machinerie qui va me conduire à rester ici beaucoup plus longtemps (ce qui aura, vous le verrez, diverses conséquences bonnes et mauvaises). Tout démarre avec un petit chat roux. À Lijiang, quelques commerçants trouvent en effet pertinent d'attacher des chats à leur devanture. Sauf que chat n'est pas chien, et les pauvres créatures passent la journée à miauler en tirant sur leur laisse (Dieu, merci, cette pratique a disparu depuis : les Chinois ont sans doute réalisé que les Occidentaux trouvent ça d'un goût douteux). Tous ces chats attachés me brisent le cœur, et je m'arrête pour caresser le rouquin un instant, lui offrir quelque maigre réconfort. Il n'y a personne autour et la boutique (un disquaire) est fermée. J'hésite, mais je n'ose libérer le félin : il est inévitable que quelqu'un me verra faire, et tout cela pourrait m'attirer les pires ennuis. Je vais, en désespoir de cause, en parler avec Yanli, une des serveuses du Prague Café. J'envisage sérieusement d'acheter le chat à son « propriétaire » et de le libérer ensuite. Mais la jeune fille m'explique que c'est impensable. D'une part, le tenancier du magasin de CD's « aime » son chat, et il refusera de s'en séparer. Par ailleurs, le chat serait rapidement récupéré par quelqu'un qui l'attacherait de nouveau, voire le mangerait. Il n'y a rien à faire.

Plus tard, sur une terrasse, je me retrouve pris en otage au milieu d'une curieuse cacophonie : Un disque d'Enigma, un autre de house music, un troisième de R&B, un Naxi qui joue de la flûte traditionnelle, une perceuse, les oiseaux qui piaillent et les gens qui parlent. Ce chaos, allez savoir pourquoi, m'évoque la France, ma vie lyonnaise. Je réalise que je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis dix jours et que c'est appréciable. En réalité, j'évolue dans un milieu social (le milieu artistique) où il faut une volonté de fer pour échapper à l'alcool, aux cannabis et aux drogues de toutes sortes. Tout, comme l'évoquera si bien Brett Easton Ellis dans son roman Lunar Park, se trame sur fond de fêtes : les rencontres importantes, la construction du réseau social… Il y a certes d'autres contextes, plus formels, mais en fait c'est là que ça se passe, aux fêtes. Si vous n'y êtes pas, vous n'êtes nulle part. Et forcément, lorsque vous sortez tout le temps, et lorsqu'en plus vous y prenez goût, il y a de fortes chances que vous vous métamorphosiez en alcoolique mondain… À ce sujet, je me fais aussi la remarque que les femmes sont bien contradictoires. Passés vingt-cinq ou trente ans, elles mènent une guerre sans merci contre leurs hommes s'ils boivent ou fument. Mais lorsqu'elles ont vingt ans, c'est une autre affaire. Je m'en souviens très bien, parce que je n'ai commencé à consommer de l'alcool et du cannabis qu'après le bac, en entrant à l'université. Au lycée, je me faisais souvent regarder de haut par des filles parce que je ne buvais et ne fumait pas. Arrivé à l'université, c'était parfois carrément parce que je n'avais jamais consommé d'ecstasy, d'acides, de coke… N'avoir pas procédé à ces rituels initiatiques équivalait à être un peu un « bébé », à ne pas connaître la « vraie vie », une sorte de pucelage chimique en somme. Il ne faut pas le nier, il y a à ce sujet une pression sociale exercée par les jeunes filles sur les jeunes garçons. Alors forcément, pas que pour cela mais en partie pour cela, je me suis mis à boire, à fumer, à m'essayer occasionnellement à certaines drogues dures… Et j'ai en effet vu certaines de ces dames m'accorder davantage de considération. Et j'y ai pris goût. Il est probable pourtant que ces mêmes jeunes filles commenceront bientôt à se plaindre de leurs hommes qui boivent trop, sortent trop, fument trop de pétards… Et bien oui les pétasses : ils sont tombés dans le puits dans lequel vous les avez poussés, alors ne venez pas pleurnicher ensuite !

Photo : Dr. Ma Pingke


Vers seize heures, mes errances me conduisent sur la grand-place, et je suis le témoin privilégié d'une scène touchante. Une vingtaine de vieux et de vieilles Naxi chantent en chœur, pour le simple plaisir de chanter. En compagnie d'un seul et unique jeune homme, presque un adolescent, ils se livrent à une incantation qui emprunte sa structure au gospel : le jeune « appelle » et les vieillards « répondent ». Je m'assois à côté d'eux, écoute longuement leur litanie, qui se veut nostalgique et leur donne un air très solennel. Ils cessent au bout d'un long moment, et le groupe se sépare tout en échangeant de grands sourires épanouis, radieux, sereins. La plupart semblent avoir quatre-vingts ans, quatre-vingt-dix peut-être… Cela signifie qu'ils sont nés aux alentours de 1910-1920. Lorsqu'ils étaient jeunes, le Yunnan vivait dans des conditions médiévales, tel qu'il avait vécu des siècles durant. Aujourd'hui, leurs petits enfants possèdent des télévisions, des téléphones portables, des ordinateurs connectés à internet. Aujourd'hui, des milliers de touristes affluent chaque année du monde entier. Quelle différence, quel monde entre le Yunnan de leur enfance et celui de leur crépuscule ! Si l'on repense à cette histoire tumultueuse de la Chine moderne, à la multitude de cataclysmes à laquelle ces gens ont survécu : les Seigneurs de la Guerre, la Guerre Civile, le seconde Guerre Mondiale, la famine du Grand Bond en Avant, la Révolution Culturelle (les minorités, attachées à leurs traditions, furent d'autant plus persécutées)… Tant de fois ont-ils dû frôler la mort ! Il est alors doux de les voir ainsi s'amuser, de se figurer leur soulagement en ces temps de paix et de prospérité, leur satisfaction de finir leurs jours à l'abri des armes et de la faim, sachant qu'un avenir meilleur attend leurs petits-enfants… Les Naxis de Lijiang ont en outre la chance d'être protégés par le régime qui les oppressa jadis : les autorités chinoises ont expié les pêchés de Mao en offrant nombre de compensations aux minorités. De fait, les Naxis jouissent de certains privilèges, par exemple d'être seuls à pouvoir posséder des biens immobiliers dans la vieille ville, ce qui les met aux premières loges pour profiter du pognon des touristes. Quels qu'aient pu être leurs joies, leurs douleurs, leurs rêves, leurs échecs, leurs grandeurs et leurs bassesses, ces vieux Naxis m'émeuvent, éveillent en moi un respect sans borne. Leurs visages ridés, fripés, usés par les ans, m'apparaissent plein de grâce et de bonté. Que ne parle-je naxi ou chinois ! J'aimerais tant qu'ils puissent me raconter leurs vies, leurs périples… Mais si quelqu'un doit en noter la trace et l'offrir en héritage au monde, il faudra malheureusement que cela soit un autre que moi…

Il est inévitable que j'échoue ensuite au Prague Café, et je poursuis par écrit un travail d'auto-analyse commencé depuis quelques mois. Depuis la Confession publique, les choses ont progressé, mon analyse s'affine peu à peu… Il y a quelque chose de complexe dans la quête qui m'a conduite à ma princesse indienne, pierre angulaire de ma vie affective (il y aura un « avant » et, bien que je l'ignore encore à ce jour, un « après »). Comme je l'ai déjà évoqué, cette relation a une dimension métaphysique, mais il y a également des données purement psychologiques à prendre en compte.

Je prends conscience de mon faux-complexe d'Œdipe… Vers l'âge de quatre ans, je me souviens avoir dit à ma mère que je voulais l'épouser. Classique. Ma mère me répond alors que c'est impossible car elle est déjà mariée à mon père. La réaction normale eut été d'éprouver une jalousie, un désir d'écarter mon père de l'équation. Un peu étonné, je me contente de répondre « Et alors ? Ça ne t'empêche pas de te marier avec moi aussi ! ». Je me souviens avoir ressenti une certaine contrariété devant ce que je considérais comme un faux problème : nous pouvions parfaitement faire ménage à trois ! Ma réaction était en fait conditionnée par le schéma familial instauré par ma mère. Cette femme désirait, tout au long de sa vie, être au cœur de l'attention. Elle ne supportait pas que mon père me témoigne de l'affection ou réciproque. Nous étions « ses » hommes, nous devions lui donner de l'affection à elle et c'est tout ! La triangulaire père-mère-enfant était donc brisée au profit d'une double interaction mère-enfant/mère-père. Lorsque j'étais encore très jeune, mon père souffrait d'ailleurs que ma mère se refuse à m'envoyer au lit avant minuit : leur couple n'avait plus d'intimité. J'en arrive à m'étonner que ma mère ait, par la suite, si mal pris que mon père ait une liaison extra-conjugale, considérant qu'elle-même le trompait symboliquement avec son propre fils ! Je repense ensuite à Laurence, mon premier « amour » de cinq à sept ans. Nous sommes en troisième année de maternelle. Laurence est officiellement considérée comme la « plus belle fille de l'école », de même que sa mère, divorcée (c'est encore rare à cette époque), est considérée comme l'une des plus belles femmes de la ville. Une lignée de princesses. J'ai moi-même ma petite cour et, sans avoir encore vu de film américain pour ados, nous reproduisons le schéma archétypal du capitaine de l'équipe de foot et de la capitaine des cheeleaders. Nous sommes deux gosses aux personnalités fortes qui déjà, en maternelle, se considèrent comme des individus à part entière alors que nos camarades sont encore les « choses » de leurs parents. De cette force de caractère, nous tirons une fierté immense. Un beau jour, ma grand-mère fait une plaisanterie : « à ce rythme, vous allez vous marier quand vous serez grands ». Laurence et moi nous jetons sur cette idée : nous annonçons à toute l'école que nous sommes désormais fiancés, et l'idylle durera près de trois ans. Ça vaudrait vraiment le coup de se demander pourquoi deux gosses de cinq ans, aux ego surdimensionnés et aux familles déstructurées, transforment avec autant de ferveur une remarque anodine en quelque chose de si sérieux.

Ensuite on me change d'école. Je perds ma princesse. Je perds aussi mon statut social. Sans compter que mon père se fait de plus en plus absent et que ma mère sombre dans la démence, la violence et l'alcool. Le temps passe et, par automatisme, je caresse du regard Christelle, la fille la plus populaire de mon nouvel établissement scolaire. Mais nous ne jouons pas dans la même cour : Christelle est inaccessible et toutes le seront longtemps. D'autant que l'on déménage sans cesse : autant de nouvelles écoles, et à chaque fois je suis de nouveau le « nouveau ». Les gamins sont cruels avec les étrangers. Jusqu'au lycée, où la roue tourne enfin. Finalement, ma quête n'était-elle pas aussi celle d'un idéal perdu ? Celui de mon premier amour et de ce qu'il représentait ? Je ne sais. J'ai gravi les échelons jusqu'à la fille aux yeux de miel, jusqu'à la rouquine, jusqu'à la princesse indienne… Toujours plus belles, toujours plus désirées, toujours plus valorisantes… Je ne les choisis certes pas que selon ce critère : leurs personnalités y sont pour quelque chose (et sont sans doute aussi pour quelque chose, au-delà de leur physique, dans la fascination qu'elles exercent sur les hommes)… Mais je prends conscience qu'il y a un plan secret, caché derrière toutes ces conquêtes… Il y a la reconquête de mon paradis perdu. Il y a aussi la reconquête de ma fierté, moi qui, de « capitaine de l'équipe de football » à cinq ans, dégringola ensuite au statut de vilain petit canard. Il y a aussi, plus simplement, un désir de joie, de satisfaction. Je me souviens des photographies du mariage de mes parents, en 1964. Mon père a l'air terrifié. Ma mère rayonne, triomphe. Mais mon père, le pauvre homme… Son regard dit son inquiétude, sa peur d'être en train de vivre le pire glissement de terrain de son existence. Finalement ils seront heureux pendant près de quinze ans. Puis les choses se délitent, je suis englouti par la démesure de leurs déchirements. Tout ceci me renvoie aussi au syndrome de la princesse qui sévit dans ma famille maternelle. Mon arrière grand-mère était une princesse. Ma grand-mère était une princesse. Ma mère était une princesse. Toutes dominantes, capricieuses, féministes, rayonnantes d'orgueil et consacrant leurs existences à s'assurer que ceux qui les entourent les vénèrent. Ma mère a un garçon. Si j'avais eu une sœur, elle aurait hérité de cette malédiction. Mais c'est à moi qu'échoit cette responsabilité : perdurer la lignée des princesses. Je peux bien me tortiller dans tous les sens dans mon identité sexuelle, être efféminé, passer pour bi ou carrément homo auprès de pas mal de gens, je reste un homme hétéro. Inconsciemment, le seul moyen pour moi d'être une princesse est de les côtoyer au plus près, de m'imbiber de leur majesté. Et le plus près, c'est le couple. Ceci explique cela.

Toutes ces prises de conscience me laissent un peu essoufflé, je décide de faire une pause dans mon introspection et de revenir au présent. Je lève les yeux et l'étagère de livres qui est en face de moi a bougé. Je l'ai vue vibrer comme si elle était en caoutchouc. La fatigue me donne des hallucinations. Je devrais dormir, mais comme toujours mon élan de vie me pousse à la veille. J'établis alors une liste des choses qu'il faut que je fasse en rentrant : enregistrer une démo – et pourquoi pas un album ? – avec Shoona Sassi ; enclencher un grand nombre de réformes administratives dans mon collectif, Neweden, dont le fonctionnement est bien trop anarchique ; créer un site internet pour le collectif et un autre pour moi ; lancer Mercure Liquide une fois pour toute ; finaliser le contrat avec Pointe Noire et trouver des dessinateurs pour Épeira et Wasted World (un autre scénario en cours) ; finaliser les corrections de L'incident Œdipe et l'envoyer aux éditeurs… Comme toujours, j'ai les yeux plus gros que le ventre et j'en suis conscient. Mais je ne puis m'en empêcher, c'est plus fort que moi… Je songe qu'il sera bien temps, quand je serai plus âgé et plus sage, de faire une seule chose à la fois… Et puis je mange, et puis je vais – enfin – me coucher…


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 13).
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