Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
Décollage
ici.
Expérience
précédente : The Lijiang Experience (Pt. 11).
07
octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience,
Lijiang (Yunnan).
Douzième
jour. Á
force de me décaler chaque soir et chaque matin, je finis par la
faire, ma nuit blanche ! Je m'offre ma première matinée à
Lijiang : à huit heures, je sirote un café au Photo Café. Mon
seul compagnon est un homme d'une soixantaine d'années, qui remplit
lui aussi les pages d'un carnet. Son allure de vieux briscard m'amène
à songer qu'il est photojournaliste et qu'il a fait dix fois le tour
du monde. Je songe que le moelleux tofu chinois me manquera en
France, où l'on ose nommer tofu des trucs
bio durs comme du bois !
Je bois plus de café, je mange, j'expédie quelques emails, et puis
à dix heures et demi, je me rends compte qu'il faut arrêter le
délire : je suis trop fatigué pour me lancer à l'aventure
avec mon sac à dos. Je me résous donc à faire ce que j'aurais dû
faire dès le départ : me coucher tôt, reprendre un rythme
normal et partir en forme le lendemain.
Le
destin, pourtant, met immédiatement en route la machinerie qui va me
conduire à rester ici beaucoup plus longtemps (ce qui aura, vous le
verrez, diverses conséquences bonnes et mauvaises). Tout démarre
avec un petit chat roux. À
Lijiang, quelques commerçants trouvent en effet pertinent d'attacher
des chats à leur devanture. Sauf que chat n'est pas chien, et les
pauvres créatures passent la journée à miauler en tirant sur leur
laisse (Dieu, merci, cette pratique a disparu depuis : les
Chinois ont sans doute réalisé que les Occidentaux trouvent ça
d'un goût douteux). Tous ces chats attachés me brisent le cœur, et
je m'arrête pour caresser le rouquin un instant, lui offrir quelque
maigre réconfort. Il n'y a personne autour et la boutique (un
disquaire) est fermée. J'hésite, mais je n'ose libérer le félin :
il est inévitable que quelqu'un me verra faire, et tout cela
pourrait m'attirer les pires ennuis. Je vais, en désespoir de cause,
en parler avec Yanli, une des serveuses du Prague Café. J'envisage
sérieusement d'acheter le chat à son « propriétaire »
et de le libérer ensuite. Mais la jeune fille m'explique que c'est
impensable. D'une part, le tenancier du magasin de CD's « aime »
son chat, et il refusera de s'en séparer. Par ailleurs, le chat
serait rapidement récupéré par quelqu'un qui l'attacherait de
nouveau, voire le mangerait. Il n'y a rien à faire.
Plus
tard, sur une terrasse, je me retrouve pris en otage au milieu d'une
curieuse cacophonie : Un disque d'Enigma, un autre de house
music, un troisième de
R&B,
un Naxi qui joue de la flûte traditionnelle, une perceuse, les
oiseaux qui piaillent et les gens qui parlent. Ce chaos, allez savoir
pourquoi, m'évoque la France, ma vie lyonnaise. Je réalise que je
n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis dix jours et que c'est
appréciable. En réalité, j'évolue dans un milieu social (le
milieu artistique) où il faut une volonté de fer pour échapper à
l'alcool, aux cannabis et aux drogues de toutes sortes. Tout, comme
l'évoquera si bien Brett Easton Ellis dans son roman Lunar
Park, se trame sur fond de
fêtes : les rencontres importantes, la construction du réseau
social… Il y a certes d'autres contextes, plus formels, mais en
fait c'est là que ça se passe, aux fêtes. Si vous n'y êtes pas,
vous n'êtes nulle part. Et forcément, lorsque vous sortez tout le
temps, et lorsqu'en plus vous y prenez goût, il y a de fortes
chances que vous vous métamorphosiez en alcoolique mondain… À
ce sujet, je me fais aussi la remarque que les femmes sont bien
contradictoires. Passés vingt-cinq ou trente ans, elles mènent une
guerre sans merci contre leurs hommes s'ils boivent ou fument. Mais
lorsqu'elles ont vingt ans, c'est une autre affaire. Je m'en souviens
très bien, parce que je n'ai commencé à consommer de l'alcool et
du cannabis qu'après le bac, en entrant à l'université. Au lycée,
je me faisais souvent regarder de haut par des filles parce que je ne
buvais et ne fumait pas. Arrivé à l'université, c'était parfois
carrément parce que je n'avais jamais consommé d'ecstasy, d'acides,
de coke… N'avoir pas procédé à ces rituels initiatiques
équivalait à être un peu un « bébé », à ne pas
connaître la « vraie vie », une sorte de pucelage
chimique en somme. Il ne faut pas le nier, il y a à ce sujet une
pression sociale exercée par les jeunes filles sur les jeunes
garçons. Alors forcément, pas que pour cela mais en partie pour
cela, je me suis mis à boire, à fumer, à m'essayer
occasionnellement à certaines drogues dures… Et j'ai en effet vu
certaines de ces dames m'accorder davantage de considération. Et j'y
ai pris goût. Il est probable pourtant que ces mêmes jeunes filles
commenceront bientôt à se plaindre de leurs hommes qui boivent
trop, sortent trop, fument trop de pétards… Et bien oui les
pétasses : ils sont tombés dans le puits dans lequel vous les
avez poussés, alors ne venez pas pleurnicher ensuite !
Photo : Dr. Ma Pingke |
Vers
seize heures, mes errances me conduisent sur la grand-place, et je
suis le témoin privilégié d'une scène touchante. Une vingtaine de
vieux et de vieilles Naxi chantent en chœur, pour le simple plaisir
de chanter. En compagnie d'un seul et unique jeune homme, presque un
adolescent, ils se livrent à une incantation qui emprunte sa
structure au gospel : le jeune « appelle » et les
vieillards « répondent ». Je m'assois à côté d'eux,
écoute longuement leur litanie, qui se veut nostalgique et leur
donne un air très solennel. Ils cessent au bout d'un long moment, et
le groupe se sépare tout en échangeant de grands sourires épanouis,
radieux, sereins. La plupart semblent avoir quatre-vingts ans,
quatre-vingt-dix peut-être… Cela signifie qu'ils sont nés aux
alentours de 1910-1920. Lorsqu'ils étaient jeunes, le Yunnan vivait
dans des conditions médiévales, tel qu'il avait vécu des siècles
durant. Aujourd'hui, leurs petits enfants possèdent des télévisions,
des téléphones portables, des ordinateurs connectés à internet.
Aujourd'hui, des milliers de touristes affluent chaque année du
monde entier. Quelle différence, quel monde entre le Yunnan de leur
enfance et celui de leur crépuscule ! Si l'on repense à cette histoire tumultueuse de la Chine moderne, à la multitude de
cataclysmes à laquelle ces gens ont survécu : les Seigneurs de
la Guerre, la Guerre Civile, le seconde Guerre Mondiale, la famine du
Grand Bond en Avant, la Révolution Culturelle (les minorités,
attachées à leurs traditions, furent d'autant plus persécutées)…
Tant de fois ont-ils dû frôler la mort ! Il est alors doux de
les voir ainsi s'amuser, de se figurer leur soulagement en ces temps
de paix et de prospérité, leur satisfaction de finir leurs jours à
l'abri des armes et de la faim, sachant qu'un avenir meilleur attend
leurs petits-enfants… Les Naxis de Lijiang ont en outre la chance
d'être protégés par le régime qui les oppressa jadis : les
autorités chinoises ont expié les pêchés de Mao en offrant nombre
de compensations aux minorités. De fait, les Naxis jouissent de
certains privilèges, par exemple d'être seuls à pouvoir posséder
des biens immobiliers dans la vieille ville, ce qui les met aux
premières loges pour profiter du pognon des touristes. Quels
qu'aient pu être leurs joies, leurs douleurs, leurs rêves, leurs
échecs, leurs grandeurs et leurs bassesses, ces vieux Naxis
m'émeuvent, éveillent en moi un respect sans borne. Leurs visages
ridés, fripés, usés par les ans, m'apparaissent plein de grâce et
de bonté. Que ne parle-je naxi ou chinois ! J'aimerais tant
qu'ils puissent me raconter leurs vies, leurs périples… Mais si
quelqu'un doit en noter la trace et l'offrir en héritage au monde,
il faudra malheureusement que cela soit un autre que moi…
Il
est inévitable que j'échoue ensuite au Prague Café, et je poursuis
par écrit un travail d'auto-analyse commencé depuis quelques mois.
Depuis la Confession publique,
les choses ont progressé, mon analyse s'affine peu à peu… Il y a
quelque chose de complexe dans la quête qui m'a conduite à ma
princesse indienne, pierre angulaire de ma vie affective (il y aura
un « avant » et, bien que je l'ignore encore à ce jour,
un « après »). Comme je l'ai déjà évoqué, cette
relation a une dimension métaphysique, mais il y a également des
données purement psychologiques à prendre en compte.
Je
prends conscience de mon faux-complexe d'Œdipe… Vers l'âge de
quatre ans, je me souviens avoir dit à ma mère que je voulais
l'épouser. Classique. Ma mère me répond alors que c'est impossible
car elle est déjà mariée à mon père. La réaction normale eut
été d'éprouver une jalousie, un désir d'écarter mon père de
l'équation. Un peu étonné, je me contente de répondre « Et
alors ? Ça ne t'empêche pas de te marier avec moi aussi ! ».
Je me souviens avoir ressenti une certaine contrariété devant ce
que je considérais comme un faux problème : nous pouvions
parfaitement faire ménage à trois ! Ma réaction était en
fait conditionnée par le schéma familial instauré par ma mère.
Cette femme désirait, tout au long de sa vie, être au cœur de
l'attention. Elle ne supportait pas que mon père me témoigne de
l'affection ou réciproque. Nous étions « ses » hommes,
nous devions lui donner de l'affection à elle
et c'est tout ! La triangulaire père-mère-enfant était donc
brisée au profit d'une double interaction mère-enfant/mère-père.
Lorsque j'étais encore très jeune, mon père souffrait d'ailleurs
que ma mère se refuse à m'envoyer au lit avant minuit : leur
couple n'avait plus d'intimité. J'en arrive à m'étonner que ma
mère ait, par la suite, si mal pris que mon père ait une liaison
extra-conjugale, considérant qu'elle-même le trompait
symboliquement avec son propre
fils ! Je repense
ensuite à Laurence, mon premier « amour » de cinq à
sept ans. Nous sommes en troisième année de maternelle. Laurence
est officiellement considérée comme la « plus belle fille de
l'école », de même que sa mère, divorcée (c'est encore rare
à cette époque), est considérée comme l'une des plus belles
femmes de la ville. Une lignée de princesses. J'ai moi-même ma
petite cour et, sans avoir encore vu de film américain pour ados,
nous reproduisons le schéma archétypal du capitaine de l'équipe de
foot et de la capitaine des cheeleaders.
Nous sommes deux gosses aux personnalités fortes qui déjà, en
maternelle, se considèrent comme des individus à part entière
alors que nos camarades sont encore les « choses » de
leurs parents. De cette force de caractère, nous tirons une fierté
immense. Un beau jour, ma grand-mère fait une plaisanterie :
« à ce rythme, vous allez vous marier quand vous serez
grands ». Laurence et moi nous jetons
sur cette idée : nous annonçons à toute l'école que nous
sommes désormais fiancés, et l'idylle durera près de trois ans. Ça
vaudrait vraiment
le coup de se demander pourquoi
deux gosses de cinq ans, aux ego surdimensionnés et aux familles
déstructurées, transforment avec autant de ferveur une remarque
anodine en quelque chose de si sérieux.
Ensuite
on me change d'école. Je perds ma princesse. Je perds aussi mon
statut social. Sans compter que mon père se fait de plus en plus
absent et que ma mère sombre dans la démence, la violence et
l'alcool. Le temps passe et, par automatisme, je caresse du regard
Christelle, la fille la plus populaire de mon nouvel établissement
scolaire. Mais nous ne jouons pas dans la même cour :
Christelle est inaccessible et toutes le seront longtemps. D'autant
que l'on déménage sans cesse : autant de nouvelles écoles, et
à chaque fois je suis de nouveau le « nouveau ». Les
gamins sont cruels avec les étrangers. Jusqu'au lycée, où la roue
tourne enfin. Finalement, ma quête n'était-elle pas aussi celle
d'un idéal perdu ? Celui de mon premier amour et de ce qu'il
représentait ? Je ne sais. J'ai gravi les échelons jusqu'à la
fille aux yeux de miel, jusqu'à la rouquine, jusqu'à la princesse
indienne… Toujours plus belles, toujours plus désirées, toujours
plus valorisantes… Je ne les choisis certes pas que selon ce
critère : leurs personnalités y sont pour quelque chose (et
sont sans doute aussi pour quelque chose, au-delà de leur physique,
dans la fascination qu'elles exercent sur les hommes)… Mais je
prends conscience qu'il y a un plan
secret, caché derrière
toutes ces conquêtes… Il y a la reconquête de mon paradis perdu.
Il y a aussi la reconquête de ma fierté, moi qui, de « capitaine
de l'équipe de football » à cinq ans, dégringola ensuite au
statut de vilain petit canard. Il y a aussi, plus simplement, un
désir de joie, de satisfaction. Je me souviens des photographies du
mariage de mes parents, en 1964. Mon père a l'air terrifié. Ma mère
rayonne, triomphe. Mais mon père, le pauvre homme… Son regard dit
son inquiétude, sa peur d'être en train de vivre le pire glissement
de terrain de son existence. Finalement ils seront heureux pendant
près de quinze ans. Puis les choses se délitent, je suis englouti
par la démesure de leurs déchirements. Tout ceci me renvoie aussi
au syndrome de la princesse qui sévit dans ma famille maternelle.
Mon arrière grand-mère était une princesse. Ma grand-mère était
une princesse. Ma mère était une princesse. Toutes dominantes,
capricieuses, féministes, rayonnantes d'orgueil et consacrant leurs
existences à s'assurer que ceux qui les entourent les vénèrent. Ma
mère a un garçon. Si j'avais eu une sœur, elle aurait hérité de
cette malédiction. Mais c'est à moi qu'échoit cette
responsabilité : perdurer la lignée des princesses. Je peux
bien me tortiller dans tous les sens dans mon identité sexuelle,
être efféminé, passer pour bi ou carrément homo auprès de pas
mal de gens, je reste un homme hétéro. Inconsciemment, le seul
moyen pour moi d'être une princesse est de les côtoyer au plus
près, de m'imbiber de leur majesté. Et le plus près, c'est le
couple. Ceci explique cela.
Toutes
ces prises de conscience me laissent un peu essoufflé, je décide de
faire une pause dans mon introspection et de revenir au présent. Je
lève les yeux et l'étagère de livres qui est en face de moi a
bougé. Je l'ai vue vibrer comme si elle était en caoutchouc. La
fatigue me donne des hallucinations. Je devrais dormir, mais comme
toujours mon élan de vie me pousse à la veille. J'établis alors
une liste des choses qu'il faut que je fasse en rentrant :
enregistrer une démo – et pourquoi pas un album ? –
avec Shoona Sassi ; enclencher un grand nombre de réformes
administratives dans mon collectif, Neweden, dont le fonctionnement
est bien trop anarchique ; créer un site internet pour le
collectif et un autre pour moi ; lancer Mercure Liquide une fois pour toute ;
finaliser le contrat avec Pointe Noire et trouver des dessinateurs
pour Épeira
et Wasted World (un
autre scénario en cours) ; finaliser les corrections de
L'incident Œdipe
et l'envoyer aux éditeurs… Comme toujours, j'ai les yeux plus gros
que le ventre et j'en suis conscient. Mais je ne puis m'en empêcher,
c'est plus fort que moi… Je songe qu'il sera bien temps, quand je
serai plus âgé et plus sage, de faire une seule chose à la fois…
Et puis je mange, et puis je vais – enfin – me coucher…
Prochaine
expérience : The Lijiang Experience (Pt. 13).
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