30 mars 2015

The China Experience - 5/ The Erlian Experience

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Out-of-time Experience.


10 septembre 2002 – 12 septembre 2002 : The Erlian Experience, Erenhot (Mongolie Intérieure).

Parvenu à Erenhot (également appelée Erlian), j’ai dans l’idée de sauter dans le premier train pour Oulan-Bator, la capitale mongole. Je suis loin d’imaginer qu'on ne sort pas d'Erenhot aussi facilement qu'on y entre... J’apprends tout d’abord qu’il n’y a pas de train avant le lendemain et que les guichets sont fermés à cette heure tardive. Va pour une nuit d’hôtel ! Avec ses quinze mille âmes, pour la plupart mongoles, Erenhot est à peu près tout ce que l’on imagine lorsqu’on évoque une « ville du bout du monde ». Perdue au milieu du désert, la bourgade semble isolée, loin de tout, étrange, spectrale, figée… La population locale a comme un air hébété d’être là et d'ailleurs, on ne peut que se demander comment et pourquoi qui que ce soit voudrait vivre ici ? Les touristes que l’on croise paraissent plus ahuris encore, comme s'ils se demandaient comment leur voyage a pu les conduire en un lieu aussi absurde. Paradoxalement, les chambres sont hors de prix. Je parviens tout de même à en trouver une qui soit abordable au Jivango Hotel, où m’attend une séquence des plus surréalistes.

La patronne, une quarantenaire boulotte, est à ce point survoltée que je me demande si elle n’est pas shootée aux amphètes. Elle me conduit dans une chambre et, alors que je ne demande qu’à m’écrouler dans mon lit, la voilà qui s’escrime sur la télévision qui refuse d'afficher autre chose que de la neige, comme si son bon fonctionnement était une question de vie ou de mort. J'ai beau protester que, vraiment, ce n'est pas grave, elle s'obstine dix bonnes minutes à triturer vainement les boutons et, en désespoir de cause, fait finalement venir une de ses assistantes… qui rebranche la prise d’antenne ! Je m’apprête à soupirer de soulagement lorsqu’elle se met à zapper comme une forcenée jusqu’à trouver un programme qui lui paraisse convenable : et c’est à Erenhot, au milieu de nulle part, que je vois apparaître sur l’écran… les Télétubbies ! Elle reste alors figée, debout à côté de la télévision, les yeux fixés sur moi, un sourire crispé, comme guettant quelque signe d’approbation de ma part que je m’efforce de lui donner, mais je ne dois pas être convainquant car elle ne bouge pas d’un pouce. Je me demande où tout cela nous mène exactement, lorsqu'une jeune fille pénètre sans crier gare dans la chambre, s’assied sur le canapé en face du lit et adopte le même sourire figé, le même regard fixe que sa patronne. À ce stade, avec ces deux femmes chelous qui me dévisagent et les Télétubbies qui déraillent en boucle, je pense avoir basculé dans un film de David Lynch. Comme rien ne se passe, je décide en désespoir de cause de leur offrir une cigarette à chacune, et m’en allume une, voir si peut-être ce geste pourrait provoquer quelque chose. Tout ce que ça provoque, c’est qu’elles commencent à parler entre elles dans une langue qui est peut-être du chinois ou peut-être du mongol. La jeune fille semble embarrassée et proteste, intime la patronne de faire quelque chose (mais quoi ?). Leur manège dure encore une minute ou deux, jusqu’à-ce que la patronne me demande d'une traite : « Sex OK ? ». Je m'exclame « Nooooo ! » et là, d'un coup, c’est comme si je venais de mettre un terme au suspense le plus insoutenable de l'histoire de la Chine. Les deux femmes éclatent de rire, j’en fais autant et, après que la patronne soit confondue en excuses à n’en plus finir, elles se décident enfin à me laisser seul. Je m’empresse de faire taire les Télétubbies et m’endors devant les infos : on y décrit en Chinois les gesticulations de George W. Bush qui, d’après ce que je comprends, persiste à vouloir envahir l’Irak.

Je rêve de la Québéquoise, de la rouquine, de ma princesse indienne, de ma grand-mère et – allez savoir pourquoi – ma première pensée au réveil est que je dois faire attention à ne pas avoir d’enfants si je ne suis pas convaincu d’en avoir envie… Je retourne ensuite à la gare, naïvement convaincu que je n’aurai plus qu’à prendre un train. Mais pour prendre un train il faut un billet et pour prendre un billet, il faut… Euh… Personne, justement, ne sait ce qu’il faut faire. Les guichets sont fermés, semblent fermés en permanence. Après la séquence Lynch d’hier je me retrouve en plein Kafka : le personnel de la gare me dit que tel guichet ouvre à telle heure mais il n’ouvre pas, que tel autre ouvre à telle autre heure mais il n’ouvre pas non plus, et ainsi de suite… Je me poste devant la gare en attendant mais cela ne sert qu’à attirer des rabatteurs qui ne parlent pas un mot d’anglais, parviennent juste à me faire comprendre que peut-être, si je leur donne de l’argent, ils pourraient bien m'obtenir un billet de train. Malgré toute leur insistance (courtoise mais ô combien lourdingue), je ne suis pas décidé à filer mes yuans au premier type qui passe au risque de me faire arnaquer. Après vingt minutes de vaines négociations, je suis même obligé de m’énerver pour me débarrasser du plus têtu d’entre eux. Je croise un touriste qui est exactement dans la même situation que moi : il erre ici depuis deux jours, espérant trouver le moyen d’acheter un billet sans comprendre comment on doit s’y prendre. Un second touriste, lui, vient de Mongolie et va vers Beijing, ce qui lui a permis de se rabattre sur un bus en désespoir de cause. Je suis là à me gratter la tête, à me demander ce que je vais faire avec mon sac à dos sous le cagnard qui empire d’heure en heure, où je pourrais bien aller pisser, comment et quand partir d’ici, où dormir ce soir et tout autour la rue poussiéreuse m’offre le spectacle d’un ballet de rickshaws. Il y a une drôle d’énergie dans cette ville, un truc dans l’air, bizarre et pas très rassurant. Un Mongol va finalement me tirer de ce pétrin : un rabatteur comme les autres mais qui lui au moins parle anglais, de sorte que je peux obtenir quelque garantie. En gros, il me dit qu’il lui est possible de se procurer un billet de train, mais seulement le lendemain, et par un biais autre que les guichets de la gare car les guichets de la gare sont toujours fermés. Quand je lui oppose que les employés de la gare m’ont dit le contraire, il admet qu’ils sont parfois ouverts, mais personne ne sait jamais à l’avance lequel ni quand, pas même les employés de la gare qui ne vous donnent une heure d'ouverture que par politesse (c'est typiquement chinois). Il m'inspire confiance, mais je ne vais pas non plus lui lâcher mes thunes comme ça, aussi je lui demande de m’indiquer un hôtel pas cher, tenu par des gens qu’il connaît, de sorte qu’il sache que je pourrai le retrouver si besoin.

Il me conduit dans une petite guesthouse au beau milieu du marché et les choses continuent d'être de plus en plus étranges. Je partage ma chambre (si on peut appeler ça une chambre) avec deux jeunes Mongoles et des piles de boites à chaussures. C'est en fait l’arrière-boutique d’un dealer de fausses Nike. La pièce aux murs verts est sale, encombrée, sombre, sinistre, sans fenêtre, éclairée par une ampoule de vingt watts… Mes deux compagnes de chambrée sont obèses et peu raffinées, rotent à tours de bras et enfournent une quantité intolérable de chips… Bon, pour moins de deux euros la nuitée (contre plus de dix au Jivango), je ne vais pas me plaindre. Je passe le reste de la journée à déambuler dans la petite ville, fais une halte dans une espèce de parc en travaux, avec des colonnes de pierre emballées dans du plastique (?), je mange en tout et pour tout sept bananes, constate que tout à Erenhot rivalise de laideur, que certains bâtiments sont au bord de la ruine, et je commence dors et déjà à penser en anglais bien que j’écrive en français. Le soir, je m'installe sur le perron de la guesthouse et dévore le riz de ma princesse indienne, sans que personne ne s’étonne de me voir déballer mon réchaud et mon attirail au milieu du marché. Et comme j’en ai fini avec Arnaud Desjardins, je me plonge dans Ceux de 14 de Maurice Genevoix.

Le lendemain, je me réveille à neuf heures pétantes, heure à laquelle mon rabatteur doit me livrer mon billet de train. Évidemment, il n'arrive pas et je commence à me demander si je ne suis pas condamné à passer le reste de mes jours à Erenhot. Les deux obèses ont déserté la chambre et je n'ai d'autre choix que de rester là et attendre. Au passage je manque de peu de m'électrocuter par le crâne : deux fils électriques dénudés pendent du plafond, me gratifient d'un coup de jus lorsque mon cuir chevelu les effleure par mégarde (ça m'apprendra à me raser la tête) ! Un peu avant midi, le type débarque finalement et me colle un billet de train dans la main : de ma vie, j'ai rarement éprouvé un tel soulagement ! Sur le billet il y a écrit treize heures quarante, mais le gars m’affirme que le train ne part qu’à seize heures. Dans le doute, je vais quand même à la gare pour treize heures quarante mais le train, en effet, n’arrive pas avant quinze heures. Une fois à bord, une vieille Mongole et ses deux petits-fils partagent généreusement leur dîner avec moi. Vers dix-neuf heures, nous sommes toujours en gare ! La nuit tombe et on nous distribue oreillers et couvertures. Je passe en tout et pour tout six heures à attendre que le train démarre, ce qui se produit à vingt heures cinquante-trois précisément. Mon cœur s’enflamme de bonheur parce qu'à ce stade, je n’y croyais plus tellement : je me demandais quelle sorte de carrière j'allais pouvoir faire à Erenhot, s'il allait falloir épouser une Mongole obèse et lui faire l'amour tous les soirs en regardant les Télétubbies. Je réalise alors que ça fait une semaine que j’ai atterri en Chine et que ça fait une semaine que je ne fais qu’attendre. Attendre que des trains partent, attendre que des trains arrivent, attendre qu’on veuille me changer un traveller's chèque, attendre que la providence m’accorde de pouvoir quitter Erenhot… Une semaine que je n’ai pas vraiment eu de conversation avec qui que ce soit, que je suis seul dans un environnement inconnu au milieu de gens qui ne parlent pas ma langue, à me demander chaque fois comment parvenir à l’étape suivante. C’est un peu comme la Long Way Home Experience qui avait clôturé le précédent voyage, mais à l’envers puisqu'on est au début du périple. Dans douze heures, je serai à Oulan-Bator et peut-être, enfin, cesserai-je d’attendre ! Cette nuit-là, je rêve que je bouffe de la litière imbibée de pisse de chats et c'est à gerber. Je rêve aussi que je me présente devant une porte sur laquelle il est écrit « Alan Smithee, time traveller ». Une femme ouvre et m’accueille, vêtue d'une sorte de costume de super-héros, et je lui demande « de quand viens-tu ? ». Elle me répond qu'elle vient de quelque part, pas de quand, puis le rêve s'interrompt. Je fais ensuite une série de cauchemars sur un moi-même qui aurait tout raté : la colère me hante, les échecs se répètent, ma famille me harcèle, mes amis ne sont pas de vrais amis… Mon existence est si épouvantable que lorsque je m'éveille et réalise que rien de tout cela n’est vrai, je suis fou de joie.

Dehors, le Gobi est superbe.


Prochaine expérience : The Ulan-Bator Experience (Pt. 1).

23 mars 2015

The China Experience - 4/ The Out-of-time Experience

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Hohot Experience.


10 septembre 2002 : The Out-of-time Experience, de Hohot à Erenhot (Mongolie Intérieure).

Après deux jours solitaires, j’embarque pour Erenhot, à la frontière, d’où je pourrai rejoindre la Mongolie. Ce train-ci ressemble bel et bien aux trains indiens : vieux, sale, inconfortable, charmant… Le trajet dure dix heures, le convoi s’arrêtant dans chaque petit bled que nous traversons (et Dieu sait qu’il y en a !). Un panneau très visible indique en chinois et en anglais qu’il est « interdit de fumer, de cracher et de jeter des détritus au sol ». Dix heures durant, le wagon tout entier ne cessera un seul instant de fumer, de cracher et de jeter des détritus au sol.

Mes compagnons de voyage sont toujours aussi chaleureux. Certains s’obstinent, avec enthousiasme, à m’expliquer tout un tas de choses en dépit du fait que je ne comprends pas un traître mot de ce qu’ils me racontent. Ils sont aussi fort amusés par mon crâne rasé, la pilosité de mes bras, mon acharnement à prendre d’interminables notes sur mon cahier. Je m’amuse de les voir amusés et me voir ainsi amusé les amuse encore davantage : sans posséder un seul mot en commun, nous créons petit à petit un échange, une complicité, la joie simple de partager ce moment pour ce qu’il est… Je me décide pourtant à dégainer mon phrasebook anglais-chinois, car le jeune Meng Niu semble particulièrement désireux de communiquer moins superficiellement. Lui possède un anglais très rudimentaire et oralement incompréhensible, aussi communiquons-nous par écrit, sur mon cahier. Il trouve les mots anglais qui lui manquent dans le phrasebook et écrit ses questions, auxquelles je réponds également par écrit, le tout complété par un langage des signes improvisé. Après un long moment à converser de la sorte, Meng Niu descend du train. Le wagon se vide progressivement, au fil des heures et des villages.

Les deux dernières heures de ce voyage sont d'une étrangeté savoureuse, hors de l'espace et du temps. Je ne suis plus entouré que d’une quinzaine de passagers, qui se sont habitués à ma présence et ne me prêtent plus grande attention. Les petits hauts parleurs distillent de délicieuses mélodies orientales kitsch et tendres. Au dehors, la steppe a cédé au désert de Gobi. La poussière de la plaine s’infiltre finalement dans le wagon, de sorte que nous nous retrouvons au milieu d’un nuage ocre qui donne à la scène un aspect irréel. Dehors, l’immensité est magnifique et pourtant, il y a dans ces plaines quelque chose de vraiment désolé. Je n’avais pas ressenti cela dans le chaud désert du Thar, en Inde. Le Gobi semble hanté par une présence inquiétante et ancienne. Sont-ce les spectres de ces dinosaures dont les carcasses, paraît-il, sont ici abondantes ?

La quinzaine de passagers est détendue : d'aucuns jouent aux cartes, d’autres papotent. Une mère s’amuse des « meyyou » répétés de son fils (la phase du « non » n’est donc pas l’apanage des petits Occidentaux). L'enfant est magnifique, les traits lisses et réguliers, le regard malicieux… Je songe que si un jour nous devions en avoir un avec ma princesse indienne, je voudrais qu’il lui ressemble… Durant quelques minutes, il y a quelque chose de magique dans l’air : le temps s’est figé dans le wagon plein de poussière. Il semble que tout le monde expérimente ensemble un instant de sérénité absolue. La mère et son petit, les joueurs de cartes, ceux qui observent en silence l’immortel Gobi : chacun goûte à la magie du sable qui caresse les peaux, chatouille les narines, danse autour des voyageurs sur les notes malicieuses d’une chanson populaire enfantine et gaie.

Je note finalement tout cela sur mon cahier et, pour une fois, personne ne vient lire par-dessus mon épaule. Je crois que mes compagnons de voyages sont, en cet instant précis, respectueux de ma découverte. Tel un charmeur de serpent, le Grand Gobi m’a délivré du poids de mes pensées. Il me semble même surprendre quelques regards attendris, posés sur moi : l’étreinte du Gobi, eux la connaissent depuis toujours, ils savent son pouvoir sur l’âme humaine.


Prochaine expérience : The Erlian Experience.

16 mars 2015

The China Experience - 3/ The Hohot Experience

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Great Leap Forward Experience.


07 septembre 2002 – 10 septembre 2002 : The Hohot Experience (Mongolie Intérieure).

« Hou-heu-ho-teu » est aussi différente de Shanghai et Beijing que New Delhi l’est de Paris. Enfin je découvre ce qui me semble être la vraie Chine, en tout cas autre chose que la Chine-vitrine et ultramoderne de la côte : une ville de poussière, aux rues à peine goudronnées, aux caniveaux débordants de détritus. Les marchands squattent le pavé devant leurs petites échoppes sombres, dont les enseignes affichent, outre les caractères chinois, la très curieuse écriture mongole tout en traits verticaux. Je découvrirai bientôt que, par un curieux paradoxe, cette écriture traditionnelle ne subsiste qu’en Mongolie chinoise. La nation mongole y a quant à elle totalement renoncé au profit de l’alphabet cyrillique, trace indélébile du protectorat soviétique. Les Mongols de Chine étant, si l'on en croit les médias occidentaux, une « minorité opprimée » au même titre que les Tibétains, il est assez surprenant de voir leur écriture subsister ici davantage que dans leur propre pays.

Je me lancerais bien à la découverte de cette ville qui me rappelle l’Inde mais je suis à bouts de forces, il est impératif que je m’écroule au plus vite dans une chambre d’hôtel. Je dors quelque chose comme dix-huit heures d’affilée, de telle manière qu’à mon réveil, je suis convaincu d’avoir dormi plus de deux jours et deux nuits. Cette idée, j'ignore pourquoi, me met en panique. Durant quelques minutes, la perspective des trois mois qui m’attendent en terre inconnue, loin de ma princesse indienne qui me manque déjà, me terrifie. Puis je recouvre mes esprits et me décide à explorer Hohot. Il se trouve que je n’ai plus un yuan sur moi, aussi je me précipite dans une banque pour y changer un traveller’s cheque. La Bank Of China est ouverte mais une guichetière m’explique très poliment qu'il est impossible d'encaisser un traveller’s chèque le week-end. J’essaie d’argumenter que puisque la banque est ouverte, je ne vois pas où est le problème mais elle ne veut rien savoir. Je tente une autre agence où l'on me fait la même réponse. Non seulement cela m’oblige à passer un jour de plus à Hohot, mais quand je dis que je n’ai plus un yuan, je n’ai réellement plus un yuan. Je panique un peu à l’idée de devoir jeûner jusque au lendemain, puis me souviens que ma bonne étoile a encore frappé. En prévision de mon camping dans la steppe (où, contrairement au désert indien, je ne trouverai aucune brindille pour alimenter mon feu), j’ai emporté une gamelle, une fourchette et un petit réchaud à gaz. Par ailleurs, ma princesse indienne a fourré dans mon sac un sachet de riz et un autre de pâtes. J’avais eu beau protester en long en large et en travers que je n’avais pas besoin de m’encombrer de ça, elle avait tant et si bien insisté que j’avais fini par céder. Et c’est ainsi que grâce à elle, j'évite de mourir de faim et me retrouve à faire cuire des pâtes, sans sel ni huile, avec un réchaud à gaz dans une chambre d’hôtel (en me demandant si j'ai vraiment le droit de faire ça) ! Dans cette même chambre, je fais également connaissance avec la télévision chinoise : j’ai beau n’y rien comprendre, je suis fasciné.

Le lendemain, je peux enfin changer mes traveller's chèques. Requinqué par une autre nuit de sommeil, je passe la journée à déambuler, me posant çà-et-là, dans des ersatz de parcs, avec mon bouquin d’Arnaud Desjardins. Les habitants de Hohot sont moins communicatifs (sans doute parce que moins anglophones) que ceux de Shanghai et Beijing, aussi personne ne vient faire la conversation avec moi. Lonely can be sweet.


Expérience suivante : The Out-of-time Experience.

14 mars 2015

Confluences 5 : Soirée mousse

Chérie ?
Oui ?
Regarde dehors.
Oh...
Oui.
La journée va être longue...
Oui.
Profitons du calme tant qu'il dort.
Oui.


J'saute du lit j'pête la forme en dépit d'la race historique que j'me suis mise hier (rhum + coke + MDMA + amphètes + un acide pour faire bonne mesure). J'm'attendais à trouver une doll avec moi dans l'lit mais j'suppose que j'étais trop fait pour baiser, ou bien la doll s'est cassée d'bonne heure j'sais pas, c'est pas grave on s'en fout. J'checke le réveil : onze heures et quart, ça va, j'ai toute la journée pour décuver, composer un peu p't'êt', puis j'me souviens qu'c'est mon anniversaire et qu'on r'met ça c'soir ! J'me d'mande c'que Sof' a concocté mais l'an dernier pour mes vingt-neuf ça a été mémorable ! Deux-cents personnes facile, Zazie, Obispo, du vrai V.I.P. du lourd ! Alors là pour les trente elle a dû m'préparer un truc de malades ! Ouaaais ! Ça va l'faire !

Comme j'vais j'ter un œil à ma tronche histoire d'voir l'étendue des dégâts, j'me r'trouve un peu étonné quand-même : j'ai une tête ! J'veux dire on croirait qu'j'ai pris dix ans dans la nuit ! Bon c'est pas grave, après trois quatre cafés et trois quatre lignes j'aurais d'nouveau un good style ! J'me précipite à la cuisine en hurlant « Clara ! » mais Clara vient pas, répond pas, j'commence à en avoir marre d'cette bonniche qui fiche rien, j'vais d'mander à Sof' d'en trouver une aut' j'crois bien.


Il entre en trombe dans la cuisine en hurlant à Clara qu'il veut un café sur le champ, mais c'est sa mère qu'il trouve en train de verser du grain dans la machine. Elle se tourne doucement vers lui, impassible :
Assieds-toi mon chéri, ton café sera prêt dans quelques minutes.
Il se fige un instant, ahuri, regarde de-ci de-là s'il y a quelqu'un d'autre – Clara peut-être ?
M'man ? Mais putain mais qu'est-ce que tu fous là ?
Surveille ton langage, Peter.
Pardon, mais je... Qu'est-ce tu fous là ?
C'est ton anniversaire aujourd'hui, tu as oublié ?
Oui ! Non ! Je sais ! Mais qu'est-ce que... ? P'pa est là aussi ?
Dans le jardin, oui. Je vais lui dire que tu es réveillé lorsque j'aurai fini ton café. On a voulu te faire la surprise, c'est tout.
Ah... Heu... OK... Mais comment t'es rent...
Ton assistante m'a ouvert la porte.
Ah ! Sof' est déjà là, parfait ! Il faut...
Elle a dû rentrer chez elle, elle était souffrante !
Quoi ?! Mais putain comment on va...
Ton langage, Peter !
Pardon.
Calme-toi deux minutes, de toute évidence tu n'es pas bien réveillé. On parlera de tout ça plus tard. Après ton café.
Il s'assoit, agité. Des gouttes de sueur se forment sur son front. Ses mains se mettent à trembler. Il faut qu'il retourne dans la chambre pour
Il y a de la cocaïne sur le frigo.
Quoi ?!
Je sais que tu as besoin de ta dose du matin. Je préférerais toutefois que tu attendes d'avoir terminé ton café mais si vraiment ça ne peut pas attendre, la cocaïne est sur le frigo.
Tu sais ?
Ce n'est pas parce que je suis ta mère que je suis née de la dernière pluie, Peter. Je sais comment vivent les rock stars.
Il a envie de lui dire qu'il ne fait pas de rock, qu'il abhorre le rock, qu'il fait de la pop, mais il est tellement stupéfait qu'il ne dit rien du tout. Il se contente d'aller voir sur le frigo et en effet, il y a un gros sachet de coke.
J'vais aller dans l'salon une minute, OK ?
Tu peux faire ça devant moi, ce n'est pas obscène.
M'man ! Bien sûr qu'c'est obscène de sniffer d'la coke d'vant sa reum ! Merde, qu'est-ce qui te prend ?! Tu m'faisais un cirque pour les pétards au lycée, tu...
Tu es grand maintenant, tu as réussi ta vie. Mais je vais sortir un instant si ça te soulage, le café est en route.
Comme elle quitte la pièce, il se dit que décidément quelque chose ne tourne pas rond. Mais quoi ? Et où est Clara ? Il y verra plus clair après une trace.


Jean ?! Il est réveillé.
Il a vu la neige ?
Pas encore.
Bon. Je crois qu'il vaut mieux que je rentre avec toi.
Oui.


J'me sens tout d'suite better après la trace. J'chope mon mug de café et j'me dirige vers la f'nêtre et... Woooooow ! Sof' j't'adore ! Y'a d'la mousse partout dans l'jardin. Partout ! C'est ça son plan pour ce soir ! Une méga soirée mousse ! Comme elle assure ma Sof' ! C'est gééénial ! C'est trop émouvant, ça m'met en transe ce genre d'trucs ! D'la mousse partout, merde ! J'voudrais sortir et m'y plonger tout entier mais j'peux pas. C'est con parce que j'l'adore c'putain d'jardin, j'l'ai fait aménager pittoresque exprès, pour qu'y m'rappelle le jardin qu'on avait quand j'étais gosse, de sorte que quand y fait beau c'est trop agréab' de s'y poser ! Mais d'puis trois mois j'suis pas sorti d'la baraque, j'ai développé une agoraphobie. Le psy y dit qu'c'est because la came, on essaie d'réfléchir à des moyens d'arrêter mais j'y arrive pas. Là j'suis en pleine session compos, j'ai besoin d'la came pour êt' créatif. Quand j'aurai les démos j'f'rai une cure pour pouvoir aller en studio, puis derrière assurer la promo et la tournée et toutes les fariboles. Mais là y'a pas urgence, on récolte encore trois-cent mille par mois facile sur l'dernier skeud et l'label dit qu'y vaut mieux rentabiliser c'ui là à fond avant d'sortir l'prochain, j'ai facile quatre-six mois d'vant moi avant d'retourner en studio ! Mais c'est pas grave, l'important c'est qu'les invités vont tripper sur toute cette mousse et on f'ra la grosse teuf à l'intérieur et ça s'ra cool ! J'me d'mande qui ça s'ra l'DJ putain ! J'espère qu'Sof' a pécho un gros nom ! Guetta, genre, ça s'rait top ! J'médite là-d'sus quand M'man et P'pa s'ramènent dans la kitchen ! J'me précipite pour planquer la coke avant que P'pa la voie mais c'est trop tard. J'le r'garde. Y m'regarde. J'regarde M'man. Elle le r'garde. P'pa s'approche et balance « C'est-pas-grave-fiston-j'suis-au-courant-pour-la-cocaïne » comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, puis y m'demande c'que j'veux faire aujourd'hui, étant donné qu'c'est mon anniv'.

Ben j'suis désolé mais vous allez pas pouvoir rester trop. Z'avez vu c'que Sof' a préparé pour c'soir, la mousse partout ? C'est magique, non ?
- Oui, c'est très joli. Mais tu devrais aller prendre une douche après ton café, tu as mauvaise mine.
P'pa ! J'suis plus au lycée ! Mais ouais, j'sais, j'sais, j'ai un peu abusé hier c'est pour ça. Vous partez à quelle heure ? Et où est Clara putain ?!
- Ton langage, Peter ! Clara est malade également, elle est partie avant midi.
- Quoi ?
Il se précipite au salon, scrute attentivement les cent mètres carrés de la pièce : tout est propre, rangé, pas une bouteille qui traîne, pas une tache sur les tapis, rien. D'autant qu'il se souvienne pourtant, c'était un carnage la nuit dernière. Clara a été fichtrement efficace avant de partir.
- Sof' est au jus pour Clara ? Elle a prévu le staff pour ce soir ?
Sophie a tout organisé, ne t'inquiète pas. Laisse-lui ce genre de soucis, c'est son travail. Va prendre ta douche et détend-toi.


J'prends ma douche et j'me r'met un peu en place puis quand même y faut qu'je talk à Sof' à propos des préparatifs pour c'soir. Beep. Beep. Rien. Putain mais qu'est-c'qu'elle fout ?! Trois fois déjà que j'la ring et pas un signe. Sof' décroche toujours du premier coup d'habitude ! Ça m'énerve putain ça m'énerve ! Et c'est qui cette grognasse qui m'contemple avec son air craintif ?!
Putain mais t'es qui toi ?
Je suis Bernadette, Monsieur. Je viens pour remplacer Clara.
Ah ! Super ! Alors écoute Bernadette on attend du monde ce soir, il faud... Attends une minute ! Bernadette ? Tu t'appelles Bernadette ?
Oui Monsieur.
Non non non non non, non non non ! Ça va pas ça ! Y'a pas d'Bernadette qui tienne dans cette maison ! Tu t'appelleras Alice, d'accord ?
Monsieur ?
J'vais vers elle, j'l'examine de long en large. Bon, elle s'défend mais Bernadette putain ! J'lui pose la main sur l'épaule histoire qu'elle comprenne bien qui c'est l'patron, et j'prends bien exprès un ton paternaliste :
Tu présentes bien, j'dis pas, t'es mignonne et tout, mais là vois-tu on a des gens importants qui vont v'nir ce soir, des stars tu comprends ? Les gens qu'tu vois à la télé, tout ça. J'peux pas non je – ne – peux - pas leur dire que la bonne s'appelle Bernadette ! Tu comprends ? C'est pas cont' toi, t'es une brave fille j'en suis sûr, mais avec un prénom pareil on va s'fout' de ma gueule dans tout Paname tu comprends ? Alors à partir de maintenant tu t'appelles Alice, tu piges ? Tu t'appelles Alice et tu dis à Sof' que pour ça t'as un bonus de mille euros pour la soirée, qu'c'est moi qui l'ai dit, OK ?
Oui Monsieur. Merci Monsieur.
C'est bien Sof' qui t'as fait venir ?
Oui Monsieur, c'est Mademoiselle Aivillo qui m'a embauchée.
Bon, elle t'a expliqué c'que tu dois faire ?
Oui Monsieur.
En attendant qu'Sof' revienne y va falloir qu'tu gères les traiteurs et tout l'bordel. Mais putain mais c'est quelle heure d'ailleurs ?
Midi, Monsieur.
J'sais pas c'qu'y foutent. Y d'vraient déjà êt' là en train d'installer leur bordel. Ça va pas ! Ça - ne - va – pas - du - tout ! Y faut qu'je parle à Sof' ! Et arrête de m'appeler M'sieur aussi, Peter ça ira bien va ! J'suis un zicos, pas un putain d'banquier du CAC 40 !
Oui Peter.
J'me précipite sur l'phone et j'lance un nouvel appel. Du coin de l’œil, j'vois Alice qui parle à M'man, l'air un peu paniqué, et cette conne de Sof' qui prend pas l'putain d'appel merde merde merde ! J'jette le phone par terre, exprès pour qu'y s'pète, maboule de rage, y m'faut une ligne putain !

MERDE MERDE MERDE MERDE MERDE MAIS QU'EST-CE QU'ELLE FOUT PUTAIN ?!
M'man m'casse encore les couilles avec mon langage puis m'explique que je dois m'calmer parce que « Sophie a tout arrangé pour ce soir » et que « Tout sera parfait ». Ouais facile à dire, on voit bien qu'c'est pas elle qui r'çoit l'grattin. Elle et P'pa y z'ont jamais fréquenté qu'des tocards, des putains d'assureurs comme eux ! Même depuis qu'je les arrose de pognon y continuent d'viv' leur p'tite vie d'misère, infoutus même de s'arrêter d'bosser sous prétexte qu'y s'ennuieraient. Y sont en train d'mourir à p'tits feux ! D'ailleurs, j'réalise d'un coup qu'y z'ont comme qui dirait pris un sacré coup d'vieux d'puis la dernière fois que j'les ai vus. J'jette un œil à M'man, puis à P'pa. Putain mais c'est clair y commencent à r'sembler à des vieux ! Ô zermi ! Là j'm'arrête d'un coup d'm'énerver parce que quand même y z'ont toujours été bons avec moi, et j'aimerais bien qu'y profitent de la vie un p'tit peu.
- P'pa, M'man, r'gardez-vous ! Pourquoi vous prenez pas des vacances ?! Vous avez l'air tellement fatigués.
M'man a une sorte de sourire que j'comprends pas vraiment, un peu amusé mais avec comme une larme à l’œil en même temps, puis d'une voix cassée elle m'dit :
On a pris un jour aujourd'hui, pour être avec toi. Tu es heureux, c'est tout ce qui compte pour nous.
Puis P'pa qu'ajoute :
Oui, Peter. C'est ton anniversaire. On n'a pas trente ans tous les jours.
Là y'a l'aut' conne d'Alice qu'a une sorte de rire étouffé va savoir c'qu'y lui prend, et P'pa et M'man lui jettent un r'gard noir à t'trucider sur place et elle se r'prend d'un coup et elle s'casse comme une fugitive dans la kitchen, puis P'pa r'prend son speech :
Profite de cette journée et ne t'inquiète pas pour ce soir. Sophie a tout prévu, tu sais comme elle est compétente et dévouée. Elle ne t'a jamais laissé tombé, pas vrai ?
J'bredouille que non bien sûr que non, c'est la meilleure assistante du monde, elle est géniale, mais j'm'étonne qu'y ait encore nobody là quand même. Pis avec un grand soupir P'pa m'explique que la fête commence qu'à vingt-deux heures, qu'il y a le temps. « Pourquoi tu ne vas pas en haut faire un peu de musique en attendant ? », il ajoute. Ouais il a raison, j'ai une idée pour une song là qui m'a traversé hier quand j'étais complètement chépère que j'sais même pas par quel miracle j'm'en souviens, j'f'rais bien d'recorder ça avant qu'ça m'échappe !
Alice ! Putain elle est où ?! Alice !!!
Elle accoure comme un p'tit chien, j'crois qu'elle va m'sortir par les yeux encore plus que Clara celle-là.
Y'a des phones en réserve dans la kitchen : tu m'en chopes un et tu fourres la carte sim de c'ui que j'viens d'pêter d'dans, OK ? Et j'veux entend' parler de rien pendant que j'compose là-haut, j'suis là pour personne, OK ? Sauf si c'est Sof' ! Si c'est Sof' tu m'amènes le phone mais seulement si c'est Sof', OK ?
Oui Peter.


La pièce est grande et tout en boiseries. Ce n'est pas encore le home studio de ses rêves mais il y a de quoi faire des enregistrements corrects pour les démos : un piano, une basse, quatre synthés, les micros, une table de mixage, tout le gear informatique et, encadrées aux murs, les pochettes de ses albums préférés pour l'inspiration. Daft Punk. Madonna. Michael. Justin. Pharrell... C'est son havre de paix, cette pièce, c'est ici qu'il compose tous ses morceaux. Il se fait une autre ligne et se plante devant la grande baie vitrée, pour mieux savourer la montée.

Oh putain !!!
Sophie n'a pas fait les choses à moitié ! Ce n'est pas seulement le jardin qu'elle a fait recouvrir de mousse : c'est tout le petit bois derrière la villa ! Aussi loin qu'il puisse voir, le mur d'arbres est blanc, blanc, blanc comme si on y avait déversé des hectolitres de coke. Ça va vraiment être une soirée de oufs, c'est sûr ! Il ne sait pas ce que Sof' a concocté d'autre mais ça va être dément, on va en parler pendant des mois ! Alors il se sent bien tout d'un coup : comblé, puissant, aimé. Tout ira bien ce soir, il en est certain à présent. Soulagé, il se pose devant le piano et les notes sortent toutes seules. C'est une petite chansonnette d'amour uptempo qu'il a en tête, il a déjà le titre : Elle est même dans mon funk, et la mélodie du refrain aussi. L'idée lui est venue tard dans la nuit, comme il parlait à ses potes de la top-modèle finlandaise qu'il baise en ce moment, une petite Ainikki qui le rend guedin, qu'il se sentirait presque amoureux s'il ne se connaissait pas mieux que ça. Elle va être là ce soir, d'ailleurs. C'est sûr : Sof' l'a forcément invitée. Comment ça serait classe s'il pouvait lui fredonner la song à l'oreille ! Non ! Mieux ! Il va enregistrer une démo vite fait, piano-synthés-voix avec un peu de M.A.O. ! Il a bien six heures devant lui, ça devrait suffire ! Possédé par l'enthousiasme, il se remet une trace pour fêter ça et commence à griffonner des lyrics sur une feuille en fredonnant. « Lorsque je succombe aux étoiles / Et la supplie tout bas de m'étreindre », etc. Ouais ! Ça va totalement le faire !


Il est quelle heure ?
Six heures moins le quart.
Il ne va pas tarder à sortir.
Oui.
Le porto est prêt ?
Oui.
Bon.


J'me la réécoute une dernière fois : c'est top dog ! Bon l'mix est pas méga équilibré et faudrait des background vocals mais ça s'tient assez pour c'soir. J'kiffe trop là les p'tits glitches que j'ai posés sur l'refrain ! Et la boite à rythme franchement j'touche de mieux en mieux sur la Linn, c'est cool ! En fait à la dizième écoute là j'me dit qu'y a bien moyen qu'on tienne un tube ! J'la sentirais bien comme lead single du prochain skeud ! J'crois que j'vais pas la jouer juste à Ainikki c'soir : y'aura forcément des execs du label puis ça va bluffer tout l'monde si j'pose un nouveau titre, j'veux dire ça pourrait aussi bien êt' le tube de l'hiver prochain cette song, si j'la leur offre en exclu y vont trop kiffer ! Les types de la presse musicale – y'en, aura aussi c'est sûr ! – vont p'têt' même bien en parler dans leurs zines, j'te dis pas l'teaser ! En tout cas comme j'le connais si y'en a un qui va triquer sur cette song c'est Barthès ! Ouais ! J'la sentirais trop bien pour annoncer les pubs au P'tit Journal c'te p'tite song ! Bon, c'est cool, j'suis trop un putain d'génie en vrai ! J'arrête le player, j'copie ça sur l'USB et j'm'en vais un peu voir c'qui s'passe en bas parce qu'à présent y z'ont tous dû arriver et ça doit être un sacré foutoir alors autant quand même aller j'ter un œil, surtout si Sof' est pas là pour gérer. J'pense qu'elle a dû envoyer Laeticia ou quelqu'un à sa place mais quand même, y'a qu'en Sof' que j'ai vraiment confiance pour faire les choses comme y faut. J'jette aussi un dernier r'gard par la baie vitrée voir si la mousse a t'nu. Graaave qu'elle a t'nu ! Sof' trop j't'adore !


Ils l'attendent dans le salon. Ils sont paisiblement installés sur le canapé mais il y a une sorte de tension dans leur posture, comme s'ils étaient prêts à mener une guerre. Il parcourt l'espace du regard, vacille. Rien ! Personne ! Juste ses vieux et Alice, qui pousse un petit cri étouffé en l'apercevant et se réfugie derechef dans la cuisine.
Mais... Où est...? Où sont...? Putain mais vous avez vu l'heure ? Qu'est-ce qu'y se passe ? Où y sont, tous ?
Le père se lève :
Calme-toi, Peter. Je vais t'expliquer.
M'expliquer ? Mais y'a rien à expliquer du tout ! Sof' a complètement merdé, les gens vont arriver et rien va êt' prêt, ça va être un putain d'désastre !
Sophie nous a téléphoné. Il y a eu un changement de programme.
Un changement de programme ? Comment ça un changement d'pro...? La teuf est annulée c'est ça ? Cette pute a annul...
Non ! Non non ! Rassure-toi tout le monde sera là. Mais c'est une surprise, elle n'a rien voulu nous dire de plus.
Non ! Non ! Non ! Ça va pas ! C'est pas possible...
La mère se lève a son tour :
Peter, ne sois pas comme ça. Tu le sais que Sophie est compétente. Tu le sais que si elle a prévu quelque chose il va y avoir quelque chose.
MAIS QU'EST-CE QUE TU VEUX QU'IL Y AIT, BORDEL ?! On n'invite pas deux-cent enculés sans faire des préparatifs ! Qu'est-ce qu'y lui a passé par la tête à cette conne putain ?! Ça va être un désastre ! Un putain d'désastre ! Tout le monde va s'fout' de ma gueule ! J'vais êt' la putain d'risée du show biz ! Merde !
Mon chéri bien sûr que non ! Regarde toute cette mousse, dans le jardin. Ça prouve bien qu'elle a un projet solide, on ne fait pas déverser comme ça autant de mousse si on n'a pas...
TU T'FOUS DE MA GUEULE, M'MAN ! Vous vous foutez d'ma gueule tous les deux et cette grosse pute de Sof' aussi ! Et l'autre Alice ou Bernadette je sais pas quoi, là, elle est dans le coup elle aussi, c'est ça ?
Peter...
Oh putain ! Non ! J'y crois pas !
Peter ?
Mais putain c'est ça ! C'est ça ! Vous avez tous concocté ça en chœur avec le psy, pas vrai ? Bande d'enculés ! C'est pour ça qu'vous m'avez gentiment laissé sniffer ma coke toute la putain d'journée ! Qu'vous saviez où elle était, même ! Vous êtes en train d'essayer d'me rouler dans la farine, pour qu'j'arrête la came !
Peter, qu'est-ce que tu racontes ?
Oh joue pas l'innocente, M'man ! J'ai pigé, j'ai tout pigé oui ! C'est pour ça qu'l'aut' pute elle a ricané tout à l'heure, pas vrai ? La mousse c'est pour m'gruger ! Pour que j'me doute de rien ! Mais vous avez tout fait annuler à Sof', pas vrai ?! Vous avez annulé mon anniversaire ! Bande de pourris ! POURRIS ! Y faut qu'je parle à Sof' ! Il est p't'être encore temps de... Où est mon phone ? Où est mon putain d'phone ?!
Il parcoure la pièce en tous sens, bazarde tout ce qui lui passe sous la main, fait valdinguer les meubles. Le père fait un signe à la mère, qui s'éloigne prudemment vers la cuisine.
Peter je te demande de te calmer ! Sophie va arriver d'ici une demi-heure ! Elle t'expliquera tout si tu y tiens, tant pis pour la surprise ! Mais en attendant je te demande de te calmer !
Il s'arrête d'un coup, une lueur d'espoir dans les yeux :
Sof' ? Arriver ? Sof' va v'nir ?
Oui, d'ici une demi-heure. Tu verras que ce n'est pas ce que tu crois. Assieds-toi un instant, d'accord ?
Tu... jures ?
Oui, je te le promets, elle est en route. Elle t'expliquera tout.
La mère réapparaît, un plateau dans les mains. Dessus, trois verres.
Bon, je crois qu'après toutes ces émotions on a tous besoin d'un petit remontant, vous ne croyez pas ?
Putain mais qu'est-ce que c'est, ça ?
Du porto mon chéri. Je sais que tu aimes le porto. Vous je sais pas, mais moi avec tous ces cris j'ai bien besoin d'un verre !
Oui. Tu as raison chérie. Merci.
Un verre ?
Allez mon chéri, buvons à la réconciliation, à tes trente ans, à la belle fête qui t'attend ce soir.
C'est d'une trace que j'ai besoin là putain !
Oui, bien sûr, après. Trinquons d'abord à tes trente ans, d'accord ?
– …
– …
...
Alors c'est vrai ? Y va y avoir une fête ? Vous êtes pas en train d'm'embrouiller ?
Tu es bête mon chéri, bien sûr que non. Attends un peu que Sophie sois là, tu comprendras tout.
Tiens, fiston, voilà ton verre.
Allez, à la tienne, hein ?
Il se saisit du verre, hésite :
Mais... J'ai tout cassé... Il faut que... Les gens ne peuvent pas arriver dans...
Oui, tu as raison mon chéri. Bernadette va nettoyer. Je vais lui dire de nettoyer dès qu'on aura trinqué, d'accord ? Allez, à la tienne mon chéri !
À tes trente ans, fiston !
À mes trente ans... Oui...
Ils vident leurs verres d'un trait. Et ils sourient. Comme toutes les familles unies.


Je crois qu'il est endormi, c'est bon.
Dieu soit loué !
Il va falloir être forte ma chérie : la météo a annoncé davantage de neige, on en a pour une semaine au moins.
Oh, Seigneur !
Je vais le porter dans son lit.
Le journaliste arrive à quelle heure ?
Pas avant une heure, on a le temps.
N'oublie pas d'effacer la chanson.
Non, bien sûr que non.


POUR LA PREMIÈRE FOIS, LA MÈRE DE PETER PINSON S'EXPRIME !

On se souvient tous de Peter Pinson ! Après avoir enchaîné les tubes (Apprécie, Elle me brûle les neurones, Trip) et accumulé les awards, le jeune chanteur s'est évanoui d'un coup dans la nature, il y a bientôt cinq ans. En dépit des rumeurs, innombrables et souvent contradictoires, le secret de sa disparition a toujours été bien gardé : ni le chanteur, ni sa famille, ni sa maison de disque ne se sont jamais exprimés officiellement sur cette fin de carrière, que certains fans espèrent encore temporaire. En exclusivité, la mère de Peter Pinson a choisi de se livrer à People Pleaser, de révéler enfin la vérité au grand public !

Il règne une atmosphère étrange sur la magnifique villa du chanteur, en banlieue parisienne. Sous un voile de neige, la demeure est silencieuse, comme vide. Dans l'immense salon, Jean et Marie Pinson nous accueillent poliment. Ils ont les traits tirés : la journée, nous expliquent-ils, a été difficile. Jean Pinson s'éclipse vite : c'est son épouse, dit-il, qui éprouve le besoin de parler, lui n'a rien à dire à la presse. Marie Pinson, elle, a toute une histoire à nous raconter. Une histoire incroyable. L'histoire de Peter Pinson. Morceaux choisis :

L'accident
« La veille de ses trente ans, Peter a fait une overdose, dans cette pièce où nous nous trouvons. Il a failli mourir. Il s'en est sorti mais son cerveau a subi des dommages irréversibles. Les médecins appellent ça l'amnésie antérograde : cela signifie que vous n'êtes plus en mesure d'accumuler de nouveaux souvenirs. Vous vous souvenez de tout jusqu'à l'accident, mais plus rien de ce qui vous arrive ensuite. La plupart des gens oublient tout après quelques minutes mais dans de rares cas, et c'est le cas de Peter, les souvenirs sont conservés jusqu'à l'endormissement. Le sommeil lui fait tout oublier. Peter se réveille chaque matin convaincu que c'est son trentième anniversaire. Depuis cinq ans. Il n'y a rien à faire, il n'existe aucun traitement. »

La maladie
« Nous nous sommes installés chez lui avec son père, il fallait bien que quelqu'un s'occupe de lui. Au départ, on a essayé de lui expliquer la situation, chaque matin, mais il réagissait mal. Il se mettait dans des colères noires, il nous accusait de mentir, de le manipuler. Il était convaincu que notre objectif était de lui faire renoncer à la cocaïne, que c'était un stratagème que nous avions élaboré pour le dégoutter des drogues. Très vite, avec l'accord des médecins, nous avons compris qu'il valait mieux le maintenir dans l'illusion. Les médecins espèrent qu'avec le temps il acceptera mieux la vérité, parce qu'il va finir par se rendre compte qu'il a vieilli, que nous aussi nous avons vieilli. Il fait de plus en plus de remarques à ce sujet, d'ailleurs. Mais il est encore trop tôt : il continue de se mettre en rage dès que nous essayons de lui dire la vérité. »

La drogue
« Peter est toujours accro à la drogue, oui. Nous avons essayé, au début, de le priver de cocaïne, mais là encore il avait des réactions très violentes. Même lorsque nous parvenions à le sevrer physiquement, il éprouvait toujours le besoin psychologique de se droguer. Il faut un certain temps pour que quelqu'un s'habitue à l'idée de vivre sans drogues, c'est une période très difficile à traverser pour les toxicomanes. Comme Peter ne se souvient jamais du jour précédent, il lui est impossible de parcourir ce chemin, de faire ce travail. Nous avons fini par renoncer. »

L'entourage
« Il était très capricieux avant l'accident. Il avait cette assistante, une fille remarquable, qui gérait tout. Il avait perdu l'habitude qu'on lui dise non, il obtenait toujours tout ce qu'il voulait. Évidemment, cette fille a poursuivi sa carrière ailleurs. Mais chaque jour il essaie de l'appeler. On a ouvert une ligne exprès pour ça, juste pour que le téléphone puisse sonner dans le vide. En général nous lui disons qu'elle est malade et que nous sommes venus lui rendre visite pour son anniversaire. Il ignore que nous vivons avec lui. Même la domestique, c'est un problème : on en a changé depuis l'accident. Il faut lui présenter la nouvelle, expliquer sa présence, l'absence de l'ancienne... Sinon, il ne voit jamais personne. Tout le monde lui a tourné le dos, lui qui avait tant d'amis dans le monde du spectacle ! Une vraie honte ! Remarquez, je leur suis déjà reconnaissante de ne pas être allé crier sur les toits ce qui lui était arrivé. Ils ont tous été très discrets, ça oui, pas un mot à la presse. Mais tout de même, ils pourraient lui rendre une petite visite de temps à autre, ça lui ferait plaisir... »

La musique
« C'est très étrange : presque chaque jour, il s'enferme dans son petit studio et il compose la même chanson encore et encore, chaque jour depuis cinq ans. Il a dû en enregistrer plus de mille versions à présent. Nous l'effaçons chaque soir, pour qu'il ne trouve pas l'enregistrement de la veille le lendemain. C'est une chanson dont il a eu l'idée le soir de l'accident, et il a une sorte de pulsion créative, il tient absolument à l'enregistrer avant de l'oublier, il a peur que l'idée ne lui échappe et il est convaincu de tenir un tube. Ça aurait sans doute été le cas d'ailleurs, c'est une bonne chanson. Une chanson d'amour. »

La neige
« C'est bien que vous soyez venu aujourd'hui, c'est un jour un peu particulier à cause de la neige. Les jours de neige sont difficiles à gérer : Peter est convaincu qu'il s'agit de mousse. Comme un bain moussant. Il refuse de sortir, parce qu'il souffre d'agoraphobie et, curieusement, il ne semble pas percevoir les changements de saisons. Lorsqu'il neige, il pense que son assistante a fait recouvrir le jardin de mousse, pour une soirée mousse, pour son anniversaire, et il s'attend à une énorme fête ensuite. Il a toujours cette conviction qu'il va y avoir une fête, mais d'ordinaire nous lui sortons facilement cette idée de la tête. Ses trente ans tombaient un mardi, alors on lui raconte simplement que l'assistante a décidé d'attendre le week-end, pour que tout le monde soit en mesure de se déplacer. C'est une explication qu'il accepte bien en temps normal. Mais lorsqu'il y a de la neige, il n'écoute plus rien. Pour lui, c'est la preuve indéniable qu'il va y avoir une fête. Il adorait les fêtes, mon pauvre Peter. Alors il s'attend à des préparatifs, à ce qu'il y ait du monde plein la maison. Et plus la journée avance, plus il commence à s'inquiéter parce que bien entendu, il n'y a personne. Nous essayons de repousser autant que possible le moment où il va paniquer mais, inévitablement, il finit tôt ou tard par comprendre que quelque chose ne va pas. Alors il se met dans des états invraisemblables, il nous menace, il casse tout. Il lui est arrivé de me frapper. Encore, aujourd'hui, ça s'est plutôt bien passé. Dans ces cas-là, nous sommes contraints de lui donner un somnifère, mélangé à un peu d'alcool. Sans cela, il deviendrait ingérable, il faudrait le faire interner. »

Le courage
« Nous ne voulons pas le faire interner, vous comprenez. Nous savons que c'est probablement inévitable, lorsque nous serons... Après notre départ. Il n'y aura plus personne pour s'occuper de lui. Même avec sa fortune. Il faudra le mettre en maison. Mais en attendant, nous essayons d'être à ses côtés au quotidien, de lui rendre la vie meilleure. Tout ce qui nous importe, c'est qu'il soit heureux, vous comprenez. Si c'est épuisant ? Bien sûr que c'est épuisant, vous êtes drôle ! Il faut du courage, vous savez ! Même en dehors des jours de neige. C'est épuisant de répéter les mêmes histoires jour après jour, de mentir à son propre fils. Et c'est épuisant de vivre isolés, dans cette grande maison vide. Nous y avons perdu nos amis, nous aussi. Ce qui nous ronge le plus, je crois, c'est de devoir faire constamment attention à tout, à ce que Peter ne suspecte rien : il s'énerve si facilement... Mais que voulez-vous y faire ? C'est ainsi. C'est notre vie. »



Travail élaboré en collaboration avec Séverine Rouy (photographies), dans le contexte de notre projet Confluences.

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