Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
Décollage ici.
Expérience
précédente : The Out-of-time Experience.
10
septembre 2002 – 12 septembre 2002 : The
Erlian Experience,
Erenhot (Mongolie Intérieure).
Parvenu
à Erenhot (également appelée Erlian), j’ai dans l’idée de
sauter dans le premier train pour Oulan-Bator, la capitale mongole.
Je suis loin d’imaginer qu'on ne sort pas d'Erenhot aussi
facilement qu'on y entre... J’apprends tout d’abord qu’il n’y
a pas de train avant le lendemain et que les guichets sont fermés à
cette heure tardive. Va pour une nuit d’hôtel ! Avec ses
quinze mille âmes, pour la plupart mongoles, Erenhot est à peu près
tout ce que l’on imagine lorsqu’on évoque une « ville du
bout du monde ». Perdue au milieu du désert, la bourgade
semble isolée, loin de tout, étrange, spectrale, figée… La
population locale a comme un air hébété d’être là et
d'ailleurs, on ne peut que se demander comment et pourquoi qui que ce
soit voudrait vivre
ici ?
Les touristes que l’on croise paraissent plus ahuris encore, comme
s'ils se demandaient comment leur voyage a pu les conduire en un lieu
aussi absurde. Paradoxalement, les chambres sont hors de prix. Je
parviens tout de même à en trouver une qui soit abordable au
Jivango Hotel, où m’attend une séquence des plus surréalistes.
La
patronne, une quarantenaire boulotte, est à ce point survoltée que
je me demande si elle n’est pas shootée aux amphètes. Elle me
conduit dans une chambre et, alors que je ne demande qu’à
m’écrouler dans mon lit, la voilà qui s’escrime sur la
télévision qui refuse d'afficher autre chose que de la neige, comme
si son bon fonctionnement était une question de vie ou de mort. J'ai
beau protester que, vraiment,
ce n'est pas grave, elle s'obstine dix bonnes minutes à triturer
vainement les boutons et, en désespoir de cause, fait finalement
venir une de ses assistantes… qui rebranche la prise d’antenne !
Je m’apprête à soupirer de soulagement lorsqu’elle se met à
zapper comme une forcenée jusqu’à trouver un programme qui lui
paraisse convenable : et c’est à Erenhot, au milieu de nulle
part, que je vois apparaître sur l’écran… les Télétubbies !
Elle reste alors figée, debout à côté de la télévision, les
yeux fixés sur moi, un sourire crispé, comme guettant quelque signe
d’approbation de ma part que je m’efforce de lui donner, mais je
ne dois pas être convainquant car elle ne bouge pas d’un pouce. Je
me demande où tout cela nous mène exactement,
lorsqu'une jeune fille pénètre sans crier gare dans la chambre,
s’assied sur le canapé en face du lit et adopte le même sourire
figé, le même regard fixe que sa patronne. À
ce stade, avec ces deux femmes chelous
qui me dévisagent et les Télétubbies qui déraillent en boucle, je
pense avoir basculé dans un film de David Lynch. Comme rien ne se
passe, je décide en désespoir de cause de leur offrir une cigarette
à chacune, et m’en allume une, voir si peut-être ce geste
pourrait provoquer quelque
chose. Tout ce que ça
provoque, c’est qu’elles commencent à parler entre elles dans
une langue qui est peut-être du chinois ou peut-être du mongol. La
jeune fille semble embarrassée et proteste, intime la patronne de
faire quelque chose (mais quoi ?). Leur manège dure encore une
minute ou deux, jusqu’à-ce que la patronne me demande d'une
traite : « Sex OK ? ». Je m'exclame
« Nooooo ! » et là, d'un coup, c’est comme si je
venais de mettre un terme au suspense le plus insoutenable de
l'histoire de la Chine. Les deux femmes éclatent de rire, j’en
fais autant et, après que la patronne soit confondue en excuses à
n’en plus finir, elles se décident enfin à me laisser seul. Je
m’empresse de faire taire les Télétubbies et m’endors devant
les infos : on y décrit en Chinois les gesticulations de George
W. Bush qui, d’après ce que je comprends, persiste à vouloir
envahir l’Irak.
Je
rêve de la Québéquoise, de la rouquine, de ma princesse indienne,
de ma grand-mère et – allez savoir pourquoi – ma
première pensée au réveil est que je dois faire attention à ne
pas avoir d’enfants si je ne suis pas convaincu d’en avoir envie…
Je retourne ensuite à la gare, naïvement convaincu que je n’aurai
plus qu’à prendre un train. Mais pour prendre un train il faut un
billet et pour prendre un billet, il faut… Euh… Personne,
justement, ne sait ce qu’il faut faire. Les guichets sont fermés,
semblent fermés en permanence. Après la séquence Lynch d’hier je
me retrouve en plein Kafka : le personnel de la gare me dit que
tel guichet ouvre à telle heure mais il n’ouvre pas, que tel autre
ouvre à telle autre heure mais il n’ouvre pas non plus, et ainsi
de suite… Je me poste devant la gare en attendant mais cela ne sert
qu’à attirer des rabatteurs qui ne parlent pas un mot d’anglais,
parviennent juste à me faire comprendre que peut-être, si je leur
donne de l’argent, ils pourraient bien m'obtenir un billet de
train. Malgré toute leur insistance (courtoise mais ô combien
lourdingue), je ne suis pas décidé à filer mes yuans au premier
type qui passe au risque de me faire arnaquer. Après vingt minutes
de vaines négociations, je suis même obligé de m’énerver pour
me débarrasser du plus têtu d’entre eux. Je croise un touriste
qui est exactement dans la même situation que moi : il erre ici
depuis deux jours, espérant trouver le moyen d’acheter un billet
sans comprendre comment on doit s’y prendre. Un second touriste,
lui, vient de Mongolie et va vers Beijing, ce qui lui a permis de se
rabattre sur un bus en désespoir de cause. Je suis là à me gratter
la tête, à me demander ce que je vais faire avec mon sac à dos
sous le cagnard qui empire d’heure en heure, où je pourrais bien
aller pisser, comment et quand partir d’ici, où dormir ce soir et
tout autour la rue poussiéreuse m’offre le spectacle d’un ballet
de rickshaws.
Il y a une drôle d’énergie dans cette ville, un truc dans l’air,
bizarre et pas très rassurant. Un Mongol va finalement me tirer de
ce pétrin : un rabatteur comme les autres mais qui lui au moins
parle anglais, de sorte que je peux obtenir quelque garantie. En
gros, il me dit qu’il lui est possible de se procurer un billet de
train, mais seulement le lendemain, et par un biais autre que les
guichets de la gare car les guichets de la gare sont toujours
fermés. Quand je lui oppose que les employés de la gare m’ont dit
le contraire, il admet qu’ils sont parfois
ouverts, mais personne ne sait jamais
à l’avance lequel
ni quand,
pas même les employés de la gare qui ne vous donnent une heure
d'ouverture que par politesse (c'est typiquement chinois). Il
m'inspire confiance, mais je ne vais pas non plus lui lâcher mes
thunes comme ça, aussi je lui demande de m’indiquer un hôtel pas
cher, tenu par des gens qu’il connaît, de sorte qu’il sache que
je pourrai le retrouver si besoin.
Il
me conduit dans une petite guesthouse
au beau milieu du marché et les choses continuent d'être de plus en
plus étranges. Je partage ma chambre (si on peut appeler ça une
chambre) avec deux jeunes Mongoles et des piles de boites à
chaussures. C'est en fait l’arrière-boutique d’un dealer de
fausses Nike. La pièce aux murs verts est sale, encombrée, sombre,
sinistre, sans fenêtre, éclairée par une ampoule de vingt watts…
Mes deux compagnes de chambrée sont obèses et peu raffinées,
rotent à tours de bras et enfournent une quantité intolérable de
chips… Bon, pour moins de deux euros la nuitée (contre plus de dix
au Jivango), je ne vais pas me plaindre. Je passe le reste de la
journée à déambuler dans la petite ville, fais une halte dans une
espèce de parc en travaux, avec des colonnes de pierre emballées
dans du plastique (?), je mange en tout et pour tout sept bananes,
constate que tout à Erenhot rivalise de laideur, que certains
bâtiments sont au bord de la ruine, et je commence dors et déjà à
penser en anglais bien que j’écrive en français. Le soir, je
m'installe sur le perron de la guesthouse
et dévore le riz de ma princesse indienne, sans que personne ne
s’étonne de me voir déballer mon réchaud et mon attirail au
milieu du marché. Et comme j’en ai fini avec Arnaud Desjardins, je
me plonge dans Ceux de 14
de Maurice Genevoix.
Le
lendemain, je me réveille à neuf heures pétantes, heure à
laquelle mon rabatteur doit me livrer mon billet de train.
Évidemment, il n'arrive pas et je commence à me demander si je ne
suis pas condamné à passer le reste de mes jours à Erenhot. Les
deux obèses ont déserté la chambre et je n'ai d'autre choix que de
rester là et attendre. Au passage je manque de peu de m'électrocuter
par le crâne : deux fils électriques dénudés pendent du
plafond, me gratifient d'un coup de jus lorsque mon cuir chevelu les
effleure par mégarde (ça m'apprendra à me raser la tête) !
Un peu avant midi, le type débarque finalement et me colle un billet
de train dans la main : de ma vie, j'ai rarement éprouvé un
tel soulagement ! Sur le billet il y a écrit treize heures
quarante, mais le gars m’affirme que le train ne part qu’à seize
heures. Dans le doute, je vais quand même à la gare pour treize
heures quarante mais le train, en effet, n’arrive pas avant quinze
heures. Une fois à bord, une vieille Mongole et ses deux petits-fils
partagent généreusement leur dîner avec moi. Vers dix-neuf heures,
nous sommes toujours en gare ! La nuit tombe et on nous
distribue oreillers et couvertures. Je passe en tout et pour tout six
heures à attendre que le train démarre, ce qui se produit à vingt
heures cinquante-trois précisément. Mon cœur s’enflamme de
bonheur parce qu'à ce stade, je n’y croyais plus tellement :
je me demandais quelle sorte de carrière j'allais pouvoir faire à
Erenhot, s'il allait falloir épouser une Mongole obèse et lui faire
l'amour tous les soirs en regardant les Télétubbies.
Je réalise alors que ça fait une semaine que j’ai atterri en
Chine et que ça fait une semaine que je ne fais qu’attendre.
Attendre que des trains partent, attendre que des trains arrivent,
attendre qu’on veuille me changer un traveller's chèque, attendre
que la providence m’accorde de pouvoir quitter Erenhot… Une
semaine que je n’ai pas vraiment eu de conversation avec qui que ce
soit, que je suis seul dans un environnement inconnu au milieu de
gens qui ne parlent pas ma langue, à me demander chaque fois comment
parvenir à l’étape suivante. C’est un peu comme la Long Way Home Experience qui avait
clôturé le précédent voyage, mais à l’envers puisqu'on est au
début du périple. Dans douze heures, je serai à Oulan-Bator et
peut-être, enfin, cesserai-je d’attendre ! Cette nuit-là, je
rêve que je bouffe de la litière imbibée de pisse de chats et
c'est à gerber. Je rêve aussi que je me présente devant une porte
sur laquelle il est écrit « Alan Smithee, time
traveller ». Une femme
ouvre et m’accueille, vêtue d'une sorte de costume de super-héros,
et je lui demande « de quand
viens-tu ? ». Elle me répond qu'elle vient de quelque
part, pas de quand,
puis le rêve s'interrompt. Je fais ensuite une série de cauchemars
sur un moi-même qui aurait tout raté : la colère me hante,
les échecs se répètent, ma famille me harcèle, mes amis ne sont
pas de vrais amis… Mon existence est si épouvantable que lorsque
je m'éveille et réalise que rien de tout cela n’est vrai,
je suis fou de joie.
Dehors,
le Gobi est superbe.
Prochaine
expérience : The Ulan-Bator Experience (Pt. 1).
2 commentaires:
à quand la totalité de ton aventure Shaomi? je sais, tu n'as aps fini de voyager mais bon...allez, n'attends pas qu'il fasse 5000 pages non plus! j'ai adoré ton attente à Erlian..!
j'aime ton regard sur les êtres et les choses...:)
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