Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
Expérience
précédente : The Ulan-Bator Experience (Pt.3).
02
octobre 2002 – 07 octobre 2002 : The
Long Way South Experience,
de Oulan-Bator (Mongolie) à Lijiang (Yunnan) en passant par Jining
(Shandong), Beijing (Beijing) et Kunming (Yunnan).
Cinq
jours de voyage ininterrompu : voilà ce qui m'attend. Mais tout
semble plus simple dès que nous atteignons la première gare
chinoise. Dehors, les haut-parleurs scandent une musique
traditionnelle toute douce, qui confirme que j'ai troqué la terre
hostile des Barbares du Nord contre les raffinements de l’Empire du
Milieu. Je suis libéré de l'exécrable pop mongole et surtout,
surtout
du mouton bouilli ! Nous faisons une halte-petit-déjeuner dans
la ville de Jining. Brit me raconte avec émotion le jour de la chute
du Mur de Berlin. Elle avait alors dix-neuf ans et vivait à
Berlin-Est. Elle me décrit les manifestations, sa famille en pleurs
devant le journal télévisé, la folie dans les rues, les gens qui
s’enlacent. Treize ans après, elle en a encore les larmes aux
yeux. Nous reprenons le train en compagnie d’un Mongol ivre et fort
sympathique, qui ressemble à s'y méprendre à l’auteur lyonnais
Markus Leicht (!). M'étant fait détrousser à la gare
d'Oulan-Bator, j'ai dû demander à Brit et Stéphane de m'avancer un
peu d'argent, que je leur rendrai dès que j'aurai pu changer des
travellers-cheques. Mais lorsque nous parvenons à Beijing, la banque
est fermée et il faut attendre deux heures, après quoi nous n'avons
plus qu'à nous souhaiter bonne route.
Je
fais longuement la queue jusqu'à obtenir un billet de train pour
Kunming. Dieu merci il y a une ligne directe, ce qui n'est pas
négligeable compte-tenu de la distance (trois-mille-deux-cent
kilomètres) et de la durée du trajet (quarante-neuf heures) !
D’ici-là, je dois de nouveau manger et je me trouve un petit
restaurant dont le menu est tout en chinois. Je me livre à un petit
jeu qui consiste à montrer quelque chose au hasard sur le menu,
sachant qu’on est en Chine et que je peux aussi bien hériter
d'aubergines que de viande de chien ou de libellules grillées. Tant
que ce n'est pas du mouton bouilli ! En fait, on m’amène des
tranches d'un étrange et indéfinissable quelque
chose. Chaque tranche
consiste en une sorte
de gelée orange, entourée d’une sorte
de pâte verte fluo. Je songe à un fruit peut-être mais ça n’a
pas vraiment l’air d’être ça. Je goûte et le goût ne me dit
rien non-plus. Ça n’est pas mauvais mais pas vraiment bon, un peu
fade à vrai dire. Je mange la moitié de l’assiette et à force,
ça devient plutôt écœurant. Alors j’arrête, et songe à
renouveler l’expérience du menu au hasard. Mais j’ai quand même
vraiment faim alors je scrute ce que mangent mes voisins et comme je
vois un machin qui a l’air bon (des légumes et des œufs), je fais
comprendre à la serveuse que je veux ça et en effet c’est bon.
J’apprendrai finalement, quelques semaines plus tard, que le plat
mystérieux n'était rien d'autre que les fameux « œufs de
cent ans ». Ensuite, une étudiante chinoise supercute
surgit de nulle part, se pose à ma table et entame la conversation
dans un anglais parfait. Elle avale en quatrième vitesse un bol de
pâtes et file aussi vite qu’elle est apparue, sans doute en retard
pour quelque cours de marketing (c’est ce qu’elle étudie). Je
monte finalement dans mon train pour Kunming et songe, en m’asseyant,
qu’il eut peut-être été plus raisonnable de prendre une
couchette pour un voyage de quarante-neuf heures. Je me sens épuisé,
voire un peu malade, et le temps risque de me paraître long. Le
train toutefois est propre et confortable et advienne que pourra.
Après tout ce temps en compagnie d’autres touristes, j’apprécie
en tout cas ce petit moment de solitude. Je songe à la Mongolie que
j’ai quittée, à l’impression que j’en retire. Un pays
magnifique et des gens globalement adorables, mais si rustres en
comparaison des Indiens et des Chinois. Par ailleurs, je ne parviens
tout simplement pas à comprendre pourquoi ces gens se nourrissent
exclusivement
de mouton bouilli accompagné exclusivement
de pâtes ou de pommes de terres bouillies. Je sais que la terre
Mongole est peu cultivable mais enfin il doit tout de même y avoir
moyen d'y faire pousser autre chose que des patates ! Et puis
ils pourraient aussi manger du poulet, du bœuf, du porc... Et si
vraiment quelque diktat d'ordre divin les contraint à ne se nourrir
que de mouton, il reste la possibilité de le faire griller, sauter,
au four, enfin n’importe quoi mais varier un peu, parce qu’il n’y
a pas pire moyen d’anéantir le goût des choses que de les faire
bouillir frénétiquement comme ça ! Je prends également le
temps de maudire une dernière fois la pop mongole pour faire bonne
mesure, et me dis pour clôturer le sujet que c’était tout de même
un chouette trip mais qu’il est réjouissant de passer au chapitre
suivant de notre escapade ! Je m’assoupis et rêve que je
m’installe chez Prince, qui habite dans l’appartement de ma
grand-mère. Et comme il me pose la question avec embarras, je lui
assure que oui bien entendu je vais faire moi-même ma lessive et mon
repassage (!). Au réveil, je m’interroge sur le dernier email de
ma princesse indienne, qui souhaite qu’on se marie
à mon retour. La chose peut sembler délirante après si peu de
temps, mais si l'on remet les choses dans leur contexte (nous y
reviendrons), sa proposition fait sens. Mais tout de même, il est
peut-être raisonnable d’être raisonnable et de remettre la
question du mariage à un peu plus tard. Je médite ensuite sur une
histoire bizarre entendue quelques mois plus tôt : un ingénieur
du son alcoolique est interviewé, décrit ses journées et par1e de
sa dépendance. Le journaliste lui demande ce qu'il écoute lorsqu'il
boit et l’ingénieur répond « Juste vous et moi ».
Cette histoire me fiche les jetons ! Je reconfigure également
mon itinéraire : finalement je laisse tomber le Xixuangbana et
décide d’aller à Dali à la place. Je suis bien dans mon train,
les paysages qui défilent correspondent à l’idée que l’on se
fait de la beauté de la Chine, collines majestueuses dont les
sommets titillent les nuages, une série de cartes postales en 3D.
Sans explication (je ne saurai jamais de quoi il s’agit), une
hôtesse fait un discours très solennel aux passagers et lorsqu’elle
a terminé, tout le monde applaudit en souriant et elle sourit aussi
et repart et tout cela est tellement bisounours.
Ce genre de scènes, je ne sais pourquoi, m’émeut, ainsi que la
musique qui filtre dans ce train comme dans les autres. En Inde,
j’avais le sentiment de découvrir quelque chose de nouveau. Ici,
tout me semble familier et rassurant, j’ai le sentiment en Chine de
retrouver
quelque chose. Est-ce simplement parce que cette fois-ci je me suis
plongé dans la culture de ce pays avant de m’y rendre, le laissant
me charmer et me faire rêver des mois durant ? Est-ce quelque
résidu d’une vie antérieure (ça expliquerait au moins l’histoire
des baguettes le premier jour) ? Je n’en ai aucune idée mais
je me sens comme à la maison. La langue aussi est un délice pour
mes oreilles… Je suis fou amoureux des sonorités du chinois et je
songe que peut-être, un jour, je voudrais bien apprendre cette
langue… Finalement je réfléchis de nouveau à ma destination et
décide de renoncer à Dali au profit de Lijiang. Il n’y a qu’une
seule photo de cet endroit dans mon Lonely
Planet, mais elle fait
envie ! J’ignore encore l’importance de cette décision.
Après quoi j’écris un poème, je me rendors et, malgré la
position assise, pionce longuement et profondément.
À
mon réveil, le ciel est gris et l’air moite. Dehors, ce ne sont
que villes et bidonvilles. Des bidonvilles à la chinoise, bien plus
propres et moins misérables que leurs équivalents indiens ou
pakistanais mais d'une morosité sans borne. Des heures durant je ne
vois pas un seul kilomètre de verdure, c’est comme si les villes
se touchaient les unes les autres, sans aucune séparation. Et puis
finalement, la campagne réapparaît. De gare en gare, le train se
vide et ne se re-remplit pas, ce qui me permet de m’étaler sur la
banquette. La petite grand-mère qui est en face de moi semble
d’ailleurs apprécier aussi cet espace nouvellement conquis. Comme
j'achète deux bières d'affilée, elle me signifie gentiment et en
chinois que cela n'est pas bien, et je lui signifie à mon tour, avec
un sourire, qu'elle a bien raison mais que bon
ben voilà quoi... Je note
que nous sommes à Xian Tan et me demande où cela peut bien se
trouver sur une carte.
Comme
il pleut dehors, je repense à l’année qui vient de s’écouler,
aux réussites et aux échecs et surtout aux fêtes. Innombrables
fêtes. J'ai longtemps été un party-fiend
mais depuis un an, je ressens une certaine lassitude. Pour moi, la
véritable fête c’était les interminables répétitions de mon
groupe Shoona Sassi, et le reste n’était que cache-misère, une
dépendance à la fête, sans goût ni plaisir. Autant de soirées
stériles et sans surprises, dont le seul attrait était de noyer mes
doutes dans l’alcool, le cannabis et les mondanités. Autour de
moi, tout le monde en faisait autant. Qui, parmi ces gens que je
retrouvais de fête en fête, n’en était pas aussi las que moi ?
Qui s’y amusait encore ? Je crois que chacun ne faisait plus
qu’y traîner son spleen. Et voilà tout ce beau monde réuni deux
ou trois fois par semaine, terrasse après terrasse, vernissage après
vernissage, club après club, appartement après appartement au gré
de la soirée branchée du jour, à tant faire semblant de s’amuser
qu’on finit presque par s’en convaincre. On rit, on danse, on
refait le monde, on gesticule et on sautille. De temps en temps, la
douleur que l’on essaie de cacher resurgit, l’alcool aidant.
Alors quelqu’un pleure, ou crie, ou s’engueule, ou fait un
scandale… Je songe d'abord que tout cela est superficiel,
artificiel : une mascarade. Les adversaires de la fête et de la
drogue le disent sans cesse mais en fait ils se trompent et moi
aussi. Au contraire, tout cela est très réel.
Ces fêtes sont d'une impitoyable authenticité. On y voit le
meilleur comme le pire. Il y a parfois des moments magiques, de
l'ordre du sublime, même. D’autant plus précieux qu’ils sont
rares. D’autant plus beaux qu’ils sont inattendus. Au milieu de
tant d’excitation, qui sait lire entre les lignes voit tout. Les
fêtes font le délice de l’observateur. Il y peut y contempler le
spectacle de la jeunesse occidentale moderne, fille ou petite fille
de Woodstock et Mai 68, qui n’y croit plus après trente ans de
désillusions mais qui ne peut s’empêcher de vouloir encore y
croire parce que la société de consommation l’a bercée de cet
idéal hippie transformé en argument marketing. Et on a beau lui
rabâcher que « rien n’a changé », elle voit bien
qu’en fait tout a changé, que le monde est en pleine mutation et
que personne n’a la moindre idée de ce qui nous attend. Alors en
attendant de trouver quelque clé, quelque moyen de comprendre
quelque chose à ce bordel, on se noie dans une mer de sexe, de
drogue et d'electro. Je me fais la remarque qu’après toutes ces
années, mes fêtes ont fini par se ressembler toutes. Il fut un
temps où chaque soirée était différente, avait son charme ou sa
particularité bien à elle. Depuis mon retour d'Inde, j'ai le
sentiment de revivre la même scène encore et encore. Alors je
comprends que j’ai envie, besoin de dire adieu à cette vie-là, de
passer à autre chose. Je ne juge personne, je sais que tous ils se
cherchent, je sais ce que tous ils ressentent, mais moi je dois
m’extirper de tout ça. Voilà. Pause.
Le
voyage se poursuit sans accroc. Un groupe de policiers vérifie les
billets et demande à quelques passagers d’ouvrir leurs sacs, une
hôtesse fait un nouveau speech
suivi de nouveaux applaudissements (je décide que si ça recommence
encore j’applaudirai aussi). J’analyse le rôle des hôtesses de
train : servir l’eau chaude pour le thé, passer régulièrement
le balai et la serpillière (tout le monde bazarde tout par-terre),
faire des discours qui font applaudir les gens, contrôler les
billets, s’assurer que les gens fument entre
les rames et pas dans
les rames, sourire. C’est déjà pas mal. Un Chinois d’ailleurs
m’invite à fumer dans le wagon, et comme une hôtesse de train
apparaît au loin, nous nous précipitons en bout de rame, juste à
temps. Je m’amuse beaucoup des petits jeux de négoce entre
marchands ambulants et passagers. Le marchand déballe ses fruits ou
son poulet et en vante les mérites. Alors, tout le monde se fout de
sa gueule sur un ton de reproche, l’air de dire que son produit
c’est de la merde, que ça ne vaut pas un clou. Bien-sûr, le
marchand proteste que ce n’est pas vrai, gesticule et argumente en
montrant ses produits sous tous les angles. Alors les clients se
détournent et le marchand finit par leur vendre le produit à prix
cassé, d'une mine dégoûtée, grommelant sans doute qu'on le vole
et qu'à ce prix-là, il ne fait aucun bénéfice… Le train se
remplit de nouveau et je dors encore plutôt bien la seconde nuit. Le
troisième jour, le paysage est beaucoup plus tropical, les rizières
cultivées en strates brillent au soleil. On m’offre une noix,
exactement comme une noix française sauf que la coquille est molle,
de sorte qu’il est possible de l’ouvrir avec les doigts. En
quelque sorte une noix avec une ouverture facile ! La noix du
futur, peut-être, made in
China.
À
la gare routière de Kunming, je trouve immédiatement un bus pour
Lijiang. Par quelque bizarrerie, les bus-couchettes sont moins chers
que les bus assis. Je découvre avec joie qu'en Chine, on peut se
faire servir de l'eau bouillante à peu près partout, ce que me
permet d'avaler une sorte de Bolino (par « the noodle expert »,
s'il vous plaît !). Ce régime est tout de même plus pratique,
en voyage, que les biscuits secs que j'avalais par dizaines dans les
bus indiens. Le bus tarde à décoller et je me demande si le
haut-parleur juste au-dessus de ma tête va hurler de la sorte toute
la nuit ou s'il nous sera permis de dormir. Lorsque finalement nous
partons, je suis le seul étranger à bord. Très vite, un homme
entame la conversation. M. Ma Pingke est un médecin d'une
cinquantaine d'années, qui parle un anglais parfait et exerce à
Guilin. Il appartient à une minorité, ce qui lui a donné le
privilège d'avoir deux enfants plutôt qu'un seul. Son fils aîné
est danseur, aussi s'intéresse-t-il tout de suite à mon double
statut d'auteur et de musicien. Avec quatre amis, tous médecins, il
se rend à Lijiang pour quelques jours de vacances. Très vite,
d'autres personnes se joignent à la conversation : une femme de
Lijiang, Mme. Li, propose de nous conduire à une guesthouse
familiale de sa connaissance (et m'offre gentiment une pomme). Les
Chinois, décidément, ont le sens de l'hospitalité. Les routes du
Yunnan ne valent guère mieux que celles de Mongolie et je m'avère
incapable de fermer l'œil, d'autant plus que je suis pris d'une
envie de pisser épouvantable, au point que j'envisage de pisser sur
place, dans une bouteille en plastique. Finalement, une halte met un
terme à mon agonie. Je me fais la remarque que je suis en voyage
depuis trente-et-un jours, et que sur ces trente-et-un, j'en ai passé
quatorze, soit presque la moitié, à bord de bus ou de trains. C'est
un peu trop, peut-être. Il serait temps, décidément, de faire une
halte conséquente. Nous atteignons Lijiang à l'aube, et Mme. Li
nous conduit à notre guesthouse.
Je suis épuisé mais j'apprécie cette petite marche. Nous
traversons la petite colline qui surplombe la ville et je découvre
pour la première fois le paysage fascinant que forment les toits de
Lijiang, véritable mer d'ardoise. Après quoi je fais connaissance
avec les rues pavées, sillonnées de canaux, qui font tout le charme
de cet endroit. Dans la vieille maisonnette, on me propose une
chambre pour dix yuans la nuit (environ un euro cinquante). M. Ma me
laisse ses coordonnées : il voudrait m'accueillir à Guilin, si
jamais je passe par là. Comme c'est une possibilité, je le remercie
et m'engage à le tenir au courant. Je somnole quelques heures dans
ma chambre, goûtant enfin aux joies d'un vrai lit. Sur l'oreiller,
il y a des mignons chatons et des papillons. La couette, quant à
elle, porte l'inscription « I'll be with you till the end of
time, till the sun dries off the see ». Tout ça est de fort
bon augure !
Prochaine
expérience : The Lijiang Experience (Pt.1).
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