Le symbole du mouvement transhumaniste |
Les médias commencent à
peine, tout doucement, à s'en emparer. Peu à peu, des articles à
propos des nanomécaniques, de la biotechnologie, de la robotique,
des imprimantes 3D, des « smart cities » et de
l'avènement possible de la « singularité » laissent
deviner ce que pourra être la vie de nos descendants. J'emploie
sciemment le verbe « deviner » car à vrai dire nous n'en
savons rien : de l'automobile au smartphone, la technologie a
déjà considérablement modifié nos modes de vie mais cela n'est
rien du tout en comparaison des bouleversements qui nous attendent.
Sauf écroulement total de la civilisation, l'homme de 2114 aura
probablement davantage évolué par rapport à l'homme d'aujourd'hui
que l'homme d'aujourd'hui n'a évolué par rapport à ses ancêtres
du Néolithique. On ignore encore ce qui va se passer exactement
et jusqu'où ça ira, mais on sait avec certitude que quelque
chose va se passer. Il existe un mouvement philosophique qui se
prononce en faveur de ces mutations, le transhumanisme. Les principes
fondamentaux du transhumanisme reposent sur l'idée selon laquelle la
technologie est un outil susceptible d'améliorer considérablement
la qualité de vie des êtres humains sur le plan matériel et sur le
plan éthique. Les transhumanistes considèrent que l'être humain a
tout à gagner à être « augmenté » et que l'avènement
de la « post-humanité » est un événement souhaitable
du point de vue de la doctrine humaniste. Je partage entièrement
cette opinion. Je la partageais déjà bien avant de savoir qu'un tel
mouvement existait.
Il faut d'abord définir
ce que l'on entend par « post-humanité » : je me
rends compte, en papotant, que peu de gens encore se rendent compte
que d'ici une génération ou deux, le corps humain sera presque
entièrement réparable et remplaçable : la création d'organes
biologiques artificiels, l'intégration des nanomécaniques dans nos
organismes, la surveillance en temps réel de toutes nos fonctions
vitales, l'augmentation de nos capacités physiques, sensorielles et
même intellectuelles seront choses communes. Il ne s'agit pas de
science-fiction : on sait déjà peu ou prou comment faire tout
cela, ce qui est maintenant en jeu est davantage d'affiner les
technologies existantes et d'en réduire le coût que de les
inventer. Cela ira de pair avec de nombreux autres bouleversements
dans les domaines de l'économie (grâce notamment aux imprimantes 3D
et aux robots) et de la communication (internet n'en est qu'à ses
balbutiements), qui impacteront considérablement notre relation à
notre environnement, à l'emploi, à l'organisation politique de nos
sociétés et j'en passe. Mais fondamentalement, c'est notre relation
métaphysique à notre propre corps, voire à notre propre intellect,
qui va évoluer. Mes amis me disent parfois que ça n'arrivera jamais
parce que les hommes le refuseront. Il y aura (il y a déjà) des
mouvements d'opposition, c'est indéniable. Mais dire que les hommes
refuseront d'intégrer à leur organisme une technologie susceptible
d'augmenter considérablement leur espérance et leur qualité de vie
est tout de même un peu une absurdité parce que concrètement, on
voit rarement quelqu'un refuser de porter des lunettes pour mieux
voir ou de se faire transplanter un cœur artificiel pour gagner
quelques années de vie. Lorsque nos médecins nous annonceront qu'il
est possible, en intégrant de la biotechnologie et des
nanomécaniques à nos organismes, de détecter une tumeur naissante
avant qu'elle ne devienne maligne ou de remplacer un organe vital, il
est assez probable que tous nos scrupules bioéthiques s'envoleront
en fumée et que des « oui » reconnaissants sortiront de
nos bouches.
Avant d'aller plus avant
je voudrais toutefois préciser une chose, afin de parer tout de
suite à un argument fallacieux souvent opposé au progrès par ses
adversaires : je ne prétends pas qu'il faille aveuglement
embrasser toute technologie nouvelle. Comme chaque progrès
technologique jusqu'à aujourd'hui, les avancées en cours
comporteront des dangers. Il sera indispensable d'étudier
attentivement ces dangers, d'évaluer précautionneusement les
risques avant de faire appel à une nouvelle technologie. Et de
maintenir un effort philosophique constant en ce qui concerne la
dimension éthique. Ce sera le devoir de nos législateurs mais
surtout de chacun d'entre nous, en tant que citoyen. Stop, donc, à
l'argument de l'aveuglement : fabriquer des automobiles ne
signifie pas nécessairement faire fi du contrôle technique, rouler
bourré et renoncer à trouver des carburants moins polluants.
Une autre objection est
celle de l'inégalité d'accès à la technologie : puisque les
riches auront la capacité de mieux vivre avant les pauvres,
il faut les en empêcher. Heu... Sérieusement ? Depuis
l'âge de pierre la technologie a toujours été inégalement
répartie. Les Grecs bâtissaient leurs premiers temples pendant que
d'autres, ailleurs, vivaient encore dans des huttes. Et puis,
finalement, presque tout le monde a fini par bâtir des temples.
L'idée que la technologie doit être disponible de manière
universelle ou ne pas être disponible du tout est absurde, parce que
par définition il faut bien que sa mise en application commence
quelque part avant de voir les coûts se réduire et/ou les
compétences se répandre.
Prométhée à Pripiat |
J'ignore, donc, s'il est
écrit quelque part dans la Bible (ou le Coran, ou les Védas, etc.)
que Dieu nous a interdit de fabriquer des nanomécaniques. Mais j'ai
quand même deux objections majeures à opposer aux opposants.
La première de ces
objections est qu'ils ne vivent pas exactement comme des bêtes
sauvages. J'oppose d'ailleurs le même argument à ceux qui me
balancent que le végétarisme n'est « pas naturel ». Je
trouve assez touchant d'entendre cet argument de la part de gens qui
avalent des antibiotiques, prennent l'avion, téléphonent à leurs
proches, se chauffent l'hiver... Par ailleurs, il y a toujours cette
idée un peu étrange chez les êtres humains que les technologies
pré-industrielles ne sont
pas vraiment de la technologie et que les technologies
post-industrielles en sont. On imagine en effet assez mal un évêque
nous expliquer qu'il faut renoncer à nos vêtements, nos habitats et
notre agriculture et s'en aller vivre comme des animaux dans la
forêt. Pourtant, le premier homme à tailler un silex a fait acte de
technologie. Le premier homme à construire une hutte a fait acte de
technologie. Le premier homme à se couvrir d'une peau de bête et à
la coudre a fait acte de technologie. Le premier homme à planter des
graines et à labourer un champ a fait acte de technologie. Etc.,
jusqu'à vos smartphones. À compter de l'instant ou l'homme s'est
servi de ses capacités intellectuelles pour fabriquer quelque
chose, c'était déjà de la technologie. La technologie n'est pas un
plug-in qui se serait ajouté à la chose humaine : elle
est, depuis le début, l'un des fondamentaux de ce qui définit
l'être humain, au même titre que le langage et le rire. Elle ne lui
est d'ailleurs pas exclusive : les oiseaux fabriquent des nids
et certaines fourmis sont capables de fabriquer des ponts, mais il
n'est nulle part sur terre, fut-ce au sein des tribus les plus
isolées de la jungle amazonienne, un être humain qui ne se serve
d'outils. Cet état de fait préexiste même à l'homo-sapiens,
puisque plusieurs espèces homo antérieures à la nôtre le
faisaient déjà. Prétendre, donc, que découper sa viande avec un
couteau est bien mais que remplacer un œil par un œil
artificiel plus performant que l'original est mal est une
absurdité du point de vue de la logique. De même que le hippie qui
prétend « retourner à l'état de nature » en allant
vivre dans une ferme et en cultivant lui-même sa terre n'est en
fait, de toute façon, déjà plus à l'état de nature. En
tout cas pas davantage que son frère ingénieur qui vit à Paris.
J'affirme donc haut et fort que « l'état de nature » de
l'animal humain est d'être un animal technologique. Dès-lors,
la seule limite pertinente à se fixer du point de vue de la
logique est celle de la maîtrise des technologies que nous employons
et de notre capacité à en anticiper les dangers potentiels. Si tu
construis mal ta cabane, elle s'écroulera sur toi et c'est mal.
Si ta cabane tient debout, c'est bien. Si ton pesticide
anéantit ta santé, ton environnement et décime des espèces qui ne
menacent en rien ton champ, c'est mal. Si une autre
technologie t'aide à cultiver ta terre sans conséquences ni sur ta
santé ni sur l'environnement, c'est bien. C'est pareil avec
les nanomécaniques.
Ce qui me conduit à la
seconde objection. La Bible dit que Dieu nous a créés « à
son image » (de créateur), c'est-à-dire avec une inclinaison
naturelle à la créativité. Dieu nous a donné les capacités
physiologiques et intellectuelles de réinventer notre mode de vie et
d'ajuster notre environnement à nos besoins. Alors on me dit « Dieu
n'a pas voulu que nous ayons la capacité de contrôler notre
procréation, notre corps, notre durée de vie, etc. », ce qui
en revient a dire que si Dieu avait voulu que cela soit le cas, il
nous aurait donné des pouvoirs magiques pour le faire. Et bien oui,
Dieu nous a donné des pouvoirs magiques : deux mains et
un cerveau. Dire que Dieu est contre la révolution technologique à
venir en revient à dire : « Si Dieu avait voulu que nous
volions, il nous aurait donné des ailes, donc prendre l'avion est un
péché » ou « Si Dieu avait voulu que nous ne tombions
jamais malades, il n'aurait pas créé les virus, donc aller chez le
médecin est un péché » ou encore « Si Dieu avait voulu
que nous puissions communiquer à distance, ils nous aurait fait
télépathes, donc téléphoner est un péché ». Et même,
pour aller jusqu'au bout de la logique (il faut toujours aller
jusqu'au bout de la logique des idées que l'on prétend défendre –
je ne le dirai jamais assez) : « Si Dieu avait voulu que
nous dissimulions nos corps, il nous aurait pourvus d'une fourrure,
donc s'habiller est un péché ». Ça ne tient pas debout. Si
l'on croit en Dieu, on est bien obligé d'admettre que Dieu nous a
donné la capacité de nous transcender. La religion d'ailleurs
procède de cette capacité : il est assez improbable que les
animaux croient en Dieu et nous savons pour sûr qu'ils n'ont pas de
rituels religieux. Alors où est la limite, finalement ?
Est-ce vraiment plus extravagant de nous réinventer en tant
qu'espèce et de fusionner avec la machine que de se mettre à
cultiver la terre et à domestiquer les bêtes ? Je n'en suis
pas convaincu. Je pense au contraire que, si Dieu existe, il voulait
que nous fassions exactement cela et que c'est la raison pour
laquelle il nous a créés avec la capacité de le faire. La
religion, comme toute autre discipline éthique, doit être là pour
nous rappeler que balancer un engin nucléaire sur une ville est
déraisonnable et que les élevages en batterie sont une abomination,
voire – je veux bien l'entendre – que les questions de
l'avortement et l'avortement sélectif (je pense aux enfants
handicapés) sont des questions éthiques qu'il ne faut pas traiter
avec désinvolture (ce qui n'en revient pas à dire qu'il faut les
interdire). Mais je pense qu'elle commet un péché d'orgueil
monumental lorsqu'elle s'oppose à toute technologie dès-lors que
cette technologie nous permet d'améliorer notre existence.
Je me considère comme
croyant (en dehors de tout dogme religieux) et en tant que croyant je
l'affirme haut et fort : si Dieu existe et s'il a un plan pour
l'humanité, ce plan consiste précisément à ce que
l'humanité s'élève au-delà de l'état d'animalité, se réinvente
et se dépasse en tant qu'espèce, parvienne à maîtriser son corps
et son esprit. La méditation n'est pas incompatible avec les
nanotechnologies, et celles-ci ne nous défendent pas d'avoir des
préoccupations spirituelles. Peut-être un jour atteindrons-nous
ainsi la grâce que nous promettent les textes sacrés. Et si l'on
défend l'idée que la véritable béatitude n'est possible qu'en
dehors de la chair, il n'en est pas moins de notre devoir de faire du
corps humain une machine moins sujette à la souffrance, des sociétés
humaines un environnement moins violent et plus propice à
l'épanouissement spirituel des êtres. Si Dieu n'avait pas voulu que
nous fusionnions avec la machine, il n'aurait déjà jamais permis
que nous inventions l'encre et les papyrus qui ont servi à écrire
la Bible. Dès-lors, j'enjoins les institutions religieuses et les
croyants du monde entier à contribuer au mouvement transhumaniste au
lieu de le combattre, et ce d'autant que de toute façon, quoi qu'on
dise et qu'on fasse, la post-humanité sera. Ce n'est ni une
prédiction ni un vœu, c'est inéluctable et c'est déjà en marche.
Mieux vaut, alors,
surveiller de près les phénomènes qui nous y conduiront plutôt
que de les combattre au risque de les voir se développer sans que
l'éthique ne s'en mêle.