Je ne peux m'empêcher de reproduire ici (et sans la permission de l'auteur qui, je l'espère, m'en excusera), cet article de Marie-Christine Lemieux-Couture, simplement parce tout ce qu'elle dit là, c'est tellement vrai et tellement important.
Merci à Plume de m'avoir aiguillé vers ce texte.
C’est en filigrane de l’actualité,
pourtant chaque fois que j’évoque la notion de « culture du viol
» dans une conversation (en particulier dans une conversation
numérique), je constate cette tendance générale à la crise
d’urticaire et aux convulsions idéologiques. Une société
progressiste, civilisée, transformée par plusieurs générations de
luttes féministes, une société dont la brillance d’esprit se
manifeste explicitement de ses réussites technologiques au
déploiement mondial de son système économique, et dont la vertu
est religieusement accomplie au panthéon du respect des droits
humains, une société qui a atteint les hautes sphères de la
distinction entre le Bien et le Mal, cette société-là ne saurait
encourager le viol. Pas plus, on le constate par l’épreuve des
faits, qu’elle ne maintient la misère, la famine, la pauvreté,
les inégalités, l’ignorance, l’analphabétisme et toutes ces
horreurs qui caractérisent les collectivités primitives et
barbares. Aheum.
Cependant, le silence des victimes
d’agression sexuelle résiste à l’épreuve des faits, et dans ce
silence, ce qui transparaît, c’est la culture du viol. De l’homme
candide croyant sincèrement que les féministes ont profondément
métamorphosé le visage du social au misogyne primaire qui tremble
devant la menace matriarcale, il y a certes un déni du réel, mais
ce déni ne dépend pas strictement du sexe. Il est soutenu par une
socialisation des deux genres qui tend à valider les comportements
sexistes et à normaliser des pratiques misogynes, de sorte que
nombre de femmes approuvent également la domination masculine comme
si elle était justifiée. Les hommes sont encore socialisés à
soumettre; les femmes, elles, à céder.
Derrière cette socialisation se cache
une violence symbolique — bien confortablement assise au coeur des
institutions comme la famille, l’État, l’Éducation, les
religions, la culture, la langue… — qui affecte, de manière
inconsciente, nos perceptions autant que nos actions de façon à
perpétuer les structures et les schèmes du patriarcat. La culture
du viol est une des multiples facettes de cette violence. Elle est
une incorporation de la domination masculine que ce soit par le
contrôle du corps de la femme (une tenue vestimentaire irréprochable
ne mène pas au viol), le contrôle de ses comportements sociaux (une
femme qui ne boit pas n’est pas victime de viol), le contrôle de
ses comportements sexuels (une femme qui a dragué un homme ne peut
pas se plaindre qu’il l’ait violé) ; mais aussi par un désaveu
de la responsabilité de l’homme par rapport à la maîtrise de son
corps (les hommes ne contrôlent pas leurs appétits), de ses
comportements sociaux (ce n’est pas parce qu’il est insistant
qu’il est harcelant), de ses comportements sexuels (ce n’est pas
un prédateur sexuel, il a des besoins).
Il s’agit d’assoir la suspicion
dans la construction identitaire de la femme, cette tentatrice,
manipulatrice, par opposition à l’infantilisation du bourreau, ce
pauvre homme qui succombe aux charmes. Adam et Ève en boucle dans
une société éprise de son syndrome de Stockholm.
La culture du viol, c’est le viol
parfait : celui qui n’arrive pas et qui est toujours en train
d’arriver à la fois ; le viol qu’on tait et qui se rejoue
entre les lignes de ce qui le réduit au silence ; le viol présumé,
celui qu’on excuse, qui s’inscrit à même nos habitudes de vie,
la menace permanente qui doit usiner des petites filles sages et des
petits garçons rois. Si le petit Chaperon rouge se contentait de
rester cloitré chez elle, aussi, les grands méchants loups de ce
monde finiraient tous par mourir de faim et l’humanité s’en
porterait bien mieux. Mais non ! La petite garce, elle va se
dandiner dans la forêt avec un panier rempli de provisions aux
odeurs indécentes, il est plus que normal qu’un pauvre loup affamé
ne soit pas en mesure de se faire un noeud dans les pulsions.
Indice de normalisation culturelle du
viol
Le mot « viol », dans « culture du
viol », fait peur à ses détracteurs. C’est un mot fort,
horrible, lourd de conséquences. C’est un mot qui dérange.
Plusieurs interprètent le concept comme une attaque un peu simpliste
: ils le prennent littéralement, comme si « culture du viol »
désignait une culture où les hommes sont tous des violeurs. Il
faudrait choisir un terme moins dérangeant si on voulait être
écouté : mais pourquoi exige-t-on de nous de ne pas brusquer en mot
une réalité qui nous fait violence ?
Tout ce qui, dans une société donnée,
contribue à faire en sorte qu’une agression à caractère sexuel
puisse ne pas être réellement considérée ou traitée en tant que
telle participe d’une culture où l’absence de consentement est,
sinon acceptée, du moins tolérée dans une certaine mesure. Il
n’existe pas d’indice de normalisation culturelle du viol comme
il existe un taux d’inflation ou un indice du développement
humain, bien qu’une société où le viol est impuni (en temps de
guerre, par exemple, le viol des femmes du camp ennemi est courant et
sans conséquence) abandonne peut-être ses femmes à l’horreur
d’un peu plus près qu’une société où les femmes sont
systématiquement chosifiées. Il est vrai aussi que, dans un sondage
éclair où la question serait : « Êtes-vous favorable à la
légalisation du viol », je doute que qui que ce soit se
garrocherait pour dire oui. Ça ne signifie pas que la culture du
viol n’a pas d’existence objective.
Elle s’inscrit dans des schémas
psychologiques et sociaux. Elle est dans l’inter-dit, ce qui se dit
entre nous derrière nos paroles, dans le silence de nos tabous
partagés.
Le simple fait de dire d’une femme
qu’elle s’est faite violer, forme causative nominale, plutôt
qu’elle a été violée, forme passive, implicite deux attitudes
complètement différentes vis-à-vis de la victime à même la
syntaxe. La forme causative (plus courante) sous-entend une
responsabilité de la victime qui n’est pas présente dans la forme
passive.
Croire le plus sincèrement du monde
qu’une femme puisse avoir été violée parce qu’elle avait bu,
usé de drogue, qu’elle avait un décolleté plongeant ou une jupe
suggestive, qu’elle a payé un verre ou dragué un homme, parce que
c’est une agace, qu’elle se prostitue, que son attitude appelle à
ça, parce qu’elle n’avait qu’à ne pas se promener là la nuit
franchement, parce que tout le monde sait que cet endroit ou que ces
personnes ne sont pas « safe », parce qu’elle n’a pas pris
assez de mesures pour que ça n’arrive pas (du poivre de cayenne en
aérosol au vernis à ongles anti-GHB en passant par le condom denté
et tous ces gadgets visant à nous protéger) ou parce qu’elle n’a
pas pris de cours d’autodéfense, parce qu’elle est une fille
facile, parce qu’elle est active sexuellement plutôt que chaste et
pure… contribuent à blâmer la victime pour ce qui lui est arrivé.
Les agressions sexuelles causent de
nombreux troubles psychologiques (troubles alimentaires, troubles
anxieux, stress post-traumatique, etc.) et les réactions d’autrui
face à la dénonciation de l’agression sont un élément majeur de
la rémission de la victime. Le victime shaming et le slut-shaming
(variante du victim shaming où la victime est tenue responsable
d’une agression en vertu de ses comportements sexuels considérés
comme « déviants » ou « honteux ») caractéristiques de la
culture du viol peuvent perpétuer le traumatisme de la victime,
allant jusqu’à lui faire revivre le drame. La culture du viol est
ce viol symbolique, ce renforcement de la douleur, ce viol perpétuel.
Quand même les médias peuvent
soutenir une suspicion envers les victimes, comme s’il était
courant de dénoncer un agresseur pour détruire sa vie, ou qu’on
minimise ce que la victime a pu vivre par rapport aux dommages
encourus pour l’agresseur qui « subit » une dénonciation, on est
dans un environnement qui mène au tombeau la parole des victimes.
Qu’on se le dise, personne n’irait affirmer que quelqu’un a
dénoncé un fraudeur ou un voleur pour détruire sa vie. Personne ne
s’émotionnera sur les conséquences subies par un vendeur de
drogue ou d’un entrepreneur corrompu pour avoir été dénoncé.
Quand le corps policier dissuade une victime de porter plainte parce
que c’est sa parole contre celle de l’agresseur, parce qu’il
manque de sang, d’ecchymoses et d’égratignures pour faire
suite ; quand le corps médical te traite avec un doute affiché
parce que tes vêtements ne sont pas assez déchirés ou qu’il n’y
a pas de sperme dans ton vagin (tout le monde sait que les agresseurs
ne mettent pas de condom, voyons) ; quand le corps juridique vise
par tous les moyens à te discréditer lors d’un
contre-interrogatoire, il est difficile de ne pas croire que les
agressions sexuelles ne sont pas, en partie du moins, socialement
acceptables. Quand, en plus, tes proches ont une réaction négative,
parce que ça arrive (du déni à la jalousie), l’isolement devient
un deuxième traumatisme.
C’est ça, la culture du viol. Ce
n’est pas une communauté de violeurs dont on ferait l’éloge sur
l’hôtel de Dionysos. C’est une problématique autour du
traitement des agressions sexuelles.
Viol typique et présomption
d’innocence
Dans de telles dispositions, il n’est
pas surprenant que peu de victimes osent porter plainte. Selon les
données du YMCA, il y a 460 000 agressions sexuelles par année au
Canada. Sur 1000 agressions : 33 sont rapportées à la police, 29
sont enregistrées comme un crime, 12 ont mené à des accusations, 6
ont fait l’objet de poursuites et seulement 3 ont abouti par une
condamnation. Ce n’est pas parce qu’il pleut de fausses
accusations. Les fausses accusations d’agressions sexuelles
tournent autour de 2 à 4 %. Le silence des victimes est entretenu
par un constant discrédit.
Tout ce qui sort du cadre du stéréotype
du viol « idéal » devient éminemment suspect. Si une
personne n’a
pas été violée par un étranger armé la nuit à l’extérieur de
chez elle, elle s’expose au doute, à la négation de son
non-consentement. On exige de la victime qu’elle soit sans faille
ni reproche, toute part d’ombre pourra être retenue contre elle.
La victime parfaite n’a pas de passé, elle n’envoie pas de
sextos, elle est chaste sinon elle privilégie la position du
missionnaire une fois par semaine avec son mari seulement et dans le
noir, elle n’est pas issue de la communauté LGBT, elle ne fait pas
partie des minorités visibles, elle n’est pas immigrante, elle n’a
montré aucun désir à aucun moment envers l’agresseur, son statut
social n’est pas inférieur à celui de l’agresseur, il est même
préférable qu’elle soit un homme blanc hétérosexuel…
L’agresseur parfait est un monstre d’inhumanité psychotique et
irrécupérable. Ce n’est pas un homme ordinaire. Ce n’est pas
ton chum ou ton frère. Tout ce qui déroge à ce mythe laisse planer
un doute irraisonnable sur la violence sexuelle pour les tenants de
préjugés sexistes déguisés en fausse neutralité qui clame la
présomption d’innocence.
Si le traitement de l’agression
sexuelle confère à l’accusé l’innocence jusqu’à preuve du
contraire en tout respect de ses droits fondamentaux, cette
présomption d’innocence est toutefois retirée à la victime,
souvent sous des prétextes qui n’ont rien à voir avec le crime
lui-même. On ne demande pas à une victime de vol de faire la preuve
qu’elle n’a jamais fait de vol à l’étalage, qu’elle n’a
jamais succombé à l’avarice ou qu’elle n’a aucun compte en
banque dans un paradis fiscal.
Tant qu’on abandonnera les victimes
d’agression sexuelle à leur bâillon, alors que leurs agresseurs
marchent dans les rues sans reproche ni repenti, il faudra cesser
d’avancer que la culture du viol est un concept issu de l’esprit
dérangé de féministes hystériques qui conspirent à la
destruction du mâle alpha. Si les victimes ne parlent pas, ce n’est
pas parce que leur histoire n’est pas crédible : c’est parce
qu’on ne leur offre pas un espace sécuritaire sans jugement pour
parler, c’est parce qu’on ne les écoute pas, c’est parce qu’on
nage dans la culture du viol.
11 commentaires:
Merci Shaomi.
"On nage dans la culture du viol". Certaines s'y noient...
Merci à M-C Lemieux-Couture et aux passeurs.
A lire, pour tous et toutes, VITE !
Bettelheim avait déjà bien résumé tout ça
Restent à boucher les narines ... car ça pue au "Bar de la Marine" (on sait que les morues commencent à pourrir par la tête !)
Ce silence des êtres violés est enraciné aussi profond que le viol lui-même : c'est en cela que le viol est un meurtre : il transforme la victime en coupable et pérennise sa "souillure" devant une société soucieuse d'un "non-abâtardissement" (traduisons : "pureté généalogique, ethnique ou raciale")
Oui mais non! Encore une fois, tout est réduit à une opposition homme/femme. L'auteur va jusqu'à dire "il est même préférable qu'elle [la victime] soit un homme blanc hétérosexuel..." Il est évident pour tout le monde qu'un homme blanc hétérosexuel qui pousserait la porte d'un commissariat afin de déposer plainte pour viol serait immédiatement pris au sérieux et écouté avec la plus grande attention, sans aucune suspicion, mise en doute, ou moquerie...
Certain(e)s vont jusqu'à prétendre qu'un homme ne peut pas être violé, qu'une érection est nécessairement la manifestation d'un désir sexuel, voire que les femmes sont incapables d'avoir de telles pulsions. D'ailleurs, il n'y a qu'à regarder les chiffres pour s' en convaincre, car bien sûr, les femmes ont peur de porter plaintes, alors que les hommes, ils y vont la tête haute...
Le jour où les gens comprendront que le viol n'a rien à voir avec une pulsion sexuelle, on aura fait un grand pas! Le viol n'est qu'un outil de domination/oppression parmi tant d'autres, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, qui vise aussi bien les hommes que les femmes.
y a pas de viol parfait..non mais!
ou le poléthiquement correct
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