6 octobre 2014

Myrack


Il y avait un nouvel élève. Il se prénommait Myrack. C'était un grand gaillard de quinze ans, maigre comme un clou, dégingandé, d'allure revêche. Il appartenait à la Minorité et venait donc, comme le voulait le bon sens, des quartiers Est. Il y avait trois autres garçons de la Minorité dans la classe. Leurs familles avaient depuis longtemps gravi l'échelle sociale et intégré la communauté locale, tout ceci avec un succès remarquable et remarqué.

La professeure de géographie intima Myrack de se présenter à ses camarades. Personne ne venait jamais s'assurer que le programme scolaire était suivi à la lettre, il y avait donc du temps à perdre et la cohésion du groupe était une priorité. L'influence des Soviétiques, sans doute. Comme Myrack baissait la tête, tétanisé, les adolescents furent chargés de l'interroger. On lui demanda son nom, son âge et la profession du père (comptable dans une administration à usage indéfini, pour Myrack plus encore que pour nul autre). Une jeune fille lui intima ensuite de décrire ses hobbies (mot qu'elle prononça en anglais dans le texte, non sans une pointe de fierté). Myrack parlait avec le lourd accent des quartiers Est, ce qui le rendait légèrement difficile à comprendre, d'autant qu'il était timide et avalait la moitié de ses mots avant d'en recracher l'autre moitié. Myrack dit qu'il aimait jouer aux billes. Il y eut quelques ricanements car c'était une activité fort immature pour un garçon de son âge. La jeune fille n'était pas satisfaite : Myrack ne pouvait, en tout état de cause, se contenter d'un seul hobby (elle répéta le mot, des fois que quelqu'un l'aurait raté la première fois). Myrack dit qu'il aimait tirer les cheveux. Tout le monde se regarda, le regarda, regarda la professeure. Elle exigea que Myrack précise sa pensée, car on avait certainement mal compris. On n'avait pas mal compris : Myrack aimait tirer les cheveux. Il illustra son propos d'un geste sans équivoque. Tout le monde se regarda, le regarda, regarda la professeure. Elle affirma haut et fort qu'il n'existait de tel hobby nulle part sur terre, pas même dans les invraisemblables quartiers Est. Convaincue qu'on se moquait d'elle, elle ordonna aux trois autres garçons issus de la Minorité d'obtenir une explication. Les quatre élèves échangèrent des propos dans l'inintelligible et méprisable patois des quartiers Est et firent toutes sortes de grands gestes. Piteux, les trois garçons furent contraints de confirmer que oui, Myrack aimait bel et bien tirer les cheveux des gens, les arracher même si possible. C'était, là d'où venait Myrack, une activité ordinaire pour les adolescents. Myrack rit, soudain tout excité. La professeure eût, à la rigueur, pu admettre qu'elle avait affaire à un attardé. Par contre, l'idée même que le tirage de cheveux puisse constituer un loisir collectif lui était intolérable, fusse dans les quartiers Est où se passaient pourtant des choses plus scandaleuses que cela. Myrack, pourtant, insista de son accent boueux : ils tiraient les cheveux en bande et c'était rudement amusant !

Il y eut alors un de ces longs silences que toute personne saine de corps et d'esprit abhorre, puis quelques rires étouffés de la part des filles et de nombreux chuchotements dans les rangs des garçons. Finalement, la professeure fut assaillie de regards suppliants : on attendait d'elle qu'elle mette un terme à cet intolérable embarras. Aguerrie au métier, elle déclara tout-de-go qu'il était temps de démarrer la leçon et se mit à disserter sur les bienfaits de la collectivisation agricole. Myrack lança des regards inquiets çà et là mais ne trouva que des visages fermés.

De la journée, personne n'adressa la parole à Myrack. À quinze heures, les cours se terminèrent et chacun rentra chez soi. Les douze garçons de la classe – parmi eux Jakob – suivirent Myrack, s'abattirent sur lui et le battirent à mort. Les trois garçons issus de la Minorité furent ceux qui tapèrent le plus fort. C'est l'un d'entre eux qui, les yeux révulsés, l'écume aux lèvres, donna le coup de pied fatidique dans la tempe du nouveau, le coup qui lui ôta la vie pour de bon.

La police déclara que le pauvre garçon souffrait de dépression (qui ne souffrait pas de dépression dans les quartiers Est ?) et conclut au suicide. Nul ne mentionna plus jamais Myrack, à commencer par ses parents et ses deux sœurs, qui furent d’ailleurs bientôt exclues de l'établissement pour mauvaise tenue.

L'année scolaire qui s'ensuivit fut ordinaire, donc radieuse.

Extrait possible et en friche de Ce que font les morts, roman en cours de gestation.

9 commentaires:

L'itinérante a dit…

Quelle histoire !

helder s a dit…

Allégorie, poussée à la limite, de ce qui se passe dans la réalité ordinaire

Mauron a dit…

Belle allégorie, monde glauque et inquiétant, j'ai pensé parfois un peu à Henri Michaux, il convient d'être sévère avec le réel, en effet, et de le prendre au mot, comme on prend à la gorge. Le coup de pied à la tempe est aussi, peut-être, un coup de pied au temps.

Marie-Cécile M a dit…

La peur née de l'incompréhension et la violence née de la peur... et l'incompréhension face de la violence... :-(

Marie-Cécile M a dit…

Etc, etc, etc...

Cachou a dit…

La dernière phrase, comme un couperet.
En friche, disais-tu ?!!!

Anonyme a dit…

"...cet intolérable embarras..." ;)
Et "hobby" aussi.
Et puis bon, tu me dis si ça te soûle que je relève les coquilles... ;)

Tarik Hadef a dit…

Pauvre Myrack, il ne saura jamais qui est Taylor Swift. O_o

Plume a dit…

woaw
(c'est pas juste, maintenant j'ai envie de lire la suite >_< !!! )

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