On
la voyait depuis longtemps déambuler avec sa poussette. Parmi les
innombrables formes qui hantaient les ruelles, c'était l'une des
plus persistantes. À ce stade, toutefois, il devenait difficile de
discerner les vivants des morts, les esprits sains des fous. Toute
cette masse humaine se confondait en un agrégat malheureux, les
premiers se sachant de toute façon voués à rejoindre tôt ou
tard la communauté mêlée des seconds. Ce qui vit s'estompera, et
la raison de même. Au début, il y avait un bébé dans la
poussette, un vrai bébé tout de chair et de cris, qui réclamait
souvent. Une caresse ou un biberon suffisait généralement à
apaiser sa rage de débutant. La femme semblait capable de s'en
occuper comme il convenait. Sa robe avait des allures de tapisserie
russe et sa capuche n'en finissait pas d'enfler sous l'effet du vent,
mais les chaussures trahissaient une coquetterie, le souci de
conserver quelque dignité sur ces terres où la dignité était
devenue le plus précieux des biens. En ces temps, il n'en fallait pas
davantage pour faire une bonne mère.
Quotidiennement,
la femme courait de-ci de-là, affairée, propulsant la poussette à
vive allure d'une boutique à l'autre. Puis elle se fit moins
présente, et la poussette moins présente encore. Sous la capuche,
on parvenait parfois à deviner des traits fatigués, des joues
marquées par des sillons de larmes, si nombreuses qu'elles avaient
fini par creuser la chair. Ou peut-être était-ce la lumière, une
supercherie que le ciel indifféremment blanc imposait aux yeux
désensibilisés des passants. Elle finit par disparaître tout à
fait, des mois durant. Comme toute chose qui s'efface, on finit par
l'oublier. Ensuite, tout commença d'arriver, le flux s'inversa, ce
qui n'avait pas lieu d'être devint omniprésent.
Elle
réapparut comme un souffle, démunie de toute carnation et pourtant
bien vivante. La poussette aussi réapparut, mais elle était vide et
la femme courait au ralenti. Elle ne se rendait plus dans les
boutiques, du moins nul ne la vit plus jamais pénétrer nulle part.
Elle se contentait d'être là. Comme tous les autres. Et comme tous
les autres elle s'incrusta sournoisement dans le paysage. Lorsque
l'on commença à comprendre, il était bien trop tard. Non pas que
comprendre plus tôt eut changé quoi que ce soit. La femme parlait à
la poussette comme on parle à un nouveau-né. La poussette crissait
des roues pour toute réponse, et cela suffisait. Tout le monde
parlait plus ou moins dans le vide, de toute manière, mais cet
accessoire maternel lui donnait une forme de singularité, un petit
quelque chose d'attendrissant qui fit qu'on lui prêta un tantinet
plus d'attention qu'aux autres. Si d'aventure on se risquait à lui
adresser la parole, toutefois, elle grognait comme un chiot craintif,
montrait les dents puis s'en allait d'un pas outré.
Inéluctablement,
le bébé finit par réapparaître, à son tour. Il avait bien dû
s'écouler une année tout entière, depuis qu'on ne l'avait vu dans
la poussette, mais il était tel qu'on se souvenait de lui, le même
petit être vulnérable et criard, bébé à jamais. Lorsqu'il
pleurait, pourtant, la mère ne lui offrait plus rien. On l'avait vue essayer au début, mais le nourrisson dédaignait désormais la
tendresse et le lait. Ses cris finirent par s'incruster dans la
chaussée, dans les murs craquelés, jusque dans le crâne des
riverains. Et du matin au soir, la mère se bornait à pousser en
fredonnant des comptines, résonance d'une époque où la chair
savait encore réconforter la chair, lorsque tous les cœurs
battaient encore.
Travail élaboré en collaboration avec Séverine Rouy (photographie), dans le contexte de notre projet Confluences, avec pour toile de fond mes recherches pour le roman Ce que font les morts.
26 commentaires:
Je veux la suite !!! C'est beau !
La vierge au foulard... elle et d'autres de plus en plus ici et là. A force ce bout de chiffon me crispe !
Très beau texte, énigmatique et profond. Le mystère des vivants et des morts, cette omniprésence de la mort, bien qu'elle ne soit pas nommée. La photo rend palpable, vivante cette incrustation mortelle dans les choses et en creux
Ton texte est chouette, cependant je ne peux m'empêcher de te signaler une petite coquille: "...la dignité était devenue..."
De l'émotion et cette peur qui ne nous quitte jamais vraiment.
Sur la photo, on dirait que cette femme est attachée dans le dos, par des filins... Attachée dans la vie, puis dans la mort.
Un voyage au cœur de la folie, avec l'errance comme seul but apparent.
Est-ce le retour de l'enfant que tu décris, ou celui de son souvenir ? A qui appartient vraiment la raison .... ?
Moi, ce qui me frappe le plus, c est l'aspect fantastique du récit. C'est comme un thriller aussi. ça saisit.
Je pense au roman de Paul Auster "Le voyage d'Anna Blume". Le même genre d'ambiance étrange et dure. Collaboration réussie.
Kado !" Nous sommes si nombreux à être redevenus comme des enfants. Ce n’est pas que nous le voulions, comprends-tu, ni qu’aucun de nous en soit réellement conscient. Mais lorsque l’espérance s’est enfuie, lorsqu’on découvre qu’on a même cessé d’espérer que l’espérance soit possible, on a tendance à remplir les espaces vides par des rêves, des petites pensées enfantines et des histoires qui aident à tenir." Paul Auster (La Voyage d'Anna Blume)
Je l'ai connue cette dame, comme d'autres très certainement. En y repensant j'en ai connu quelques unes, notamment durant mon adolescence je crois. Certainement parce qu'à cet âge on est plus sensible à certaines différences du genre humain. Pour l'une d'elles, il y avait un enfant aussi. Pour une autre, je me rappelle, c'est son mari qu'elle avait perdu mais qui était toujours vivant. Et elle promenait son chien en parlant à elle-même ou à la vie. Son chien n'écoutait plus ce qu'elle disait depuis longtemps. Comme son mari d'ailleurs. J'ai vu son regard un instant exprimer toute la tristesse de son âme, puis le regard s'est voilé quelque peu et elle est repartie en traînant derrière elle son chien. Il a fini par mourir et on l'a vu seule hanter les allées et les rue de la petite ville. Elle mourut quelque temps plus tard. On n'a jamais su trop vraiment pourquoi disaient les gens...
très touchant l'un comme l'autre
très bonne continuation
jorge
Très émouvant, je verrais bien une adaptation cinématographique.
en lisant vos textes, on pourrait être potes. à plus
Texte fort pour le fond comme pour la forme. Tu nous donnes des frissons ...: "Ses cris finirent par s'incruster dans la chaussée, dans les murs craquelés, jusque dans le crâne des riverains..." C'est sublime !
témoignage si émouvant dans ce qui nous devient si quotidien. c'est dit si finement et si léger pour un sujet si lourd!
La vierge à l'enfant est sublime.
j'aime bien ce décalage........cette réalité légèrement à côté....qui agrippe.
C'est bon de te lire
Texte terrifiant (thématique et beauté). Ton écriture est unique.
Très bon texte dans la continuité d'ailleurs proche de Ce Que Font les Morts...A propos j'ai lu les commentaires sur le film : qu'on ait pas apprécié relève du droit le plus imprescriptible....Ce qui me déçoit est la stérilité, le manque d'analyse des commentaires : la pertinence et la culture se meurent j'oubliais...Quand à la musique de X Cyril assimilée à un bruit de fond, quand on voit les musiques "déjà entendues" qui illustrent nombre de films, bref....De la critique, oui, mais construite et constructive, ouverte au dialogue et à l'échange, bref pas des bribes du bistrot du coin...Quant à ce film, il s'agissait de restituer la saveur d'une fable plutôt que d'un thriller à sensation ce qui est bien plus difficile et délicat...
J'aime.
Dans tout les sens, remarquable !
J'aime. Texte magnifique, poignant de vérité. Le coeur au bord des yeux. C'est tellement beau. Rien d'autre à dire.
C'est fort ! Ame sensible ! Tellement bien écrit.
Texte magnifique . Emouvant. J'aime toujours autant !
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