Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002
Décollage
ici.
Expérience
précédente : The Miao Experience (Pt. 1).
02
novembre 2002 – 17 novembre 2002 : The Miao Experience, de
Lijiang (Yunnan) à Guilin (Guangxi), en passant par Dali (Yunnan),
Xiaguan (Yunnan), Kunming (Yunnan), Guiyang (Guizhou), Kaili
(Guizhou), Leishan (Guizhou), Xinjiang (Guizhou), Lengde (Guizhou),
Rongjiang (Guizhou), Zhaoxing (Guizhou) et quelques autres villages
dont j'ignore le nom.
Mon
périple du lendemain me conduit – enfin ! – à
mon premier village Miao : Xijiang (prononcer « Shidjiang »).
Xijiang est assez mignonne, mais ça n'est pas encore mon fantasme de
village Miao : trop gros, trop moderne, trop bétonné... Mais
il faut faire une halte. Je me lie d'amitié avec deux jeunes
Allemands nommés Niels et Louisa. Niels parle chinois couramment et
négocie pour nous deux une chambre chez une famille Miao. Là-bas
nous attend David, un Hongkongais qui vit au Canada. Nous dînons
avec nos hôtes, un couple charmant qui nous sert verre sur verre
d'alcool de riz. Niels étudiant les langues orientales, il
s'intéresse naturellement à la langue Miao. Alors que le Chinois
comporte cinq tonalités (en comptant le ton neutre), le Miao n'en
comporte pas moins de dix ! Déjà qu'il est délicat pour une
oreille française de saisir celles du Chinois... Niels demande à
l''épouse de les réciter dans son dictaphone, et c'est plus ou
moins « do ré mi fa sol la si do » ! Nous finissons
la soirée ivres morts, et nous endormons paisiblement dans la
confortable chambre, toute de bois, qu'on nous a attribuée.
Comme
Niels et Louisa ont déjà un peu bourlingué dans les parages, ils
me suggèrent d'aller à Lengde. Selon eux, ce village-ci, bien plus
petit que Xijiang, devrait me convenir à merveille. Il n'y a bien
entendu pas d'hôtel, mais je puis facilement loger chez l'habitant.
Il me faut donc repartir dans l'autre sens, vers Kaili, et demander
au chauffeur du bus de me lâcher dans le bon village. Une fois sur
place, je vois qu'on ne m'a pas menti : c'est tout petit, c'est
tout en pierre, c'est au bord d'une rivière entre les collines !
C'est exactement ce qu'il me fallait !
Sur
la place du village, je tombe sur une classe d'étudiantes de
Guiyang, venues passer quelques jours ici dans le cadre d'une sortie
universitaire. Leurs professeurs les accompagnent et on me conduit
dans une famille Miao où logent certaines d'entre elles. La famille
est la plus riche des environs, m'informe-t-on, ce que confirme la
présence d'une télévision, objet encore rare par ici. Nous dînons
et je suis, très vite, l'objet d'attention principale des étudiantes
et de leurs professeurs. Trois étudiantes en particulier, Ling Ling,
Ai Zhu et Li Zhong, m'adoptent complètement. Je suis sur le point de
fêter mes vingt-six ans et, une semaine plus tôt, Iris m'affirmait
qu'elle était convaincue que j'en avais trente-six. Mes trois
étudiantes, quant à elles, m'en donnent seize ! Allez
comprendre... Après dîner, elles m'invitent à les accompagner pour
un cours d'anglais qu'elles donnent aux villageois. L'ambiance est
plus ludique que scolaire et ma présence ne fait qu'amplifier ce
phénomène. Pour une raison que j'ignore, Ling Ling inscrit le mot
« lesbian » au tableau et le traduit, ce qui provoque
l'hilarité des villageois. Finalement, dans la grande chambre propre
et confortable que l'on m'a attribuée, je savoure de me poser un peu
après cinq jours de voyage ininterrompu...
Au cours du petit déjeuner, j'observe
la grand-mère qui – je vous jure que c'est vrai ! –
essaie de tuer un moucheron avec une serpette ! Le plus fou eut
été qu'elle y parvienne et je suis presque soulagé lorsqu'elle
renonce finalement. Je passe la totalité de ma première journée à
Lengde en compagnie des étudiantes. L'après-midi, les villageois
organisent en notre honneur une sorte de spectacle, où de jeunes
hommes et femmes du village procèdent à toutes sortes de danses
pendant que d'autres hommes jouent de la musique. J'ai décidément
du bol, parce que n'eut été la présence des étudiantes, je
n'aurais pas vu ça. La fête se poursuit tout le soir durant. La
directrice de l'université de Guiyang me présente à tous les
pontes du bled, et comme chacun est prié de donner de la voix sur la
grand-place, on insiste pour que je chante une chanson. À
vrai dire, je n'y tiens pas trop. Mais comme tout le monde me sait
désormais chanteur, je suis cuit. La directrice de la fac me dit
« ce sont des gens simples, n'importe quoi fera l'affaire mais
vous ne savez pas le plaisir que ça leur fera. Dites juste quelques
mots avant pour expliquer de quoi parle la chanson ». Pour
quelque drôle de raison, les villageois de Lengde, incapables de
différencier Billie Jean
de La Traviatta,
m'impressionnent bien davantage que les hipsters
devant lesquels je me produis à Lyon. J'essaie de songer à la
chanson la plus brève possible (ce qui exclue d'office les miennes),
et après leur en avoir vaguement expliqué le sens, je leur sers The
Question Of U de Prince (un
couplet, on ne peut pas faire plus court !). Plus tard, mes
trois potes me content leur quotidien, dans la plus grande ville de
la plus pauvre des provinces chinoises. Je suis aussi un peu échauffé
parce qu'elles sont tout simplement irrésistibles, surtout Li Zhong
qui me retourne la libido avec son corps de rêve et ses sourires.
Mais il n'est pas question de flirter, alors personne ne flirte...
Le
lendemain, les étudiantes s'en vont. Je me retrouve seul dans un
village où nul ne parle anglais. Je décide de rester encore cinq
jours. Pas un touriste ne viendra troubler mon séjour. Mes rêves
changent soudainement à Lengde. Je rêve trois fois de ma mère, et
les trois fois je lui tiens tête lorsqu'elle veut se jeter sur moi,
de sorte qu'elle bat en retraite. Je fais d'autres rêves encore,
mais pour la première fois depuis mon départ de France, je n'ai
plus le mauvais rôle ! Mon inconscient fait son petit chemin
vers un mieux-être, semble-t-il. Je dévore Skull
session avec avidité. Je
relis en parallèle L'incident
Œdipe, parsemant mon
manuscrit de ratures supplémentaires. Je poursuis, sans conviction,
mon scénario du troisième album d'Épeira
et prends des notes pour Blastann
Zeimer.
En relisant mon roman, je me réjouis des différentes expériences
que j'y ai faites. À
cette époque-là, je n'ai pas encore découvert Milan Kundera (je ne
me plongerai dans son œuvre que quelques mois plus tard) mais les
notes que je prends à Lengde, préfigurent déjà la révélation
que seront pour moi ses romans. J'écris en effet que la plupart des
romans que j'ai lus dans ma vie, et j'en ai déjà lu foison,
respectent avec obstination la linéarité du récit, se figent dans
une unité stylistique qui se refuse à toute expérimentation. J'y
vois une limite immense à l'art du roman, et c'est précisément à
travers ses romans et son essai L'art
du roman que Kundera viendra
bientôt me conforter dans cette idée, m'encourager dans une voie
sur laquelle je me sentais jusque-là bien seul...
Le
reste de mes journées se passe à déambuler dans les collines, au
milieu de paysages idylliques. Seul le ciel, capricieux, se fait
parfois gris et triste. Comme je squatte aux abords d'une rizière,
une femme Miao m'invective et je me demande si ma présence est
inopportune, mais je n'en saurai pas davantage. La famille qui
m'accueille est courtoise mais assez froide. On me fait à manger
trois fois par jour, on me remplit un bac d'eau chaude lorsque je
souhaite me laver, et c'est à peu près tout. Un soir que le fils,
un gamin d'une dizaine d'années, regarde un film chinois sous-titré
en anglais. Je me pose devant la télévision mais le film est
tellement navrant que je m'en désintéresse vite. La nuit, ce que je
suppose être des souris se baladent au-dessus de ma tête, dans le
grenier. Je poursuis tout du long mon travail sur moi. J'aborde la
question mon identité sexuelle, en perpétuelle fluctuation entre
mâle et femelle. Depuis deux ans, le féminin avait largement pris
le dessus : la moitié de Lyon me croyait gay
à cause de mon look
de grande folle, de ma gestuelle efféminée, de mes longues tresses
violettes... Je me sentais plus femme qu'homme, en dépit de mon
hétérosexualité. Je me sentais lesbienne, en somme. Les choses se
sont d'un coup rééquilibrées lorsque j'ai rencontré ma princesse
indienne. Avec elle, j'ai commencé à me réconcilier avec mon
masculin, un travail que je poursuivrai tout au long de notre
relation. J'analyse un peu le parcours qui m'a conduit à une si
forte féminité. Issu d'une lignée de princesses, sans sœur pour
prendre la relève. Élevé par ma mère et mes deux grand-mères,
leurs discours féministes et leur mépris des hommes. Hommes
faibles, lâches, idiots, brutaux parfois... Mon père, qui a dix
fois moins de tempérament que ces femmes, ne risque pas d'améliorer
l'image que je me fais des hommes. Mon grand-père maternel est mort
lorsque j'avais deux ans, et mon grand-père paternel était de ces
hommes aussi fermés qu'une porte de prison. Et puis il y a ce bébé
que ma mère a perdu quatre ans avant ma naissance. Fausse couche, on
ne saura jamais si c'eut été une fille ou un garçon. Mais ma mère,
dans sa folie, a décrété que c'était une fille, et qu'elle eut
été parfaite. Je vis dans l'ombre de cette grande sœur imaginaire,
qui me surpasse en tout et qu'il me faut égaler. Bref, on a gravé
dans mon subconscient que les femmes sont infiniment supérieures aux
hommes. Ceci explique que j'ai tant voulu en être une. Cela explique
aussi que, paradoxalement, je ne sois jamais devenu homosexuel :
si les femmes sont supérieures aux hommes, comment pourrais-je
jamais désirer un homme ? J'apprends à faire l'amour « comme
une fille » et cela devient ma botte secrète : plusieurs
filles victimes de viol viennent se guérir dans mes bras, se
réconcilier avec le sexe, et me quittent ensuite pour pouvoir
tourner vraiment la page... Être une lesbienne... C'est un programme
un peu compliqué quand on a une paire de couilles entre les jambes.
Alors je songe qu'il est temps d'accepter enfin que je suis un homme
et qu'il n'y a ni de mal, ni de honte, à cela...
Je
songe aussi aux six mois qui ont séparés la rouquine de la
princesse indienne. Six mois de paralysie complète concernant ma
capacité à, comme dirait Houellebecq, « entamer une démarche
de séduction ». Cela avait commencé un peu avant, à vrai
dire, après la jeune fille aux yeux de miel. Je m'étais installé
définitivement sur mon canapé. Ensuite il y avait eu la Québécoise
et finalement cette semaine furieuse, début septembre 2001, où cinq
filles différentes s'étaient succédées dans mes bras en l'espace
de quelques jours... Comme évoqué dans La Québécoise, les Islamistes
en furent à ce point outrés qu'ils déboulonnèrent immédiatement
le World Trade Center en représailles. Sacré responsabilité pour
mes petites épaules... Et du coup plus rien, sinon un happening
désespéré en décembre. La rouquine, ça aurait pu marcher mais ça
n'a pas marché, et ça m'a tellement anéanti qu'à l'exception d'un
nouveau happening désespéré, je m'en suis tenu là pour six
mois... Il est vrai que ma meilleure amie enceinte s'était installée
chez moi : pas idéal pour pêcho. Et puis je me traînais comme
une épave, de soirée en soirée, hanté par la rumeur publique. Je
crois que c'est ça en fait, qui m'a paralysé le plus. Il était
devenu rare que je rencontre une fille qui n'ait pas déjà entendu
parler de moi. Le problème
c'est qu'il se disait tant de chose à mon sujet, bonnes et
mauvaises, vraies et fausses, que je ne savais jamais ce que
sous-entendait leur « ah... mais c'est toi
Madcap ?! » (mon surnom dans la vraie vie, et mon nom de
scène à l'époque). Oui c'était moi
Madcap. Le problème était
que, selon qui leur avait parlé de moi, je ne savais jamais trop de
quel Madcap il s'agissait. Était-ce le hipster hyperactif et
charismatique, l'artiste doué, le mec sympa qui se bougeait pour
organiser des festivals et accueillait tout le monde dans son auberge
espagnole que décrivaient certains ? Ou était-ce le salaud
prétentieux, sexiste, hypocrite, mondain et superficiel que
décrivaient mes ennemis auto-proclamés. Difficile de savoir.
Comment aborder une fille qui porte en elle un portrait imaginaire de
vous ? Et puis il y avait aussi un autre problème, qui était
que tout se savait. S'il advenait que je me prenne un râteau, la
ville entière le saurait ! Et le proverbe n'a pas tort :
« une de perdue, dix de perdues ». Les filles sont trop
fières : elles estiment dégradant de sortir avec un mec qui
s'est fait moucher par une autre fille. À
vrai dire je ne tentais jamais ma chance sans être certain que la
porte était ouverte, de sorte que des râteaux je n'en prenais
jamais. Mais je me souviens tout de même de cette fille. Et je
réalise qu'en fait ma paralysie remonte à elle, pas à la jeune
fille aux yeux de miel. Elle s'appelait Virginie, et je saurai plus
tard qu'elle sortait avec un mec de Redbong. On s'était rencontrés
en soirée, en 1998, et elle m'avait laissé son numéro de téléphone
(s'abstenant de préciser qu'elle avait un mec). Elle ne m'avait
jamais rappelé et j'avais lâché l'affaire après trois messages,
mais j'avais su plus tard qu'elle était allé crier partout que
j'étais amoureux
d'elle (pour être honnête, j'avais surtout envie de la sauter) et
qu'elle m'avait mis un vent (en fait nous n'en étions jamais arrivé
là, encore eut-il pour cela fallu qu'on se revoit). J'avoue, j'avais
vécu ça comme une implacable humiliation. « Une de perdue,
dix de perdues ». Si le râteau imaginaire (mais public) d'une
mythomane était parvenu à m'embarrasser, on imaginera sans peine
l'effet dévastateur qu'un vrai
râteau public aurait eu sur moi. Et puis j'avais simplement trop
morflé, perdu toute confiance en moi. La fille aux yeux de miel, la
Québécoise, la rouquine... Se faire plaquer trois fois en un an
c'était juste un peu too
much... Il avait beau eu
s'agir de trois princesses de catégorie A, avec lesquelles tout le
monde voulait être, il n'y avait guère de gloire à les avoir
séduites si c'était pour ne pas parvenir à les garder. Autour de
moi, les Pentes de la croix-Rousse étaient devenues une partouze
incessante, ça baisait dans tous les coins et je me sentais
complètement à côté de la plaque... À
la fois, je n'avais plus grand intérêt pour les plans cul, j'avais
juste envie d'une amoureuse... Bref, le contexte n'y était pas.
Alors toute ma libido, toute ma frustration sexuelle et affective
passait dans les chansons, répétitions et concerts de Shoona Sassi,
et il faut bien admettre que ça donnait une certaine intensité au
résultat... Il est d'ailleurs significatif, lorsque l'on sait que je
serai en couple de façon quasi ininterrompue entre mi-2002 et la fin
du projet fin 2005, de constater à quel point mon intérêt pour
Shoona Sassi, en tant que projet, diminuerait peu à peu... Une fois,
en lisant Mon nom n'est pas Tantale, une amie m'a dit
« Tu veux c'que tu veux pas ». Elle avait raison.
« Ne
vous attachez pas aux vues duelles, évitez soigneusement de les
suivre. S'il y a la moindre trace de oui ou de non, l'esprit se perd
dans un dédale de complexités. »
Arnaud
Desjardins.
Je
manque décidément d'entrain au travail à Lengde, préférant errer
interminablement dans la campagne. Il faut dire qu'écrire des
scénarios de BD fantastique et SF après un roman, c'est un peu
moins excitant : il me faudra encore longtemps pour oser
franchir le pas, abandonner la BD de genre pour des BD plus
littéraires (et me faire dire par les éditeurs que c'est
intéressant, mais justement trop
littéraire), et ce n'est que ce jour-là que j'apprécierai vraiment
l'exercice. Faute de socialiser avec les habitants du village qui me
saluent poliment et c'est tout, j'essaie de m'intéresser aux poules,
mais ces animaux stupides ont peur de moi. Je lis Louisiana
de Michel Peyramaure. J'ai hérité ce bouquin de ma mère et je vois
qu'il a été imprimé en juillet 2000, c'est-à-dire six mois avant
sa mort. Je me demande si elle a même eu le temps de le lire...
Cette semaine a Lengde est une longue méditation sur ma vie, à
l'aube de mon vingt-sixième anniversaire. Je fais le point sur tout
ça, me dis que décidément ça n'est pas si mal même si ça n'a
pas toujours été simple. En tout cas je ne me suis jamais ennuyé.
J'ai plutôt l'impression d'avoir déjà vécu plusieurs vies. Je
sais en tout cas que mes années de post-adolescence sont finies. Je
suis désormais plus proche des trente ans que des vingt. J'ai
d'autres aspirations. Je viens de tourner une page en quittant mon
appartement rue de l'Annonciade. Je réalise aussi que, dans la foule
de mes connaissances et relations, il y a plein de gens que je n'ai
plus envie de voir. Il faudra trier. Nous verrons bien...
Depuis
quelques jours, j'ai par ailleurs un très mauvais pressentiment, qui
me dicte qu'il s'est passé quelque chose, j'ignore quoi, et que ma
princesse indienne a décidé de me quitter. Mais je n'ai aucun moyen
d'en savoir davantage, alors je m'efforce de ne pas y penser.
Prochaine
expérience : The Miao Experience (pt. 3).
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