Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
07
octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience,
Lijiang (Yunnan).
Dixième
jour. Au Photo Café, je tchatte
trois heures avec ma princesse indienne, toujours folle d'amour. De
retour au Prague Café, je réalise avec vingt-quatre heures de
décalage que je viens vraiment
de terminer mon premier roman ! Et au-delà de la satisfaction
qui accompagne cet accomplissement, je ressens une sorte de
tristesse. Cinq ans auparavant, je créai Phil, Sonia et Chloé, les
trois protagonistes. Il y eut de longues périodes durant lesquelles
je laissai le projet en friche, mais durant ces cinq années, ces
personnages ont fait partie de mon existence. Je les ai modelés,
puis ils ont fini par acquérir une vie propre. Au bout d'un certain
temps leurs réactions, leurs sentiments, n'étaient plus pour moi de
l'ordre de la décision. Ils agissaient, réagissaient et pensaient
spontanément, selon la logique qui était la leur, sans que je n'aie
plus à me poser de questions. J'ai appris à les connaître, mais
surtout j'ai appris à les aimer. Au départ, j'avais volontairement
créé des personnages que je n'appréciais pas. Je veux dire par là
qu'ils n'étaient pas le genre d'individus que j'appréciais dans la
vie réelle. Pourtant, comme j'allais plus profond dans leur
ressenti, dans leur intimité, traversant avec eux les épreuves,
j'avais peu à peu appris à les aimer ! Et du coup je réalise
qu'ils vont me manquer ! Leur histoire est finie, il n'y a plus
rien à dire, je vais la relire mais je ne pourrai plus les
accompagner dans leurs existences, côtoyer leurs pensées secrètes,
les voir évoluer et grandir ! Phil, Sonia et Chloé sont des
personnages de fiction, et pourtant ils sont devenus plus réels à
mes yeux que bien des personnes que j'ai rencontrées…
Je
compose un poème de merde, puis me remets à bosser sur Épeira.
La bande dessinée est, a toujours été, et sera toujours un
exercice bien plus difficile et moins jouissif pour moi que la
littérature. Mais j'aime la BD et j'aime les défis. Et puis il faut
bien vivre. Gagner sa vie en tant que romancier, en France, tient du
miracle. La bande dessinée, sans être une voie facile, est un
tantinet plus rémunératrice. Dans un élan, j'écris Les
charognards (inédit),
chanson qui évoque l'exploitation des musiciens par les majors.
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Photo : Dr. Ma Pingke |
Mais
il me faut poursuivre mon retour en arrière, conter le dernier acte
de la période qui me mena d'un voyage à l'autre. Le premier concert
de Shoona Sassi a donc lieu en juin, par une semaine de canicule
comme je les aime. Le second est programmé pour le 20 juillet, et
d'un coup tout
d'un coup, l'extrême revient ! Enfin ! Et en grandes
pompes ! Plus encore que le premier, ce second concert est pour
moi une expérience inoubliable. Ce soir-là, ma meilleure amie
– enceinte jusqu'aux dents – ramène une connaissance,
une princesse indienne dont elle ne cesse de me parler depuis
quelques semaines, sachant mon faible pour les princesses indiennes.
Elle est magnifique mais je lui prête à peine attention : je
vais bientôt partir en Chine et de toute façon je suis dans la
lose,
alors je ne risque pas de pêcho une princesse indienne !
Le
lendemain, je vais voir Spider-Man
au ciné pour fêter ça et c'est à ce moment-là que mon amie perd
les eaux. Je suis injoignable, elle est avec la princesse indienne,
elle laisse une note sur ma porte et file à la maternité avec elle.
Je les rejoins deux heures plus tard. La princesse reste. Mon amie ne
dit rien. Je voudrais bien que cette inconnue dégage, c'est un
moment à vivre à deux ! Mais je songe que mon amie a peut-être
besoin d'une présence féminine, alors je ne dis rien. N'empêche,
cette présence étrangère me gâche un peu la nuit. Le travail dure
quinze heures, se termine en césarienne. Vers midi, une infirmière
m'amène un être minuscule qui me contemple avec un étonnement
serein. Je le prends dans mes bras quelques instants, laisse
l'infirmière repartir avec lui, fonds en larme. La princesse
indienne, avec qui j'ai un peu fait connaissance entre temps, me
prend dans ses bras et je suis envahi d'une sensation étrange, comme
si d'un coup je me retrouvais complet.
Je mets ça sur le compte de la nuit blanche et des émotions fortes.
Il faut attendre deux heures pour que notre amie soit visitable et
nous les tuons sur la pelouse de la clinique, sous un beau soleil
d'été. Nous discutons longuement, tout devient électrique, j'ai
une envie furieuse de l'embrasser et je me dis que c'est n'importe
quoi alors pour mettre un terme à cette situation ridicule je glisse
un « C'est moi qui trippe où il se passe un truc, là ? ».
J'attends de me faire remballer mais non, elle me regarde en souriant
et balance « Ouais, il se passe un truc ». La seconde
d'après, nous sommes en train de nous rouler des pelles. Une heure
plus tard, lorsque nous nous affichons devant notre amie, elle se
contente d'un petit rire satisfait, elle n'est même pas surprise et
plutôt fière du guet-apens involontaire qu'elle nous a tendu.
Ensuite, ma princesse doit aller travailler, alors elle me donne
rendez-vous chez elle à minuit, après son service (elle est
danseuse pour de vrai et serveuse pour de faux). Mon amie a besoin de
se reposer, je rentre chez moi, fourre The
Rainbow Children de Prince dans la
platine et me vautre sur le canapé. Complètement halluciné, je
n'ai qu'une question en tête : « Putain, qu'est-ce qui
s'est passé ? ».
Minuit,
je frappe à sa porte. La suite ne regarde que nous mais ce qui est
important c'est que, comme nous nous embrassons sur son sofa, une
phrase sort toute seule de ma bouche : « Tu m'as manquée,
tu m'as tellement manquée ! ». Je me dis que là, je dois
être en train de perdre la boule pour de bon, puis je mets encore ça
sur le compte de la nuit blanche et des émotions fortes. Au fil des
semaines qui suivent, nous en reparlons et ce sentiment de
retrouvailles est partagé : c'est une évidence pour elle
aussi. Nous sommes jeunes, romantiques, passionnés et nous décidons
que nous n'en sommes pas à notre première rencontre, que nous ne
faisons que poursuivre une histoire commencée dans quelque vie
antérieure. Cette idée apparemment fantaisiste se trouve confortée
par un événement étrange. Un matin, nous faisons le même rêve.
Nous sommes en voiture et elle ne se sent pas bien, j'arrête le
véhicule et m'assois à ses côtés sur l'herbe, en attendant
qu'elle ne se sente mieux, puis je m'éveille. Elle s'éveille à son
tour et me dit « Pourquoi tu m'as abandonnée sur le bord de la
route ? ». À
demi endormi je marmonne quelque réponse et soudain je suis tout à
fait réveillé. « Quoi ? »
« Pourquoi tu m'as abandonnée sur le bord de la route ? »
« Je ne t'ai pas abandonnée, je suis resté à tes côtés ! ».
D'un coup elle est bien réveillée elle aussi ! Nous évoquons
nos rêves respectifs dans les moindres détails : le décor et
les événements étaient totalement identiques, sauf la fin. Rien de
ce que nous avions pu vivre, dire ou voir au cours des jours
précédents ne justifiait que nous ne fassions un tel rêve. Nous
sommes incapables de nous expliquer ce phénomène télépathique,
j'en serai jamais incapable, mais nous n'avons plus aucun doute sur
la nature très particulière du lien qui nous unit.
Comme
les semaines passent, le départ pour la Chine se rapproche
dangereusement. Ma princesse tente de me dissuader de partir, puis de
me convaincre de raccourcir le périple. Je suis inébranlable :
je me suis fait une promesse. « Sauf à être mort ou cloué à
un lit d’hôpital en septembre 2002, je partirai trois mois et
rien, rien
ne saurait l'en empêcher ». Elle me fait quelques caprices,
sous-entend qu'elle pourrait ne pas m'attendre, je mesure alors la
différence de maturité qui nous sépare bien qu'elle ne soit que de
trois ans ma cadette. Trois mois, ce n'est rien pour moi et une
éternité pour elle. Si nous nous sommes cherchés une vie entière,
ne pouvons-nous surmonter une si brève séparation ? Je termine
de faire mes cartons en catastrophe, lègue mon appartement à la
jeune fille aux yeux de miel et puis c'est le jour du départ, et
nous voilà parvenus au début de ce récit.