Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
Décollage
ici.
Expérience
précédente : The Lijiang Experience (Pt. 4).
07
octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience,
Lijiang (Yunnan).
Cinquième
jour. Je commence ma journée à l'Albert's Café, me demandant qui
peut bien être Albert. J'ai rêvé de mon retour et je m'interroge
également sur l'état d'esprit qui sera le mien, le lundi 25
novembre, dans un mois et demi. La dernière fois (au retour de
l'Inde), c'était spécial : j'étais tellement fatigué
physiquement (par la Long Way Home Experience) et
moralement (par la Om Beach Experience)
que j'avais hâte d'arriver. Mais cette fois-ci, sans toutes ces
épreuves, serai-je heureux de rentrer ? Cette petite méditation
s'avère d'une ironie mordante lorsque l'on sait ce qui m'attend. Je
l'avais déjà écouté vite fait en France, mais c'est à Lijiang
que je tombe amoureux de l'album Charango
de Morcheeba, que jouent en chœur la plupart des cafés de la ville.
Morcheeba étaient parvenus, quelques années plus tôt, à capter
parfaitement le zeitgeist.
On pourrait dire que c'est en partie ce qui fait le génie d'une
œuvre d'art, quelle qu'elle soit : sa capacité à saisir
l'esprit du temps. Non pour
être, comme disait Rimbaud, « absolument moderne » mais
naturellement, spontanément. Le trip-hop est un mouvement musical
qui a, mieux que beaucoup d'autres, parfaitement su faire cela au
milieu des années 90. Après que Massive Attack et quelques autres
aient ouvert le bal, Debut
de Björk (1993) exprime parfaitement la frivolité festive mêlée
d'inquiétude des jeunes métropolitains chics que nous étions. Les
deux titres « dansants » du disque se renvoient
d'ailleurs la balle : Big
Time Sensuality fait
l'apologie d'une fête décomplexée, quand There's
More To Life Than This
s'interroge immédiatement, en écho, sur le sens d'un tel mode de
vie. Un an plus tard, Portishead nous plongeait dans l'incertitude
avec leur album Dummy.
Cédric Klapisch l'a très bien compris en faisant de Glory
Box la chanson-thème de
Chacun cherche son chat :
le morceau, comme le film, met en exergue la fragilité émotionnelle,
la perte de repères qui nous habitaient tous. Encore un bond d'un an
et ce fut au tour de Tricky, qui catalysa toute la colère des 90's
dans le visionnaire Maxinquaye.
Je passe volontairement sur tous les autres (Archive,
Moloko, Lamb, Smoke City, Crustation, Louise Vertigo, Alpha, Cibbo Matto... que de disques merveilleux parus en l'espace de quelques
années !) puis finalement, ce fut au tour de Morcheeba. Après
un premier album remarqué (et remarquable), le trio livra Big
Calm en 1998 et ce fut un
succès mondial. Certains prétendirent que l'album était trop
commercial, trop bisounours,
inférieur à son prédécesseur. Le succès de Big
Calm, pourtant, n'était pas
dû qu'à un bon plan marketing. J'avais vingt-deux ans en 1998 et
nous étions tous, moi et mes potes, hypnotisés
par ce disque. Il est vrai que Big
Calm est un véritable
chamallow : avait-on jamais pondu quelque chose d'aussi doux
que cet album lounge,
porté par la voix suave de Skye ? En quoi Big
Calm avait-il capté l'air du
temps ? En
nous apportant exactement ce
dont nous avions besoin !
Ma génération vivait alors ce que Tricky nomma pertinemment une
« pre-millenium tension » : les derniers fragments
de l'idéal soixante-huitard s'effilochaient, on nous promettait un
avenir difficile et notre propre révolution culturelle
(cybernétique, électronique) ne faisait la fête que voilée de
craintes et de cynisme. Et tous autant que nous étions, jeunes
hommes et jeunes femmes, nous avions pourtant besoin de tendresse,
d'être rassurés.
Et c'est ce que fit Big Calm,
disque-berceuse voué à réconforter les enfants apeurés.
Alors que leurs prédécesseurs avaient su canaliser nos velléités
de fêtes et nos angoisses, Morcheeba sut capter ce besoin de paix,
de douceur, de sécurité, composer quelque chose qui vibrait en
parfaite harmonie avec ce besoin collectif. Après, il y a eu
Fragments Of Freedom,
un disque très accessible, un peu facile et épinglé par la
critique. Alors, en 2002, Morcheeba revint aux sources, réconcilia
les fans du premier album (sombre) avec ceux du second (lumineux)
avec un opus mi-figue mi-raison, un tantinet cynique, un tantinet
tendre, parcouru de la sensualité intrinsèque à l'esthétique du
groupe. Le disque de la maturité pour Morcheeba sans doute, moins
surprenant que ses prédécesseurs, mais parvenant à synthétiser
tout ce qui en faisait le génie. Captant peut-être aussi à son
tour un certain zeitgeist,
celui des années post-trip-hop. Nous avions survécu à la fin du
monde (celle de l'an 2000, symbolisée à retardement par le 11
septembre 2001). Déjà, nous nous préparions à la prochaine
apocalypse (2012 ?). Mais en attendant, il fallait bien vivre,
rire et pleurer, s'étreindre et s'engueuler, toutes choses exprimées
par Charango…
Photo : Dr. Ma Pingke |
Plus
tard, je fais la rencontre du serveur du Sakura Café. Âgé de
trente-et-un ans, marié à une Sud-Coréenne et père d'un bébé de
un an, il est issu d'une minorité dont j'oublie aussitôt le nom.
Grand voyageur, il a accompli l'exploit de faire le tour de l'Asie en
solitaire (Japon, Corée, Laos, Vietnam et Inde). Je dis « exploit »
car il peste longuement sur le gouvernement chinois, qui ne délivre
habituellement de passeports que dans le cadre de voyages organisés
(j'apprendrai, en 2009, que les choses ont heureusement changé). Il
envisage donc de s'installer en Corée avec sa femme, afin de
bénéficier d'un passeport coréen et de la liberté qui va avec.
Paradoxalement à ce besoin de libertés individuelles, il déplore
une évolution trop rapide de la société chinoise. Il évoque
l'ouverture du Sakura Café en 1997 : à l'époque, on ne voyait
ici que des touristes japonais et occidentaux. La récente affluence
de touristes chinois anéantit, selon lui, l'authenticité des lieux
(autre paradoxe s'il en est). Les échoppes et les restaurants se
multiplient, le turn-over
est tel qu'il ne parvient que rarement à mener de véritables
conversations avec les gens. En l'écoutant, je me demande à quoi
pouvait ressembler Lijiang il y a encore cinq ans, tout en songeant
que si je reviens dans quelques années, je constaterai sans doute
maints autres changements (et en effet, je les constaterai). Rien à
voir, mais je m'étonne d'un détail : alors que les Indiens
semblent généralement plus vieux que leur âge, les Chinois
paraissent systématiquement plus jeunes. Un autre serveur prend
alors le relais de la conversation. Lui est un jeune homme plein
d'entrain, fasciné par les femmes occidentales. Il me demande
comment on dit « tu es belle » et « faire l'amour »
en français. Á
peine le lui ai-je enseigné qu'il se met à déclamer « faire
l'amour ! », « faire l'amour ! » à
toutes les Occidentales qui passent par là. Heureusement pour lui,
il semble qu'aucune ne soit francophone.
Au
Photo Café, j'avale mon premier café depuis un mois et je me sens
revivre ! Je repense à ce projet de BD de super-héros pour
adultes entamé dans le désert du Thar un an et demi plus tôt, et
en conclue que décidément, le format BD ne correspond pas à ce
récit. La brièveté qu'exige le marché français (48 pages par
album) impose une superficialité qui m'interdit de traiter
correctement mon sujet : il vaudrait mieux en faire un roman !
Déjà en 2002, je m'interroge sur les limitations que m'impose la
bande dessinée. Il me faudra encore huit ans pour renoncer tout à
fait à ce format, et admettre qu'il n'y a qu'en littérature ou en
poésie que je puis aller vraiment au bout des choses !
De
retour au Prague Café, je tchatte brièvement avec ma princesse
indienne sur internet. Comme elle reparle de mariage, je lui propose,
plutôt qu'un mariage définitif et légal, de se remarier
symboliquement chaque année, chaque 22 juillet. Ne vaut-il pas mieux
renouveler nos vœux régulièrement, que de nous y enfermer à
jamais ? Elle semble trouver l'idée séduisante. Ouf !
Ensuite je note que je me sens comblé : j'ai la liberté de
voyager, je suis en couple avec la femme de mes rêves, ma créativité
littéraire est à son comble, mon groupe Shoona Sassi s'affirme
comme une formule musicale originale (nous faisions en fait de
l'electroclash sans le savoir, ce qui nous plaçait à l'époque au
top de l'avant-garde), j'ai à Lyon une vie qui me convient, nombre
d'amis proches… Je me demande si, enfin, je n'ai pas atteint
l'équilibre. Je l'ai en tout cas atteint à ce moment précis :
je n'ai que rarement connu pareille sérénité. J'apprendrai par la
suite que l'équilibre est une chose fragile, qui se gagne, se perd,
se regagne, se reperd…
Prochaine
expérience : The Lijiang Experience (Pt. 6).
Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
1 commentaire:
Oui, j'aime ! Symbolisme fondamental du chiffre 22. Chiffre de la totalité, de l'Univers ! Conclusion de l'Oeuvre du Créateur. Tout est accompli !
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