20 octobre 2014

Confluences 2 : Le mur


Où qu'il se tourne, il ne voyait que le mur. Pas un mur de briques bien lisse, opaque et créé de main d'homme, non. Un mur végétal, organique. Un mur vivant qui semblait se reformuler sans trêve, se mouler sur le modèle de ses victoires, comme pour mieux les circonscrire. Un mur qui laissait filtrer l'horizon, sans jamais permettre qu'on le touche du doigt.

Comment en était-il arrivé là ? C'était la question que d'autres auraient voulu qu'il se pose mais il refusait les connotations négatives. Comment était-il arrivé là ? Cette question-ci, à la rigueur, était admissible, car il n'est jamais vain de comprendre le mouvement. Le mouvement est un phénomène naturel : on ne juge pas les phénomènes naturels, on les constate et on les analyse.

Il avait fait comme tout le monde, comme la plupart en tout cas : il avait essayé. Non, il avait peut-être fait davantage : il avait effleuré l'impensable et chouchouté les murmures, contemplé les sommets lorsque d'autres baissaient la tête, embrassé le silence quand l'hystérie était rigoureusement de mise. Ses pères, pourtant, l'avaient averti, non pas une fois mais mille : « Un jour, ils viendront pour toi ». Qui était ce « ils », les pères ne l'avaient jamais formulé de sorte qu'il eût aussi bien pu s'agir de chérubins anthropophages envoyés par Dieu pour corriger l'insolence d'un enfant terrible, ou peut-être simplement de la mousse humaine qui fleurissait sur la roche des convenances, très préoccupée de ronger tout ce qui pouvait dépasser.

« Ils » n'étaient jamais venus mais peu à peu, le champ des possibles s’asséchait, jusqu'à la stérilité peut-être, il était encore trop tôt pour le savoir. Derrière le mur il y avait encore quelque chose, c'était rassurant. Le vrai drame eût été qu'il n'y ait plus rien, que les interstices ne révèlent plus qu'un abysse ou un grand blanc. Pour autant, les perspectives ont aussi le don de narguer celui qui est au pied du mur. Il était seul : cela, au moins, il l'avait compris depuis longtemps et cela ne le dérangeait pas outre mesure. La solitude est un réalisme, se plaisait-il souvent à songer.

Ce qui était troublant, pour ne pas dire décourageant, c'était que de quel côté qu'il se tourne, il se heurtait au même mur. Non pas un mur circulaire qui l'eût cerné, uni au moins dans sa sphèritude, mais le même mur bien droit qui se récréait de lui-même, quelle que soit la direction qu'il eût voulu prendre. Ça avait des allures d'illusion d'optique et pourtant c'était bien là, imprenable. Le bambou plie mais ne rompt pas, disait l'adage. Ce bambou-là ne pliait pas, inflexible à toute négociation, borné dans son refus de disparaître.

Parfois à la nuit tombée, il entendait des chuchotements : « tu aurais dû, tu aurais pu, il aurait fallu ». Longtemps, il leur avait ordonné de se taire, puis il avait fini par comprendre qu'il ne s'agissait que d'échos. Dans le mythe, Écho était éprise du son de sa propre voix. Cela, il pouvait le comprendre. Alors, il avait réalisé que les chuchotements ne lui parlaient pas vraiment, qu'ils se contentaient de répéter ce qu'ils avaient envie de s'entendre dire. Ils ne le savaient pas eux-mêmes, mais ils se fichaient éperdument qu'on les écoute, alors il avait cessé d'écouter. Écho et Narcisse, finalement, étaient faits l'un pour l'autre.

En lieu et place, il s'efforçait de continuer d'avancer. Il avait d'abord cru qu'avancer c'était défricher mais il n'en était rien. Sa machette était érodée depuis trop longtemps, il ne parvenait plus à avancer qu'en poussant assez fort. Lorsqu'il y parvenait, le mur reculait de quelques centimètres, parfois même d'un peu plus que cela. L'horizon qu'il entrapercevait entre les bambous reculait pareillement. Faute de s'en rapprocher, il avait avancé de quelques centimètres et c'était déjà une forme de victoire. Il vivait au jour le jour, chaque effort portant en lui la vanité des efforts passés et à venir si par malheur il se laissait aller à les envisager dans la continuité. Il n'y avait pas de continuité, seul le présent était éternel. Cette idée lui donnait du courage lorsqu'il se sentait las. Il n'avançait plus pour gagner l'horizon mais simplement pour avancer. Chaque inspiration est une fin en soi.

Mais tout de même, il fallait bien l'admettre : la lassitude se faisait plus pesante au fil des ans. Il n'est peut-être pas possible de pousser à tout jamais, c'est sans doute la raison pour laquelle les corps se fanent et souvent, longtemps avant eux, les âmes. Il s'efforçait donc de prendre soin de l'un comme de l'autre, de laper dans les flaques et de se laisser flotter sur la crête des tremblements de terre lorsqu'ils se produisaient.

Au fond de lui, néanmoins, persistait un rêve. Peut-être, un jour, parviendrait-il à passer de l'autre côté du mur. Il ne voulait plus trop y croire mais de temps à autre, lorsqu'il se laissait bercer par quelque aubade hypnagogique, cette idée l'embrassait voluptueusement sur les lèvres, amante imaginaire. Il n'en fallait pas davantage pour qu'il esquisse un sourire.


Travail élaboré en collaboration avec Séverine Rouy (photographie), dans le contexte de notre projet Confluences.

16 commentaires:

Cachou a dit…

J'ai écrit un truc sur ce thème. Enfin un truc approchant ... Mal écrit, sans doute, contrairement au tien, et donc mal compris. Sur "l'auto-enfermement" qui induit une perception erronée, tronquée, étouffée du monde (et qui débouchait -dans mon histoire ratée- sur la folie).
Le mur végétal donne l'illusion qu'une victoire est possible, que l'espoir est permis, qu'il "suffit" de ... Mais c'est quand même un mur. Bien vu !
Très belle aussi, la photo de Séverine.

Barbara Kruczek a dit…

Mais. .c'est trop court !!! ENCORE !!

Gévé a dit…

Un monde reposant que tes bambous où n'existent aucune violence et aucun danger...

nidjitt a dit…

bambouclé.......

Sigouline Digouline a dit…

C'est bien aussi, les rencontres virtuelles ! On garde le meilleur de chacun-chacune

Claude Hersant a dit…

Des chérubins anthropophages ! Bien que par nature ce soit tout à fait impossible à un chérubin de l'être, j'avoue que l'image m'a saisie ! Pour le reste, je ne me lancerai dans aucune analyse à cette heure avancée de la nuit, navigant au gré du wizzz et du web pour occuper une insomnie. Mais j'aime ton écriture.

Nuit de Soie a dit…

Un mur en soi, celui qui repousse chaque jour...

emauor a dit…

Très terre à terre j'aime cette image de mur végétal infranchissable, cela m'est arrivé hier, en vrai, cherchant des champignons, perdue dans les bois, m'orientant vers la direction du chemin sans pouvoir l'atteindre avec des murs de ronces infranchissables. J'ai reculé, rebroussé chemin, et je suis sortie des bois victorieuse avec quelques cèpes! La solitude si vous ne communiquez pas et ne partagez pas vous met de la peau de saucisson devant les yeux non?

Marie-Cécile M a dit…

Introversion !
Un texte fort, oui.

Bruno FortuneR a dit…

Que de belles images et que j'aime cette idée d'allée plantée de cannes de bambous si serrées que la vie durant on pousse pour ne la traversée qu'à la mort venue.

Boudune a dit…

Bravo. Uppercut.

Boudune a dit…

Je suis venue relire. Merci.

Lange Dominik a dit…

Salut à toi Shaomi brille dans le noir et vibre sans piles !

Merci pour le texte en publication virtuelle ici et pour ta collaboration en "Confluences" avec Severineide pour l'illustration photographique ...

J'aimes bien aussi, exposées sur son site internet, ses études photographiques de natures, rendues sensibles par l'emploi judicieux de pellicules périmées sur d'anciens appareils argentiques ...

Une petite proposition visuelle opportune en version Super 8 pour ce texte de ma part en passant, tournée dernièrement cet été :
https://vimeo.com/99128685

Severineide a dit…

Cher Dominik, merci d'avoir pris la peine d'explorer mon site. Je suis ravie que mon "travail" vous plaise.
Au plaisir :)
Séverine

Karine Dodet a dit…

Très beau texte...

Mandy Rukwa a dit…

seul....!

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