Où
qu'il se tourne, il ne voyait que le mur. Pas un mur de briques bien
lisse, opaque et créé de main d'homme, non. Un mur végétal,
organique. Un mur vivant qui semblait se reformuler sans trêve, se
mouler sur le modèle de ses victoires, comme pour mieux les
circonscrire. Un mur qui laissait filtrer l'horizon, sans jamais
permettre qu'on le touche du doigt.
Comment
en était-il arrivé là ? C'était la question que d'autres
auraient voulu qu'il se pose mais il refusait les connotations
négatives. Comment était-il arrivé là ? Cette question-ci, à
la rigueur, était admissible, car il n'est jamais vain de comprendre
le mouvement. Le mouvement est un phénomène naturel : on ne
juge pas les phénomènes naturels, on les constate et on les
analyse.
Il
avait fait comme tout le monde, comme la plupart en tout cas :
il avait essayé. Non, il avait peut-être fait davantage : il
avait effleuré l'impensable et chouchouté les murmures, contemplé
les sommets lorsque d'autres baissaient la tête, embrassé le
silence quand l'hystérie était rigoureusement de mise. Ses pères,
pourtant, l'avaient averti, non pas une fois mais mille : « Un
jour, ils viendront pour toi ». Qui était ce « ils »,
les pères ne l'avaient jamais formulé de sorte qu'il eût aussi
bien pu s'agir de chérubins anthropophages envoyés par Dieu pour
corriger l'insolence d'un enfant terrible, ou peut-être simplement
de la mousse humaine qui fleurissait sur la roche des convenances,
très préoccupée de ronger tout ce qui pouvait dépasser.
« Ils »
n'étaient jamais venus mais peu à peu, le champ des possibles
s’asséchait, jusqu'à la stérilité peut-être, il était encore
trop tôt pour le savoir. Derrière le mur il y avait encore quelque
chose, c'était rassurant. Le vrai drame eût été qu'il n'y ait
plus rien, que les interstices ne révèlent plus qu'un abysse ou un
grand blanc. Pour autant, les perspectives ont aussi le don de
narguer celui qui est au pied du mur. Il était seul : cela, au
moins, il l'avait compris depuis longtemps et cela ne le dérangeait
pas outre mesure. La solitude est un réalisme, se plaisait-il
souvent à songer.
Ce
qui était troublant, pour ne pas dire décourageant, c'était que de
quel côté qu'il se tourne, il se heurtait au même mur. Non pas un
mur circulaire qui l'eût cerné, uni au moins dans sa sphèritude,
mais le même mur bien droit qui se récréait de lui-même, quelle
que soit la direction qu'il eût voulu prendre. Ça avait des allures
d'illusion d'optique et pourtant c'était bien là, imprenable. Le
bambou plie mais ne rompt pas, disait l'adage. Ce bambou-là ne
pliait pas, inflexible à toute négociation, borné dans son refus
de disparaître.
Parfois
à la nuit tombée, il entendait des chuchotements : « tu
aurais dû, tu aurais pu, il aurait fallu ». Longtemps, il leur
avait ordonné de se taire, puis il avait fini par comprendre qu'il
ne s'agissait que d'échos. Dans le mythe, Écho était éprise du
son de sa propre voix. Cela, il pouvait le comprendre. Alors, il
avait réalisé que les chuchotements ne lui parlaient pas vraiment,
qu'ils se contentaient de répéter ce qu'ils avaient envie de
s'entendre dire. Ils ne le savaient pas eux-mêmes, mais ils se
fichaient éperdument qu'on les écoute, alors il avait cessé
d'écouter. Écho et Narcisse, finalement, étaient faits l'un pour
l'autre.
En
lieu et place, il s'efforçait de continuer d'avancer. Il avait
d'abord cru qu'avancer c'était défricher mais il n'en était rien.
Sa machette était érodée depuis trop longtemps, il ne parvenait
plus à avancer qu'en poussant assez fort. Lorsqu'il y parvenait, le
mur reculait de quelques centimètres, parfois même d'un peu plus
que cela. L'horizon qu'il entrapercevait entre les bambous reculait
pareillement. Faute de s'en rapprocher, il avait avancé de quelques
centimètres et c'était déjà une forme de victoire. Il vivait au
jour le jour, chaque effort portant en lui la vanité des efforts
passés et à venir si par malheur il se laissait aller à les
envisager dans la continuité. Il n'y avait pas de continuité, seul
le présent était éternel. Cette idée lui donnait du courage
lorsqu'il se sentait las. Il n'avançait plus pour gagner l'horizon
mais simplement pour avancer. Chaque inspiration est une fin en soi.
Mais
tout de même, il fallait bien l'admettre : la lassitude se
faisait plus pesante au fil des ans. Il n'est peut-être pas possible
de pousser à tout jamais, c'est sans doute la raison pour laquelle
les corps se fanent et souvent, longtemps avant eux, les âmes. Il
s'efforçait donc de prendre soin de l'un comme de l'autre, de laper
dans les flaques et de se laisser flotter sur la crête des
tremblements de terre lorsqu'ils se produisaient.
Au
fond de lui, néanmoins, persistait un rêve. Peut-être, un jour,
parviendrait-il à passer de l'autre côté du mur. Il ne voulait
plus trop y croire mais de temps à autre, lorsqu'il se laissait
bercer par quelque aubade hypnagogique, cette idée l'embrassait
voluptueusement sur les lèvres, amante imaginaire. Il n'en fallait
pas davantage pour qu'il esquisse un sourire.
Travail élaboré en collaboration avec Séverine Rouy (photographie), dans le contexte de notre projet Confluences.
16 commentaires:
J'ai écrit un truc sur ce thème. Enfin un truc approchant ... Mal écrit, sans doute, contrairement au tien, et donc mal compris. Sur "l'auto-enfermement" qui induit une perception erronée, tronquée, étouffée du monde (et qui débouchait -dans mon histoire ratée- sur la folie).
Le mur végétal donne l'illusion qu'une victoire est possible, que l'espoir est permis, qu'il "suffit" de ... Mais c'est quand même un mur. Bien vu !
Très belle aussi, la photo de Séverine.
Mais. .c'est trop court !!! ENCORE !!
Un monde reposant que tes bambous où n'existent aucune violence et aucun danger...
bambouclé.......
C'est bien aussi, les rencontres virtuelles ! On garde le meilleur de chacun-chacune
Des chérubins anthropophages ! Bien que par nature ce soit tout à fait impossible à un chérubin de l'être, j'avoue que l'image m'a saisie ! Pour le reste, je ne me lancerai dans aucune analyse à cette heure avancée de la nuit, navigant au gré du wizzz et du web pour occuper une insomnie. Mais j'aime ton écriture.
Un mur en soi, celui qui repousse chaque jour...
Très terre à terre j'aime cette image de mur végétal infranchissable, cela m'est arrivé hier, en vrai, cherchant des champignons, perdue dans les bois, m'orientant vers la direction du chemin sans pouvoir l'atteindre avec des murs de ronces infranchissables. J'ai reculé, rebroussé chemin, et je suis sortie des bois victorieuse avec quelques cèpes! La solitude si vous ne communiquez pas et ne partagez pas vous met de la peau de saucisson devant les yeux non?
Introversion !
Un texte fort, oui.
Que de belles images et que j'aime cette idée d'allée plantée de cannes de bambous si serrées que la vie durant on pousse pour ne la traversée qu'à la mort venue.
Bravo. Uppercut.
Je suis venue relire. Merci.
Salut à toi Shaomi brille dans le noir et vibre sans piles !
Merci pour le texte en publication virtuelle ici et pour ta collaboration en "Confluences" avec Severineide pour l'illustration photographique ...
J'aimes bien aussi, exposées sur son site internet, ses études photographiques de natures, rendues sensibles par l'emploi judicieux de pellicules périmées sur d'anciens appareils argentiques ...
Une petite proposition visuelle opportune en version Super 8 pour ce texte de ma part en passant, tournée dernièrement cet été :
https://vimeo.com/99128685
Cher Dominik, merci d'avoir pris la peine d'explorer mon site. Je suis ravie que mon "travail" vous plaise.
Au plaisir :)
Séverine
Très beau texte...
seul....!
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