16 octobre 2013

Jihad artistique

Musicien touche à tout et hyper prolifique, Bill Laswell a coutume de s'embarquer dans des projets musicaux un peu extrêmes : son second album sous le pseudonyme d'Automaton compte certainement parmi les plus extravagants. Quoi que publié la même année que le seul autre disque d'Automaton (1994), il ne reste pas grand chose du dub assez traditionnel de Dub Terror Exhaust dans Jihad: Points Of Order.

Ce disque nous livre deux instrumentaux de vingt-trois minutes chacun, le premier bâti autour du violon de Lily Hayden et le second autour de la guitare de Nicky Skopelitis, collaborateur régulier de Laswell. Les deux titres partagent une structure similaire : l'instrument principal apparaît d'abord en solo, enrobé de textures sonores composées par Tetsu Inoue et Robert Musso. Ce n'est qu'au bout d'un assez long moment que Laswell entre en scène avec un beat et une ligne de basse obsessionnels qui dès-lors ne cesseront de disparaître et réapparaître, de manière souvent abrupte. Le titre de l'album provient vraisemblablement des chants arabes fantomatiques qui se font entendre ça et là. Quant aux performances de Haydn et Skopelitis, elles sont totalement abstraites : pas même l'ébauche d'une mélodie à l'horizon ! Je soupçonne Laswell de leur avoir simplement demandé d'improviser ce qui leur passait par la tête et de s'être ensuite servi des bandes comme d'une matière première. Il maltraite d'ailleurs volontiers leurs contributions, jouant avec les dissonances en superposant plusieurs couches du même instrument. Le son est très brut, on dirait presque une démo par moments, une sorte d'expérience hasardeuse faite à cinq heures du matin par des musiciens exaspérés, qui n'aurait jamais dû sortir du studio mais qui, par bonheur et par hasard, serait parvenue jusqu'à nos oreilles. En ce sens, c'est un témoignage magnifique du processus créatif dans ce qu'il a de plus désinhibé, une source d'inspiration sans fin pour les poètes tordus dans mon genre. C'est d'ailleurs un des mes albums favoris de Bill Laswell (ce qui n'est pas peu dire si l'on considère que j'en possède plus d'une centaine).

D'aucuns trouveront ce disque totalement inécoutable. C'est certes une œuvre bizarre et plutôt sinistre mais c'est improbable et beau. Jihad: Points Of Order à des allures de marécage hanté, nous plonge dans une atmosphère surnaturelle, nostalgique et un tantinet angoissante. On a parfois la sensation d'un écho d'outre-tombe, de chants désespérés fredonnés par les morts dans l'espoir que quelqu'un, parmi les vivants, écoutera... Quoi qu'il en soit, cet acte de bravoure porte bien son nom : c'est un jihad artistique, une déclaration de guerre aux compromis esthétiques et, de fait, un exemple de la guerre sainte que tout créateur digne de ce nom se doit de mener parfois !

Comme la plupart des albums de Laswell, ce disque est épuisé depuis des lustres mais si vous avez quelque sympathie pour les expérimentations ambient-dub du maître, c'est un must-have ! En attendant de mettre la main dessus, je vous autorise à l'écouter ici mais c'est à condition d'éteindre la lumière (les bougies sont toutefois autorisées ^^).




Musique: ℗ 1994, Strata.

7 commentaires:

Cachou a dit…

J'ai essayé. Je te jure que j'ai essayé. Mais ça empêche mon chat de dormir, alors ...

Claude Hersant a dit…

Tu dis "bizarre et plutôt sinistre", en fait assez étrange,oui, mais pas plus que ça au regard de la musique contemporaine depuis la deuxième moitié du XXème siècle, sauf que le sinistre prends le pas par moments. Mais je n'ai écouté que"Port of entry". Beaucoup d'influences dans ce morceau.

Claude Hersant a dit…

Mais j'aime assez, en fait.

L'itinérante a dit…

Moi c'est le titre, qui me plait beaucoup : Intersection Point Between Empty Deserts And Written Deserts ;-)

Lange Dominik a dit…

Oui c'est très bien en termes de recherche d'ambiances musicales ...

« Le miracle de la musique concrète, que je tente de faire ressentir à mon interlocuteur, c'est qu'au cours des expériences, les choses se mettent à parler d'elles-mêmes, comme si elles nous apportaient le message d'un monde qui nous serait inconnu. »
C'est une citation de Pierre Schaeffer extraite de la page Wikipédia qui lui est dédiée !
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Schaeffer

Sinon concernant le "sinistre" ici, c'est un concept esthétique tout à fait relatif, variable selon les goûts de chacun, et à ce titre il me semble avoir entendu "pire" dans ce sens, comme cet album sur CD audio que j'écoutais alors adolescent au moment de sa sortie commerciale, fasciné que j'étais à l'époque par l'imaginaire fantasmatique amérindien précolombien entièrement revisité par des rockers du brésil il me semble ?
J'ai revendu le CD d'occasion chez Gibert Joseph à Paris il y a une quinzaine d'années déjà, mes goûts actuels se portant d'avantage vers le free jazz, le blues, la musique concrète et bruitiste, l'électronique bizarre triturée, les variations de polyrythmie complexes, les ambiances feutrées hallucinées ou hallucinantes ...
http://www.youtube.com/watch?v=JiixQgrNZp0
Il me semble que c'était d'avantage certains titres du CD qui avaient attirés à l'époque de sa sortie ma curiosité d'adolescent, d'avantage encore que l' "artwork" de la pochette du CD, notamment ici "Desperate cry" et "Altered State" !

Enfin "l'étrange sinistre" n'est pas propre à un genre musical en particulier, il suffit juste d'entendre la fille du même nom du cinéaste d'épouvante italien bien connu Dario Argento chanter sa musique électro pop pour s'en convaincre !
http://www.youtube.com/watch?v=BubXYCoL_E0

Pasukaru a dit…

J'adore "Intersection Points (etc)"!

Laurent Hamiche a dit…

Très envie d'écouter çà.
Ce sera pour plus tard...au casque !
Merci d'avance.

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