4 septembre 2013

Petites ruses de scénaristes...

C'est parfois amusant comme la pratique d'une discipline artistique vous amène à porter un autre regard sur les œuvres que vous « consommez ». Forcément, je n'ai pas tout à fait la même perception d'un récit, qu'il soit littéraire, en BD ou cinématographique, que quelqu'un qui n'a jamais travaillé à la construction d'une histoire. La BD, format sur lequel j'ai travaillé de nombreuses années, a été particulièrement formatrice à cet égard, parce que blindée de contraintes. Contrairement à un roman, une bande dessinée ne saurait excéder un certain nombre de pages et le nombre d'informations que l'on peut intégrer sur une page, dans une case, dans une bulle, est assez limité. Il faut donc apprendre à aller à l'essentiel, parce qu'il n'y a tout simplement aucune place de disponible pour le superflu. Cela implique de chercher la manière la plus directe, la plus simple de camper ses personnages en quelques mots, ou en quelques images.

Lorsqu'un personnage entre en scène, le lecteur doit pouvoir saisir immédiatement à qui il a affaire. Il en va de sa bonne compréhension de ce qui va suivre, et de la relation empathique qu'il va créer avec le personnage. On doit donc donner au lecteur quelques indications relatives aux fondamentaux du personnage ou à son background, mais sans pouvoir user d'un narrateur et sans non plus perdre de temps. Le récit prime sur tout le reste et il faut donc jouer des coudes pour caser ce que l'on peut, sans se détourner de l'action. Le cinéma est également soumis à cette contrainte : le spectateur ne sait d'un personnage que ce qu'il voit et entend, il n'y a généralement pas là non plus de place pour un narrateur ou de longues digressions. C'est – soit dit en passant – quelque chose qu'il n'est pas inutile de savoir lorsque l'on écrit des romans. Pour citer Kundera, il n'est absolument pas nécessaire de suivre la « règle » qui consiste à détailler le passé de chaque personnage afin de le définir. Au contraire, seul ce qui éclaire les actions du personnage dans le présent récit, ce qui le définit dans ses fondamentaux, est nécessaire. Raconter l'histoire de ses personnages par le menu n'a souvent aucune autre utilité que de remplir des pages. Posez-vous la question, la prochaine fois qu'un écrivain vous fera le coup : aviez-vous vraiment besoin de savoir tout ça sur le perso pour que le récit fonctionne ?

Bref, un petit jeu auquel je m'amuse souvent est donc de traquer ces petites ruses des scénaristes, dans les films que je regarde. Si vous prenez la peine d'observer, vous vous rendrez compte que lorsqu'un nouveau personnage apparaît, un certain nombre de lignes de dialogues ou de comportements gestuels ne servent absolument pas à faire avancer l'intrigue, ou se placent en parallèle de celle-ci comme d'apparents « éléments de décor ». Leur rôle est en fait de définir le personnage d'une manière tacite, brève et efficace.

Deux exemples :

Dans le fabuleux Punch-Drunk Love de Paul Thomas Anderson, lorsque le personnage de Barry doit donner son numéro de carte bancaire et son numéro de sécurité sociale au téléphone. Il les déclame d'une traite, de mémoire. Outre un petit effet comique (on ne s'y attend pas et c'est cocasse), cela a pour principale utilité de définir le personnage de Barry dans deux de ses fondamentaux. Un, il est extrêmement méticuleux (il faut l'être pour savoir de tels numéros par cœur). Deux, il est à la limite de la maniaquerie, du toc (c'est une chose totalement anormale que de savoir de tels numéros par cœur). Si Barry avait été un personnage étourdi, désordonné, on aurait pu au contraire le voir fouiller deux minutes dans des papiers en vrac, hésiter, s'embrouiller, avant de trouver finalement les bons numéros. Cela aurait également permis de le camper en une séquence. Dans ce cas-ci, c'est particulièrement bien ficelé parce que le fait de donner ces numéros a également une importance fondamentale pour la suite des événements, mais la manière dont Barry les donne n'a d'autre utilité que de le définir brièvement. Si l'on n'avait pas voulu utiliser cette séquence à cette fin, il eut suffi que Barry ouvre son portefeuille et lise les numéros, de manière ordinaire. Cela ne nous aurait rien dit sur lui.

Dans le premier épisode de la série Les 4400, la première apparition du personnage de Diana. En train de courir sur un tapis de sol, dans son salon, en plein milieu de la soirée, Diana reçoit un coup de fil de son bureau (la sécurité intérieure des USA) lui intimant l'ordre de se rendre immédiatement au travail, pour cause de situation de crise. Pourquoi diable les scénaristes ont-ils décidé de la faire courir sur un tapis de sol à cet instant précis, alors qu'on l'imaginerait plus volontiers devant la télé, ou en train de se prélasser dans son bain, puisqu'elle est chez elle et qu'on est en soirée ? Mieux encore : pourquoi n'est-elle pas déjà au bureau lorsque la situation de crise éclate ? Cela aurait permis au scénaristes d'aller plus vite, et évité au réalisateur de filmer une séquence de vingt secondes pour rien. Parce que cette séquence, en quelques secondes, permet au spectateur de se faire une idée claire de la personnalité de Diana : c'est une femme dynamique, sportive, qui aime l'effort, qui ne se relâche jamais tout à fait, même dans ses moments de détente. Cela permet aussi, au passage, de comprendre qu'elle vit seule. Si Diana avait été en en pyjama, les pieds sur la table, en train de bouffer du pop-corn devant un reality show, le spectateur aurait reçu un message différent : Diana est un personnage paresseux, qui aime se reposer et ne rien foutre. Si, par contre, elle avait été en train de cuisiner pour ses enfants, on aurait tout de suite saisi, sans qu'il soit utile de le dire, qu'elle est une heureuse mère de famille. Et la présence ou l'absence d'un homme aurait, tacitement, permis de savoir si elle élève ses enfants seule ou en couple. Si Diana nous était apparue directement sur son lieu de travail, confrontée à la situation de crise sans être interrompue dans son quotidien, nous n'aurions alors rien su d'elle.

Je n'en ai pas d'autres en tête là comme ça, mais je pourrais vous déballer des tas ! Essayez, à votre tour, de débusquer ces éléments « révélateurs » : vous verrez, les débuts de films en regorgent !

8 commentaires:

Annie Gehand a dit…

Très intéressant et bien expliqué

Merci
Annie

Unknown a dit…

Il me revient à l'esprit les stéréotypes EXPLIQUÉS (avec humour mais expliqués quand même !) de Desperate Housewife :-))

Unknown a dit…

Ceci étant, je connais mon numéro de Sécu bien que l'utilisant -heureusement- très peu : c'est grave, docteur Shaomi ?

Ryko M. a dit…

En effet, c'est intéressant. Et je viens d'apprendre que je suis atteint d'un T.O.C. Je connais par cœur des numéros très longs ;-)

boudune a dit…

Instructif en diable. Par contre , je trouve que courir sur un tapis de sol est d'une banalité, pour s'occuper chez soi... ;-)

Lange Dominik a dit…

La force de persuasion communicante à l'oeuvre (pour une même population de cultures partagées cependant...) et la charge émotionnelle (à peine consciente donc...) que véhiculent le symbolisme des images photographiques, leur processus mis en mouvement au cinéma sont parfois d'une efficacité redoutable, mais la méthode remonte déjà à la nuit des temps, aux premiers rituels religieux de possession, aux premiers spectacles/mises en scènes et de mythification, de représentation domestiquée du monde (hostile et sauvage à l'époque...), comme l'attestent les grottes de Lascaux et de Chauvet (le plus ancien site archéologique de témoignage fossile du spectacle vivant ritualisé au monde paraît-il ?) en France !

Pour revenir un peu au cinéma, une étude d'anthropologie un peu délirante (voir le documentaire en 3D de Verner Herzog "La grotte aux rêves perdus" à ce propos...) ces derniers temps tendrai même à nous faire croire que les représentations scénographiées, avec décomposition temporelle du mouvement d'une lionne guettant sa proie sur le point de bondir saisissante de réalisme, serai une preuve manifeste pour certains d'une pré-science ou pré-conscience, d'une tentative de reproduction cinématographique d'un tableau de chasse vivant, annonçant le désir de représentation fantasmatique et de cinéma chez l'homme préhistorique d'il y a 40000 ans et en plein coeur de la future France bien-sûr !
http://www.wernerherzog.com/

Un joli dessin vaut bien des milliers de mots sans doute ?

Jean-Pierre Lamon a dit…

je rêve d'une B.D. abstraite ... Une B.D. alternant des images carrées monoformat d'un personnage falot (style Buster Keaton dans le court métrage "FILM" de S. Beckett) et d'une représentation abstraite (style Mirò ou Kandinski ...Rothko, Tanguy, Hartung, Ljuba...) de ses pensées passées, présentes ... et futures (pourquoi pas ,)

Mandy Rukwa a dit…

ok ok....voilà pourquoi je préfère que ce soit toi qui... :) tu vas bien Shaomi?

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