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60
Case
1
On
voit un poisson dans la mer, par transparence, juste en dessous de la
surface.
Case
2
Une
mouette arrache le poisson de l’eau.
Case
3
La
mouette remonte dans les airs avec le poisson sanguinolent qui se
débat dans son bec.
Case
4
La
caméra recule et le plan s’élargit. Derrière la mouette, on voit
de loin le paquebot avancer dans la mer.
Case
5
La
mouette a disparu du champ. On se rapproche du bateau.
Case
6
On
change d’angle de vue, de manière à voir que le bateau se dirige
vers la côte, qui apparaît au second plan. C’est la cote grecque,
magnifique : des falaises vertes et quelques villages blancs
parsemés ça et là. »
Je
tenais à conserver ce moment de pause, indispensable au
rythme du récit, mais la séquence ne pouvait être réutilisée
telle quelle : une simple description de ce que
vous venez de lire n'aurait eue aucun sens sous forme littéraire.
Voici, finalement, la scène telle qu'elle figure dans le roman :
« Séquence
26 – Extérieur jour
Figurons-nous
la surface de la mer adriatique, filmée de très près.
Figurons-nous un poisson qui nage juste sous la surface. Nous le
voyons légèrement déformé par l'altération des vagues et la
lumière du soleil. Il évolue pourtant bien là, dans son élément,
intact, vivant. Il ignore ce que c'est que d'être vivant ou d'être
mort, il ignore – en tout cas consciemment – ce que
c'est que d'être heureux ou malheureux. Pourtant, il est heureux
d'être vivant, il est heureux d'être poisson, d'enfourner dans sa
bouche les créatures végétales qui le nourrissent, d'asperger les
œufs de sa femelle de sperme, de glisser ainsi dans l'eau. Il est
heureux d'être poisson vivant lorsque, d'un geste vif, une mouette
l'enfourne dans son bec, l'arrache à son élément, l'emporte dans
des cieux inconnus. Le poisson éventré n'est alors plus que la
douleur mêlée du bec qui transperce sa chair et de l'eau qui se
refuse à ses branchies. Il se tord dans tous les sens, incapable de
comprendre ce qui lui arrive mais tout à fait conscient du fait que
cela n'est pas bien. Il se tord mais ses efforts sont vains et ce
n'est qu'au terme d'une longue agonie qu'il connaîtra, enfin, la
paix.
Figurons-nous
le ciel au-dessus de la mer adriatique, filmé dans son immensité.
Figurons-nous une mouette qui vole bas en dessous des nuages. Nous la
voyons nettement à présent. Elle évolue là, dans son élément,
intacte, vivante. Elle ignore ce que c'est d'être vivante ou d'être
morte, elle ignore – en tout cas consciemment – ce que c'est que d'être heureuse ou malheureuse. Pourtant, elle est heureuse d'être
vivante, elle est heureuse d'être mouette, d'enfourner dans son bec
les créatures aquatiques qui la nourrissent, de pondre des œufs
desquels sortiront des oisillons qu'elle élèvera avec zèle, de
glisser ainsi sur l'air. Elle est heureuse d'être mouette
vivante lorsque d'un geste vif, elle enfourne un poisson dans son
bec, l’entraîne dans son élément à elle, l'emporte dans des
cieux familiers. La mouette n'est alors plus que le plaisir mêlé de
la chasse réussie et du sang délicieux qui lui coule sur la langue.
Elle se dirige vers son nid, incapable de comprendre que le processus
de la digestion est la raison véritable de son geste, que son
organisme a besoin des protéines et autres substances que lui offre
le poisson, mais tout à fait consciente du fait que cela est bien.
Elle serre le bec afin de ne pas perdre sa proie qui se débat et ce
n'est qu'au terme de son vol qu'elle connaîtra, enfin, la joie de la
dégustation.
Figurons-nous
un paquebot sur la mer adriatique, filmé d'une distance moyenne.
Figurons-nous des êtres humains qui marchent sur ce paquebot. Nous
les voyons dans leur multitude désordonnée. Ils évoluent là, dans
leur élément, intacts, vivants. Ils savent ce que c'est d'être
vivant ou d'être mort, ils savent – en tout cas le
croient-ils – ce que c'est que d'être heureux ou malheureux.
Pourtant, la plupart d'entre eux sont malheureux d'être vivants, ils
sont malheureux d'être humains, d'enfourner dans leur bouche des
aliments qui coûtent cher, de faire l'amour à des êtres qu'ils
n'aiment pas ou d'aimer des êtres auxquels ils ne savent pas faire
l'amour, d'accomplir des tâches déplaisantes pour gagner de
l'argent. Ils sont malheureux d'être des êtres humains vivants
lorsque, d'un geste vif, la mort les fauche, les emporte dans les cieux ou le néant, sans
qu'avant d'y être ils puissent affirmer que ce sera l'un ou l'autre.
L'être humain alors n'est plus que la confusion mêlée de la
méconnaissance de ce qui l'attend et de l'incompréhension de tout
ce qu'il a vécu jusqu'alors. Il proteste, il maudit ses pairs et ses
dieux, incapable de comprendre que le bonheur était là, prêt à
être saisi,
mais tout à fait conscient du fait que cela était compliqué. Il
supplie alors qu'on l'aide et ce n'est qu'au terme de son existence
qu'il connaîtra, peut-être, la réponse à toutes les questions
qu'il se posait. »
Alors
voilà...
3 commentaires:
prévenus
Fais gaffe à ton titre. Si Castor tillon passe par là, il va lire "des moissons et des pouettes". Le sacripant.
Je ne trouve pas les mots pour dire l'impression que me fait ce texte, le premier que je lis de toi. Il me vient: "très prenant" ou plus court: "pris".
Comme le poisson, en somme
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