5 septembre 2013

Des poissons et des mouettes...

Juste l'envie de partager avec vous un petit exercice de style auquel j'ai été contraint de me livrer. Mon roman L'ami imaginaire, à paraître d'ici quelques mois, est l'adaptation d'un scénario de bande dessinée composé en 2007 (les premières planches, réalisées par Roberto Viacava à l'intention des éditeurs, sont visibles ici). Passer de la bande dessinée à la littérature fut, à bien des reprises, un exercice périlleux. Il y avait notamment cette séquence d'une page, page 60, qui servait d'interlude entre le corps du récit et le début de son climax. C'était une page silencieuse, dont la signification était laissée à la libre interprétation du lecteur. Voici la retranscription, en l'état, du scénario (pour info, l'essentiel de l'action se déroule sur un paquebot, lors d'une croisière) :

« Page 60

Case 1
On voit un poisson dans la mer, par transparence, juste en dessous de la surface.

Case 2
Une mouette arrache le poisson de l’eau.

Case 3
La mouette remonte dans les airs avec le poisson sanguinolent qui se débat dans son bec.

Case 4
La caméra recule et le plan s’élargit. Derrière la mouette, on voit de loin le paquebot avancer dans la mer.

Case 5
La mouette a disparu du champ. On se rapproche du bateau.

Case 6
On change d’angle de vue, de manière à voir que le bateau se dirige vers la côte, qui apparaît au second plan. C’est la cote grecque, magnifique : des falaises vertes et quelques villages blancs parsemés ça et là. »

Je tenais à conserver ce moment de pause, indispensable au rythme du récit, mais la séquence ne pouvait être réutilisée telle quelle : une simple description de ce que vous venez de lire n'aurait eue aucun sens sous forme littéraire. Voici, finalement, la scène telle qu'elle figure dans le roman :

« Séquence 26 – Extérieur jour

Figurons-nous la surface de la mer adriatique, filmée de très près. Figurons-nous un poisson qui nage juste sous la surface. Nous le voyons légèrement déformé par l'altération des vagues et la lumière du soleil. Il évolue pourtant bien là, dans son élément, intact, vivant. Il ignore ce que c'est que d'être vivant ou d'être mort, il ignore – en tout cas consciemment – ce que c'est que d'être heureux ou malheureux. Pourtant, il est heureux d'être vivant, il est heureux d'être poisson, d'enfourner dans sa bouche les créatures végétales qui le nourrissent, d'asperger les œufs de sa femelle de sperme, de glisser ainsi dans l'eau. Il est heureux d'être poisson vivant lorsque, d'un geste vif, une mouette l'enfourne dans son bec, l'arrache à son élément, l'emporte dans des cieux inconnus. Le poisson éventré n'est alors plus que la douleur mêlée du bec qui transperce sa chair et de l'eau qui se refuse à ses branchies. Il se tord dans tous les sens, incapable de comprendre ce qui lui arrive mais tout à fait conscient du fait que cela n'est pas bien. Il se tord mais ses efforts sont vains et ce n'est qu'au terme d'une longue agonie qu'il connaîtra, enfin, la paix.

Figurons-nous le ciel au-dessus de la mer adriatique, filmé dans son immensité. Figurons-nous une mouette qui vole bas en dessous des nuages. Nous la voyons nettement à présent. Elle évolue là, dans son élément, intacte, vivante. Elle ignore ce que c'est d'être vivante ou d'être morte, elle ignore – en tout cas consciemment – ce que c'est que d'être heureuse ou malheureuse. Pourtant, elle est heureuse d'être vivante, elle est heureuse d'être mouette, d'enfourner dans son bec les créatures aquatiques qui la nourrissent, de pondre des œufs desquels sortiront des oisillons qu'elle élèvera avec zèle, de glisser ainsi sur l'air. Elle est heureuse d'être mouette vivante lorsque d'un geste vif, elle enfourne un poisson dans son bec, l’entraîne dans son élément à elle, l'emporte dans des cieux familiers. La mouette n'est alors plus que le plaisir mêlé de la chasse réussie et du sang délicieux qui lui coule sur la langue. Elle se dirige vers son nid, incapable de comprendre que le processus de la digestion est la raison véritable de son geste, que son organisme a besoin des protéines et autres substances que lui offre le poisson, mais tout à fait consciente du fait que cela est bien. Elle serre le bec afin de ne pas perdre sa proie qui se débat et ce n'est qu'au terme de son vol qu'elle connaîtra, enfin, la joie de la dégustation.

Figurons-nous un paquebot sur la mer adriatique, filmé d'une distance moyenne. Figurons-nous des êtres humains qui marchent sur ce paquebot. Nous les voyons dans leur multitude désordonnée. Ils évoluent là, dans leur élément, intacts, vivants. Ils savent ce que c'est d'être vivant ou d'être mort, ils savent – en tout cas le croient-ils – ce que c'est que d'être heureux ou malheureux. Pourtant, la plupart d'entre eux sont malheureux d'être vivants, ils sont malheureux d'être humains, d'enfourner dans leur bouche des aliments qui coûtent cher, de faire l'amour à des êtres qu'ils n'aiment pas ou d'aimer des êtres auxquels ils ne savent pas faire l'amour, d'accomplir des tâches déplaisantes pour gagner de l'argent. Ils sont malheureux d'être des êtres humains vivants lorsque, d'un geste vif, la mort les fauche, les emporte dans les cieux ou le néant, sans qu'avant d'y être ils puissent affirmer que ce sera l'un ou l'autre. L'être humain alors n'est plus que la confusion mêlée de la méconnaissance de ce qui l'attend et de l'incompréhension de tout ce qu'il a vécu jusqu'alors. Il proteste, il maudit ses pairs et ses dieux, incapable de comprendre que le bonheur était là, prêt à être saisi, mais tout à fait conscient du fait que cela était compliqué. Il supplie alors qu'on l'aide et ce n'est qu'au terme de son existence qu'il connaîtra, peut-être, la réponse à toutes les questions qu'il se posait. »

Alors voilà...

3 commentaires:

Frederique LR a dit…

prévenus

Ryko M. a dit…

Fais gaffe à ton titre. Si Castor tillon passe par là, il va lire "des moissons et des pouettes". Le sacripant.

AdR a dit…

Je ne trouve pas les mots pour dire l'impression que me fait ce texte, le premier que je lis de toi. Il me vient: "très prenant" ou plus court: "pris".
Comme le poisson, en somme

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