17 octobre 2012

Je me sens si chelou d'un coup...

Les Khmers, ceux qui du moins sont amenés à me voir régulièrement sans me connaître vraiment, me contemplent souvent avec des yeux effarés, me donnant l'impression d'être un extra-terrestre, une créature mythologique faite chair ou quelque autre chose de cet ordre. Mes voisins regardent – dissèquent presque – le contenu de mes sacs plastiques, lorsque je rentre chargé de courses, avec une curiosité stupéfaite, comme si je ramenais de quelque temple secret des vivres et des objets aux significations inconnues, aux usages improbables. Tout, de ce que je mange à l'heure à laquelle je mange ; du fait que j'ai pu boire régulièrement de la bière à une période et que je n'en boive plus désormais ; de mon usage de la bicyclette comme moyen de transport au lieu d'un véhicule motorisé ; de mes habitudes ou du moins de ce qu'ils en perçoivent ; jusqu'aux menus détails de mon habillement, semble être à leurs yeux un très, très grand mystère. Lorsque je réponds aux questions d'un Khmer, ou que je tente de lui expliquer quelque chose, je lis dans son regard qu'il a le sentiment que ce que je lui raconte appartient à une autre réalité, abstraite et inaccessible. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour mes collègues de travail : on sent que nos rapports de bonne amitié sont limités par le gouffre de ce qui nous sépare, par l’aberrante étrangeté de ma nature même.

C'est troublant. C'est troublant parce que ce regard d'étonnement je l'ai retrouvé partout en Asie, de l'Inde à la Chine en passant par le Pakistan et la Mongolie, mais jamais de cette manière-là. Ailleurs, l'étranger est évidemment objet de curiosité - une curiosité souvent amusée d'ailleurs - mais non d'un ahurissement si intense qu'il provoque le malaise. L'étranger intrigue certes, mais parce qu'il apporte quelque chose de nouveau, de différent, d'exotique ; parce qu'il est l'occasion d'élargir ses horizons en somme. À Phnom Penh, c'est comme si l'étranger était si bizarre, si excentrique qu'il est impensable d'élargir ses horizons par son intermédiaire. Ce qu'il dit ou fait est source d'émerveillement et d'horreur tout à la fois (les Khmers semblent hésiter, en fait) mais par trop étrange pour en apprendre quelque chose de valable. Davantage que d'essayer de comprendre l'étranger, le Khmer affiche la certitude qu'au fond, il ne comprendra jamais rien et que, à l'inverse, l'étranger ne comprendra jamais rien non plus au Cambodge. De fait la curiosité est une curiosité sans curiosité : on voudrait bien savoir mais on a renoncé à comprendre. Parce que les aliments que je ramène du supermarché, jusqu'aux choix des légumes, pour mes voisins c'est un peu comme si je mangeais du plastique. Et celui qui mange du plastique n'est pas un homme aux mœurs différentes : c'est un fou. On l'observe avec attention, certes, mais on ne cherche pas de logique là où il n'y en a pas. 

Cela ne concerne pas tous les Khmers, bien entendu : il y en a beaucoup qui, par habitude du contact avec les étrangers ou simplement parce qu'ils ont l'esprit vif, n'affichent pas cette stupéfaction. Mais ils sont un certain nombre, et l'indifférence polie d'une majorité de commerçants semble dissimuler cette même conviction qu'un gouffre infranchissable nous sépare. À quoi cela est-il du ? Je l'ignore tout à fait. Ce que je constate, qui m'a été confirmé par quelques personnes qui sont plus proches des Khmers que je ne le suis, et parlent leur langue, c'est que c'est un peuple très refermé sur lui-même. C'est troublant : après l'occupation française puis vietnamienne, avec ses traditions d'origine indiennes (qui le lient à plusieurs de ses voisins) et une immigration chinoise intensive, on pourrait imaginer le Cambodge ouvert aux cultures du monde, sinon d'Asie. Mais pas tant que cela. Ignorant l'immensité territoriale des cultures indiennes ou chinoises, diverses en leurs propres seins ; trop souvent opprimé par les puissances voisines pour jamais se sentir autre chose que leur éternelle tête de Turc, le Cambodge s'est contenté de se refermer sur ses singularités, sa propre identité et sa propre culture (aujourd'hui réduite à sa forme la plus rurale et la plus populaire, les élites intellectuelles du pays ayant été exterminées ou chassées par le règne sanglant des Khmers Rouges). Et ainsi, l'étranger est devenu non plus un être humain différent, parfois étrange, mais un être de nature excentrique, anormale et inconcevable.

Évidemment, tout cela n'est que conjoncture, mes réflexions sur le Cambodge n'étant ni exhaustives, ni le fruit d'une étude anthropologique, mais davantage une perception instinctive – vraie ou fausse – des choses dont je suis témoin. Mon départ de ce pays approchant à grand pas, il est probable que je vous livrerai, peu à peu, davantage de pensées à ce sujet. Prenez-les pour ce qu'elles sont : les divagations d'un écrivain, et gardez en tête qu'elles sont, et resteront, sujettes à débats.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais peut-être sommes-nous vraiment inconcevables pour eux et je dirai plus barbares! Olympia

Lydie a dit…

On peut comprendre cette méfiance, la peur de l'étranger générée par l'ignorance, sans doute avec un passé douloureux et lourd !

Cachou a dit…

Tu as pris con tact avec JMCJ ? Vous auriez peut-être des points de vue à con fronter, ou des vécus analogues à con forter ....

Anonyme a dit…

Je viens de lire "je me sens si chelou d'un coup", que j'ai beaucoup aimé

Fabrice Brunet a dit…

Il y a deux traductions à ma (faible) connaissance de l'étranger de Camus, the stranger et the outsider^^

Annie Pueyo Verriere a dit…

alien..... peut-être, Fabrice ?...

Fabrice Brunet a dit…

C'est possible surtout que c'est de mémoire, faudrait vérifier mais j'ai la flemme^^

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