Les Khmers, ceux qui du
moins sont amenés à me voir régulièrement sans me connaître
vraiment, me contemplent souvent avec des yeux effarés, me
donnant l'impression d'être un extra-terrestre, une créature
mythologique faite chair ou quelque autre chose de cet ordre. Mes
voisins regardent – dissèquent presque – le contenu de mes sacs
plastiques, lorsque je rentre chargé de courses, avec une curiosité
stupéfaite, comme si je ramenais de quelque temple secret des vivres
et des objets aux significations inconnues, aux usages improbables.
Tout, de ce que je mange à l'heure à laquelle je mange ; du
fait que j'ai pu boire régulièrement de la bière à une période
et que je n'en boive plus désormais ; de mon usage de la
bicyclette comme moyen de transport au lieu d'un véhicule motorisé ;
de mes habitudes ou du moins de ce qu'ils en perçoivent ;
jusqu'aux menus détails de mon habillement, semble être à leurs yeux un très, très grand mystère. Lorsque je réponds aux questions d'un Khmer, ou que je tente de lui expliquer quelque chose, je lis dans son regard qu'il a le sentiment que ce que je lui raconte appartient à une autre réalité, abstraite et inaccessible. Il en va de même, dans une
moindre mesure, pour mes collègues de travail : on sent que nos
rapports de bonne amitié sont limités par le gouffre de ce qui nous
sépare, par l’aberrante étrangeté de ma nature même.
C'est troublant. C'est
troublant parce que ce regard d'étonnement je l'ai retrouvé partout
en Asie, de l'Inde à la Chine en passant par le Pakistan et la
Mongolie, mais jamais de cette manière-là. Ailleurs, l'étranger
est évidemment objet de curiosité - une curiosité souvent amusée
d'ailleurs - mais non d'un ahurissement si intense qu'il provoque le malaise. L'étranger intrigue
certes, mais parce qu'il apporte quelque chose de nouveau, de
différent, d'exotique ; parce qu'il est l'occasion d'élargir
ses horizons en somme. À Phnom Penh, c'est comme si l'étranger
était si bizarre, si excentrique qu'il est impensable d'élargir ses horizons par son intermédiaire. Ce qu'il dit ou fait est
source d'émerveillement et d'horreur tout à la fois (les Khmers semblent hésiter, en fait) mais par trop étrange pour en apprendre quelque chose de valable. Davantage
que d'essayer de comprendre l'étranger, le
Khmer affiche la certitude qu'au fond, il ne comprendra jamais rien
et que, à l'inverse, l'étranger ne comprendra jamais rien non plus
au Cambodge. De fait la curiosité est une curiosité sans
curiosité : on voudrait bien savoir mais on a
renoncé à comprendre. Parce que les aliments que je ramène du supermarché, jusqu'aux choix des légumes, pour mes voisins c'est un peu comme si je mangeais du plastique. Et celui qui mange du plastique n'est pas un homme aux mœurs différentes : c'est un fou. On l'observe avec attention, certes, mais on ne cherche pas de logique là où il n'y en a pas.
Cela ne concerne pas tous
les Khmers, bien entendu : il y en a beaucoup qui, par
habitude du contact avec les étrangers ou simplement parce qu'ils
ont l'esprit vif, n'affichent pas cette stupéfaction. Mais ils sont
un certain nombre, et l'indifférence polie d'une majorité de
commerçants semble dissimuler cette même conviction qu'un gouffre
infranchissable nous sépare. À quoi cela est-il du ? Je
l'ignore tout à fait. Ce que je constate, qui m'a été confirmé
par quelques personnes qui sont plus proches des Khmers que je ne le
suis, et parlent leur langue, c'est que c'est un peuple très refermé
sur lui-même. C'est troublant : après l'occupation française puis vietnamienne, avec ses traditions d'origine indiennes (qui le lient à plusieurs de ses voisins) et une immigration chinoise intensive, on pourrait imaginer le Cambodge ouvert aux cultures du monde, sinon
d'Asie. Mais pas tant que cela. Ignorant l'immensité
territoriale des cultures indiennes ou chinoises, diverses en leurs
propres seins ; trop souvent opprimé par les puissances
voisines pour jamais se sentir autre chose que leur éternelle tête
de Turc, le Cambodge s'est contenté de se refermer sur ses singularités, sa propre identité et sa propre culture (aujourd'hui réduite à sa forme la plus
rurale et la plus populaire, les élites intellectuelles du pays
ayant été exterminées ou chassées par le règne sanglant des
Khmers Rouges). Et ainsi, l'étranger est devenu non plus un être
humain différent, parfois étrange, mais un être de nature excentrique, anormale et inconcevable.
Évidemment, tout cela
n'est que conjoncture, mes réflexions sur le Cambodge n'étant ni
exhaustives, ni le fruit d'une étude anthropologique, mais davantage
une perception instinctive – vraie ou fausse – des choses dont je
suis témoin. Mon départ de ce pays approchant à grand pas, il est
probable que je vous livrerai, peu à peu, davantage de pensées à
ce sujet. Prenez-les pour ce qu'elles sont : les divagations d'un écrivain, et gardez en tête qu'elles sont, et resteront, sujettes à débats.
7 commentaires:
Mais peut-être sommes-nous vraiment inconcevables pour eux et je dirai plus barbares! Olympia
On peut comprendre cette méfiance, la peur de l'étranger générée par l'ignorance, sans doute avec un passé douloureux et lourd !
Tu as pris con tact avec JMCJ ? Vous auriez peut-être des points de vue à con fronter, ou des vécus analogues à con forter ....
Je viens de lire "je me sens si chelou d'un coup", que j'ai beaucoup aimé
Il y a deux traductions à ma (faible) connaissance de l'étranger de Camus, the stranger et the outsider^^
alien..... peut-être, Fabrice ?...
C'est possible surtout que c'est de mémoire, faudrait vérifier mais j'ai la flemme^^
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