« Même
la brave Iphigénie allemande (...) devine à quel point il est fatal
d'être l'enfant de sa famille. Toutefois sous aucun personnage la
chère vie de famille ne se montre plus crûment que sous celui de
Kronos qui dévore ses propres enfants. Je crois que cette belle et
ancienne coutume est demeurée une aimable tradition jusqu'à nos
jours et il n'y a sans doute personne d'entre nous qui ne pourrait
pas aussi s'appliquer à lui-même :
Ma
mère qui me tua,
Mon
père qui me mangea.
Il
est vrai qu'aujourd'hui on est plus civilisé et qu'on ne se jette
plus sur le couteau et la fourchette pour dévorer ses propres
enfants (en effet, les manières de table sont très compliquées
dans le lieu dont je suis originaire), simplement, grâce à une
éducation appropriée, on fait en sorte que plus tard les enfants
attrapent le cancer ; et ainsi, selon la coutume des aïeux, ils
peuvent être dévorés par les parents. »
Fritz
Zorn, Mars.
Nombre
de traditions et spécificités des cultures orientales me semblent
plus sages, plus pertinentes, me parlent davantage en tout cas, que
leurs équivalents occidentaux. Nombre d'entre elles mais pas toutes.
Hors, s'il est une tradition profondément ancrée en Asie, et tout
particulièrement au Cambodge, c'est celle qui veut que les enfants
aient une dette insolvable envers leurs parents. Cette conviction
existe certes également chez nous, mais elle s'y exprime avec bien
moins de véhémence.
Il
faut comprendre qu'ici en Asie - tout comme en Europe autrefois -
l'enfant est avant tout un investissement pour l'avenir : dans
une société dépourvue de tout système de retraite (que ce soit
par répartition ou capitalisation), l'enfant est garant des vieux
jours de ses géniteurs. Il veillera sur eux, il leur versera une
grasse part de ses revenus, il leur assurera des soins et un toit si
nécessaire... Et il élèvera à son tour des enfants qui feront de
même, le moment venu, tout ceci perdurant ad vitam æternam...
Pour simplifier : on ne procréé pas tant par amour que par
nécessité (cette vision est évidemment réductrice, mais nous
choisirons néanmoins de nous y cantonner pour cet article).
Tout
cela procède certes d'une vision fort pragmatique des choses, et
l'on est en droit de se demander si cela n'est pas mieux que tous ces
vieux qui, en Occident, croupissent dans des maisons de retraite
sordides quand ils ne crèvent pas tout bonnement, oubliés de tous
dans leurs logements sociaux, lors des canicules. On peut toujours
citer un extrême pour justifier son opposé...
Reste
à voir ce que cela donne dans le concret, quel genre d'individus
cela produit, quel genre de joies et de souffrances. Reste surtout à
voir comment l'on assure la survie d'un système si farouchement
hostile à l'individualisme et à l'instinct rebelle des jeunes homo
sapiens. On perpétue le système à l'aide de trois tout petits
mots, trois petits mots magiques : « culpabilisation »
et « chantage affectif ». On explique dès leur plus
jeune âge aux enfants qu'ils doivent être infiniment reconnaissants
à leurs parents ; leurs parents aimants qui leur ont donné la
vie ; leurs parents aimants qui ont sué sang et eau, depuis la
grossesse de maman jusqu'aux heures supplémentaires de papa, afin de
leur offrir une éducation et de leur donner les moyens d'être
heureux... Le meilleur moyen d'être heureux étant bien entendu
d'honorer sa dette, donc ses parents, et d'être ainsi un « bon
fils » ou une « bonne fille », respecté(e) de tous
et libre d'élever à son tour de dociles petits esclaves endettés. Faire autrement reviendrait à être un monstre d'ingratitude, le responsable de souffrances inqualifiables, un être odieux qu'il conviendrait de mettre au ban de la société. La religion chrétienne a déjà prouvé, chez nous, les désastres psychologiques engendrés par un sentiment de culpabilité inculqué comme condition sine qua non de l'existence. Une telle éducation ne peut conduire qu'à des individus en souffrance et c'est d'autant plus dommage de la voir ainsi répandue en Asie, où les religions hindoue et bouddhiste ne sont pas entachées d'un péché originel, mais invitent au contraire le croyant à recouvrer sa pureté originelle par la méditation et autre pieux procédés... Ce que la religion n'avait pas inventé, il a fallu que les pères et les mères le créent en lieu et place...
« Je
ne peux pas travailler moins de douze heures par jours six jours sur
sept parce que je dois aider mes parents. » « Je ne peux
pas me marier tant que je n'aurai pas payé les études de mes petits
frères et sœurs à la place de mes parents. » « Je ne
peux pas faire quoi que ce soit de ce que j'ai envie de faire, et je
suis contraint d'accepter un travail qui me déplait parce qu'il
rapporte davantage que celui qui me plait, parce que je dois envoyer
de l'argent à ma famille. » « Je ne peux pas épouser
telle fille ou tel garçon que j'aime [selon qui, d'un pays à
l'autre, doit payer la dot] parce qu'il/elle ne rapportera pas assez
d'argent à la famille. » Je ne dis pas que ces phrases sont,
mot pour mot, représentatives de tous
les gens que j'ai rencontré en Asie. Néanmoins, de
semblables préoccupations, de semblables pressions exercées ont été
exprimées par la grande majorité d'entre eux, à des degrés divers. Pour être perçues comme « normales », ces pressions n'en étaient pas moins ressenties comme contraignantes et douloureuses.
Disons-le
franchement, je pense qu'en Occident, grand nombre de parents
(névrosés, malveillants, violents, irresponsables et j'en passe) devraient
être interdits de procréation : l'individualisme n'a pas
résolu tous nos problèmes généalogiques et loin s'en faut. Ceci
étant, le fait reste que l'enfant n'a – transmigration des âmes
mise à part – pas exactement réclamé qu'on le mette au
monde et qu'on « souffre » tant pour lui permettre de
grandir. L'enfant n'en a cure, lorsqu'il flotte tranquillement dans
le placenta de sa mère. L'enfant venant au monde obéit à une loi
universelle qui veut que ce qui vit tende à se reproduire. Les
parent obéissent quant à eux à une autre loi de la nature, qui
dicte aux mammifères d'élèver leurs petits jusqu'à maturité.
Dès-lors, je peine à comprendre qu'un enfant puisse contracter une
dette envers ses géniteurs, ceux-ci n'ayant somme toute fait qu'accomplir une série d'actes qu'il eut été, d'un
point de vue moral autant que « naturel », très
discutable (sinon répréhensible) de ne pas accomplir.
L'homme
et la femme choisissent de s'accoupler et, en ces temps de
contraception et d'avortement, ils choisissent également d'enfanter.
Le nouveau-né n'a rien demandé, il est dans l'acte de la naissance,
de la vie même, l'objet du choix de ses parents-sujets. Non pas pour
dire que la vie n'est pas une belle chose en soi mais pour affirmer
que non, l'enfant n'est pas redevable de son existence à ses
parents. Bien au contraire, il me semble que les parents, en tant que
mammifères et en tant que membres de sociétés qui se veulent
gouvernées par la morale, sont redevables à leurs enfants. C'est aux
parents d'assurer à leur progéniture un environnement propice à
leur développement et à l'accomplissement serein de leur vie
future. Ce n'est pas un cadeau qu'ils leur font : c'est leur devoir et leur responsabilité. Dès-lors, le
système moral en vigueur en Asie prend des allures de retournement
de situation pour le moins scabreux, dont la seule fin est d'assurer
l'assujettissement des enfants et, par extension, la création d'une
chaîne d'esclaves ininterrompue.
Suis-je
en train d'affirmer qu'il faut laisser crever les vieux seuls et
abandonnés de tous ? Non, il existe par ailleurs une autre loi
morale qui est celle de la solidarité, qui exige que les membres
d'une société prennent soin des plus faibles, à commencer par ceux
de leur entourage direct. Que ce soin néanmoins reste affranchi de
toute manipulation psychologique, culpabilisation abusive, mensonge
éhonté, cela me semble indispensable. Que des « mauvais
parents » (j'entends par là des parents qui ont failli à
leurs devoirs de manière significative, de sorte que leur
progéniture soit mal dans sa peau, malade mentale ou du moins en
grande souffrance psychologique) puissent être reconnus comme tels
me semble primordial. Que ce soient eux qui aient une dette envers leurs enfants (chose tout à fait inconcevable en Asie) me semble juste. Dans tous les cas, le renversement de valeurs qui consiste à
affirmer que le parent « rend un service » à l'enfant lorsqu'il ne fait qu'accomplir « ce qui devrait aller de
soi » n'est rien moins qu'une escroquerie morbide et
mortifère : je le dis sans bémol ni pincettes ! Ne soyons pas reconnaissants envers nos
parents de nous avoir élevés lorsqu'ils l'ont bien fait, ne soyons
pas endettés. Contentons-nous de leur rendre l'amour qu'ils
nous portent. Les actes suivront d'eux-mêmes.
Ce
qui me ramène à Fritz Zorn et à quelque chose d'un peu plus
personnel. Il serait malhonnête d'affirmer que mes réflexions à ce
sujet sont neutres et totalement indépendantes de
mon histoire personnelle.
Comme Zorn, je considère que les
parents (et l'éducation qu'ils nous donnent) peuvent être d'un haut degré de toxicité
pour la psyché. Comme Zorn, j'estime avoir subi des préjudices importants et comme lui, j'estime que les sommes d'argent
héritées de mes parents ne sont ni plus ni moins que des dommages
et intérêts pour une enfance qui fut des plus douloureuses et qui
très certainement, a rendu ma vie d'adulte bien plus compliquée
qu'elle n'aurait pu l'être. Il est arrivé que certaines personnes,
par jalousie ou par marxisme, me reprochent d'avoir déjà touché -
et d'être destiné à toucher encore - de « l'argent facile »,
que je n'avais « pas mérité ». Je les invite à aller se faire foutre. Ils n'ont de toute évidence pas eu la « chance » d'être élevés par une mère alcoolique et ultra-violente. Quant aux Asiatiques, l'idée d'être dédommagé par ses parents en choquerait plus d'un. Amen ! Je cède à ce sujet la parole à Zorn, qui exprime avec précision ce que je pense de tout cela :
« C'est
là que se trouve mon héritage familial sous sa forme visible, et
seule une infime partie de cet héritage consiste en milliers de
francs, il consiste surtout en milliers d'angoisses et de détresses
et de désespoirs. (...) Je considère cet argent comme mes dommages
et intérêts : je l'ai touché pour mes nombreux chagrins et
souffrances ; je l'ai gagné plus amèrement qu'à la seule
sueur de mon front, je l'ai gagné avec les larmes de mes yeux ;
je considère qu'il est bien gagné et qu'il est à moi. J'aperçois
même, derrière ma situation financière actuelle, une justice
sociale : bien sûr, j'ai hérité de mes parents plus d'argent
que d'autres, mais j'ai aussi besoin de plus d'argent que d'autres
car les nombreux dommages que j'ai aussi hérité de mes
parents, je dois les faire réparer contre de grosses sommes
d'argent. »
Alors
voilà...
5 commentaires:
'Contentons-nous de leur rendre l'amour qu'ils nous portent.'
voudrais bien...le cordon semble coupé ..
avec mes géniteurs j'entends bien...mon fils n'a pas de dettes..il est là et c'est déjà un miracle pour moi..
C'est bien exprimé. Quelqu'un t'a reproché quelque chose Shaomi? Besoin de justification? Je fais partie des gens qui travaillent pour envoyer une partie au pays...Belle journée à toi, KISSS
Extrêmement intéressante ta réflexion. Bon, comme tu l'as dit transmigration des âmes mises à part, nous n'avons pas demandé à naître mais cette transmigration des âmes ne peut être mise à part. Nous avons choisi de naître dans telle ou telle circonstance. Moi, je suis formatée de telle façon (je suis finistérienne avec une culture catholique qui, même si je m'en détache coule dans mes veines à mon corps défendant, parfois positivement, parfois négativement) qu'il m'est inconcevable de laisser les miens seuls et d'ailleurs ma vie a été bouleversée ces dix dernières années pour que je puisse continuer à me regarder sereinement dans une glace, je n'ai pas pu faire autrement que de prendre certaines décisions qui sont lourdes de conséquences parfois pour ma vie de tous les jours. Maintenant, moi la voyageuse, je fais des voyages immobiles. Chacun d'entre nous a un parcours et un destin différent, l'important c'est de ne pas tomber dans le jugement même si d'autres types de fonctionnement que le nôtre nous semblent comme ci ou comme ça. La façon de fonctionner avec les anciens comme tu la décris était monnaie courante en France il n'y a pas si longtemps aussi et puis... une génération a oublié la précédente. Ce qu'écrit Mandy plus bas me touche énormément. J'ai connu un jeune sénégalais qui ramait financièrement mais qui envoyait avec tous ses cousins et frères installés en Europe ou en Amérique une part de son salaire pour reconstruire la maison de sa grand-mère qui avait brûlé là-bas quelque part dans son pays d'origine. Il était vraiment jeune et cette maturité solidaire m'avait bouleversée.
Et voilà pourquoi j'ai mangé mon père ;))
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