22
mars 2001 - 29 mars 2001 : The
Long Way Home Experience,
de Hampi (Karnataka) à Lyon (France), en passant par Hospet
(Karnataka), Hyderâbâd (Andra Pradesh), New Delhi (Delhi), Amritsar
(Punjab), Lahore (Pakistan), Karachi (Pakistan) et Istanbul
(Turquie).
Le
réveil est épique, la fièvre est un peu retombée mais je suis
toujours à la limite du délire. Je
parviens tout de même à me traîner jusqu'à une navette qui me
conduit à la frontière, que je traverse juste avant qu'elle ne
ferme. À
la gare de Lahore, j'apprends que le train est plein et qu’on ne
peut me donner qu’une place « debout ». Quoi que
peinant précisément à tenir sur mes jambes, je suis bien obligé
de prendre ce train et peu importe de devoir passer ces dix-neuf
heures assis, couché ou en lévitation ! Je me retrouve donc
entre deux wagons, en compagnie d'une bonne dizaine de Pakistanais.
Nous sommes là entassés les uns sur les autres, vautrés sur le sol
crasseux, utilisant nos bagages comme oreillers et somnolant comme
nous pouvons. Le désert du Thar, tout autour, est encore plus
beau que du côté indien, mais la fièvre et mes incessantes
excursions aux toilettes m’empêchent de vraiment profiter du
paysage. Au matin, un homme s’enquiert de mon état (malgré le
bronzage, je suis blanc comme neige). Comme je n'en mène pas large,
il profite d’un arrêt de dix minutes à une gare pour s'éclipser
et me ramener deux cachets de Dieu sait où : un pour la fièvre,
un pour la diarrhée. À
ce stade, tout le monde a compris dans quel état je suis : mes
compagnons de voyage, bienveillants, redoublent d’attentions à mon
égard. Jusqu’au geste fatal : à une heure de l’arrivée,
on m’offre une cigarette. Je n’ai pas fumé depuis un mois, j’en
ai perdu toute envie. Mais je suis, comment dire, tellement à
bout,
tellement prêt à m'accrocher à n'importe
quoi qui
m'apporte un peu de réconfort… Alors j’accepte. Et comme tous
les fumeurs le savent, je suis perdu dès la première bouffée,
condamné à m’y remettre peu à peu.
Ce
trajet de Lahore à Karachi restera parmi les moments les plus
pénibles de mon existence. Paradoxalement, je vis cet enfer avec au
fond de moi une sorte d'amusement. Je sais que j'y repenserai avec
tendresse, que le mauvais trip se transformera en bon souvenir.
Accepter le réel tel qu'il est et sourire ?
Je
me sens un peu mieux (comprendre « moins pire ») lorsque
le train me jette à Karachi. Je me perds en cherchant l’aéroport.
Deux bons samaritains me viennent en aide. Plutôt que de simplement
m’indiquer le chemin, ils me conduisent sur place, comme cela se
fait souvent en Asie où les gens sont serviables et pas juste polis.
Les Pakistanais sont, décidément, les gens les plus amicaux qui
soient ! Quinze heures durant, quinze interminables
heures, je comate
lamentablement sur un banc de l’aéroport. En face de moi, un écran
de télé diffuse deux-cent-cinquante fois d’affilée la même pub
pour Pepsi Cola avec des filles dénudées (au Pakistan, je vous
prie !). Les pages de pub sont entrecoupées de vidéos
de crashs aériens avec des rires pré-enregistrés
(dans un aéroport, je vous prie !). Je regarde ça avec un mélange
d’indifférence et de fascination, me demandant de temps à autre si je n'ai pas des hallucinations à cause de la fièvre (mais non, je
n'en ai pas). Les mouches, elles, me harcèlent comme si leurs
copines du désert leur avaient passé le mot. J’envisage le plus
sérieusement du monde d’écrire aux Nations-Unies pour suggérer
un génocide mondial et organisé de l’espèce mouche, voire de
toutes les espèces arthropodes. Enfin, je fais le constat suivant :
« Cinq jours que je ne fais qu’attendre… Attendre que mon
train parte, attendre que mon train arrive, attendre que des bus qui
n'arrivent jamais se décident à partir, attendre que ma fièvre
diminue, attendre que mes intestins se vident, attendre que mon avion
décolle… ». Et finalement, vidé de tout au sens propre
comme au sens figuré, j'accepte tout,
et j’écris Vierge.
Je
commence, pour quelque raison, à suffoquer comme un asthmatique
lorsque l’heure de s'envoler arrive enfin. Je m’avère évidemment
incapable de dormir pendant les huit heures de vol. Turkish Airlines
a décidé de diffuser Charlie
et ses drôles de dames.
C'est un nanar intégral mais la distraction est bienvenue. Dans les
écouteurs, je découvre What
It Feels Like For A Girl,
le nouveau single de Madonna. C'est une berceuse. C'est magnifique.
Je vibre.
Ma
première pulsion, débarqué à Istanbul, est de me précipiter dans
un MacDo pour y boire un vrai café européen. Il me reste exactement
assez d’argent pour m'offrir un aller-retour en ville, du pain, du
fromage, un livre d’occasion et deux ou trois cafés
supplémentaires. Curieusement, je tombe sur Le
planétarium
de Nathalie Sarraute en français. Ce court roman ne suffira pas à
m'occuper pendant deux jours, mais enfin c’est mieux que rien. Ah
parce que oui, il faut préciser que mon escale dure deux jours et
deux nuits. Et comme une chambre d'hôtel est hors de question, il ne
me reste plus qu'à camper à l'aéroport !
La
première nuit est sportive : comme les bancs sont
inconfortables, j’essaie de dormir par terre à trois endroits
différents. Je me fais systématiquement dégager par les vigiles,
jusqu’à céder et occuper ces damnés bancs ! Preuve s'il en
est de quelque sixième sens, la première fois je rêve que je me
fais virer par des vigiles et immédiatement après, ils me
réveillent ! Je suis moins malade mais je fais des cauchemars
toute la nuit (ma mère, encore et toujours, qui me menace, picole,
se suicide en chantant la chanson de Ghost,
ressuscite ensuite pour me harceler de plus belle, ce genre de trucs
infernaux…). Après la canicule indienne, la climatisation de
l’aéroport me donne l'impression d’être à l'intérieur un
freezer, je ressors le pull et la veste du sac. Comme il me reste
exactement de quoi m’offrir deux cafés, j’en prends un le matin
et un le soir, tout ceci justifiant que je passe douze heures assis à
la même table. En face de moi il y a MTV et je saute de Sarraute à
Janet Jackson et de Janet Jackson à Sarraute, parce qu’il me
semble que MTV ne diffuse rien d’autre que Janet Jackson. Je finis
par compter les artistes et réalise qu’en douze heures, MTV
diffuse en boucle les clips d’une quinzaine de musiciens. Dix ans
auparavant, lorsque l’ado que j’étais passait des journées
entières devant MTV, la chaîne diffusait des tas de trucs variés.
Je me dis alors, déjà en 2001, que les majors nous prennent
vraiment pour des cons lorsqu'ils viennent nous expliquer que les
téléchargements illégaux « tuent la diversité musicale » !
Pour rester en famille, MTV m'offre un seul vieux clip : In
The Closet
de Michael Jackson. C'est ce jour-là que je réalise à quel point
l'album Dangerous,
paru en 1991, était visionnaire ! Non seulement rien, à
l'époque, ne sonnait comme cela. Mais surtout, et c'est là que le
génie du producteur Teddy Riley est flagrant, l'essentiel des tubes
de 2001 semble calqué note pour note, son pour son, sur le contenu
de Dangerous.
En 2010, je puis dire que cette assertion est toujours valable !
Cette influence indéniable sur l'avenir de la dance music,
cet avant-gardisme spectaculaire en font, au bout du compte, le
meilleur disque jamais enregistré par Michael Jackson ! Pour le
reste, je m’ennuie tellement qu’il me vient des idées bizarres,
comme par exemple un Mysterio dont le masque serait un stroboscope de
boite de nuit. À présent, je ne rêve plus que d’un bain chaud et
d’une nuit dans mon lit douillet. Mais je dois encore m’en farcir
une dernière sur les bancs de l’aéroport avant de, enfin,
m’envoler pour Lyon.
Je
n'ai aucun souvenir du vol Istanbul-Lyon. Je me souviens clairement,
par contre, que c’est une espèce de zombie pâle, sale et maigre
comme un clou que mon ami Christophe N. récupère dans un éclat de
rire à l’aéroport. Lorsque nous en sortons, l’odeur de cet air
pourtant si familier, froid et sec, me choque les narines. Rouler
dans une Twingo sur une route plate
me donne l’impression de glisser sur l’air à bord d'une navette
spatiale. Faire couler de l’eau chaude
dans une baignoire
me semble aussi miraculeux qu'une piscine à vagues ! Le confort
qui soudain s’offre à moi me donne l’impression d’être devenu
millionnaire. Mon appartement pourrait tout aussi bien être le
palace d’un émir arabe… Replongé dans ce confort ordinaire, je
réalise combien je suis riche
en comparaison des gens que j’ai rencontrés en Inde. Et je ne
parle même pas des sans-abri, simplement de tous ceux qui ont juste
de quoi s’offrir un toit, quelques vêtements, trois repas par jour
et un vieux radio-cassettes ! Ce sera la dernière
« révélation » de ce voyage : le luxe, l’opulence
ahurissante dans lesquels nous vivons tous ! Le fait que le
moindre RMIste français possède une télé, un lecteur DVD, un
ordinateur, le chauffage, l'eau courante et de surcroît chaude et potable, une
console de jeux vidéos, un frigo, un lave-linge, un micro-onde… Et
de ce jour, en dépit des années de vache maigre qui m'attendent, je
n’aurai plus jamais l’angoisse de ne plus pouvoir payer une
facture ou de manquer d’argent pour finir le mois. Parce que de ce
jour je sais qu’ici, en comparaison de l'Inde, même le pauvre est
riche !
Et
c’est sur cette pensée réconfortante, dans un bain chaud bien
mérité, que se termine mon expérience indienne. Bien d'autres
aventures m'attendent à Lyon qui, un an et demi plus tard, vont me
conduire en Chine ! Mais cela est une autre histoire…
Expérience
suivante : A Prelude 2 The China Experience.
(&
pour le second voyage en Inde, c’est ici !)