17 février 2012

The India Experience - 18/ The Long Way Home Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Hampi Experience.


22 mars 2001 - 29 mars 2001 : The Long Way Home Experience, de Hampi (Karnataka) à Lyon (France), en passant par Hospet (Karnataka), Hyderâbâd (Andra Pradesh), New Delhi (Delhi), Amritsar (Punjab), Lahore (Pakistan), Karachi (Pakistan) et Istanbul (Turquie).

Avant même de partir, je nomme cette étape la Long Way Home Experience. Je n’aurais pas pu trouver mieux. Huit jours de déplacements ininterrompus ou presque, voilà le marathon qui m’attend. Je n’ai pas le droit de rater un seul train ni un seul bus car mon avion, lui, n’attendra pas. J’ai pour toute lecture mon guide Lonely Planet, que je connais déjà à peu près par cœur, et L’alchimiste de Paulo Coelho, que la fille aux yeux de miel vient de m'offrir. Comme une barque m'emporte en tanguant, celle-ci agite son mouchoir sur les bords de la rivière, entourée de Michaël et de l'Allemande. Au revoir les amis…

Un bus me conduit de Hampi à Hospet, où j'enchaîne avec un train pour Hyderâbâd. Je dors tout du long et n'émerge que parvenu à bon port. La triple agression du boucan, de la chaleur et des rickshaws qui veulent absolument m’emmener quelque part alors que je ne vais nulle part est un peu violente au réveil. Je trouve refuge dans un bouiboui crasseux. J'y soigne mon abrutissement à grandes lampées d’un chai au goût indéfinissable. J’ai une journée entière à passer à Hyderâbâd et je n’ai aucune idée de ce que je vais en faire. Après Pushkar, Jaisalmer, Om Beach et Hampi, je n’ai guère d'inspiration pour visiter une métropole de trois millions d’habitants. Il me vient tout de même un éclat de lucidité dans mon coltard : « L’amour ne peut pas blesser : on peut aimer tant et plus, il n’en résultera pour l’être aimant et l’être aimé que de l’émerveillement. Faire attention par contre au désir, au besoin, au manque, à la jalousie qui peuvent se superposer à l’amour mais n’ont rien en commun avec celui-ci ». Décidément inspiré, je me réapproprie Descartes et ponds en outre cet étrange décret : « Je suis, donc je suis heureux », suivi de « Toujours donner, ne jamais accorder ». Je commence aussi à déchiffrer le sens de ce « tout est son contraire » qui me hantait avant mon départ. Nul endroit n'est meilleur pour cela que l’Inde, qui mélange le plus naturellement du monde le sordide et le poétique. Je prends ensuite note, pour les mois à venir, de tout un tas de projets personnels (je n’en réaliserai aucun) et artistiques (je les réaliserai tous). Alors même que je me demande si je ne devrais pas bouger mon cul et aller marcher, le patron du boui-boui me somme de libérer la table que j’occupe depuis déjà deux bonnes heures. Je erre jusqu’à trouver un parc. Là, hanté par la fille aux yeux de miel, j’écris d’une traite Apprécie et Elle me brûle les neurones.

Il me faudra longtemps pour digérer mon échec à Om Beach mais le pire est derrière moi et une fois de retour à Lyon je pourrai passer à autre chose. Ce qui est dur c'est que je suis encore fou amoureux. Ou plutôt, si j'en crois ce que je viens d'écrire sur l'amour, je suis encore rongé par le désir. L'idée que c'est mort m'est insupportable. Pourtant c'est ainsi. C'est ça qui est réel. Il faut l'accepter. Le temps est mon allié. Mais là, il passe pas assez vite.

Je retourne à la gare. Il faut encore attendre. Un pauvre erre me réclame quelques roupies. Je les lui concède, quoi que l'état de mes finances s'avère de plus en plus inquiétant. C’est un homme à qui je ne donne pas trente ans, beau garçon, le regard vif. Mais ses haillons sales et ses joues creuses trahissent une pauvreté sans perspectives. Sans doute est-il mort aujourd'hui. Comme il s’en va, je lui pose la main sur l’épaule. C'est un geste gratuit, juste pour lui signifier à quel point je suis navré que le destin ait été si injuste avec lui. Il interprète mal mon attention, me fait comprendre qu’il est prêt à tirer un coup. Comme il ne parle pas un mot d'anglais, j'ignore s'il désire se vendre ou se donner. Il me semble toutefois, à la façon dont ses yeux s'illuminent, qu'il s'agit plutôt de mendier un peu de plaisir à l'existence. Je lis une grande déception dans ces mêmes yeux, lorsque je refuse.

Après cela, je rencontre un Français allumé mais gentil. C'est une espèce de geek, qu'on croirait débarqué d'un camp hippie du Larzac. Il me fait de grands discours mystiques sur des « cycles de neuf » qui seraient le socle de l'existence, et autres grandes vérités universelles qui n’apportent aucun éclairage nouveau à mes questionnements. Je suppose que je ne pouvais pas quitter l’Inde sans faire l’expérience de ses baba-cools mystiques. Une fois dans le train, je repense à tout ce qu’il m’a raconté et je réalise que la seule et unique grande vérité consiste en l’acceptation du réel tel qu’il est

C'est ce déni du réel, de la part des gens du Point Moc, qui m'a rendu fou. Une fois que j'expliquais à mon ami Ben T. qu'ils traînaient la vérité dans la boue, il avait objecté que « la ''vérité'' c'est un truc subjectif ». « Non, pas toujours. D'une part il y une vérité mesurable : celle de l'adéquation entre les paroles et les actes. Ces gens-là prétendent œuvrer pour notre bien à tous, mais il ne font rien du tout ! Tout ça c'est du baratin pour baiser des minettes (ou des minets). Ils ne vont pas améliorer le monde en buvant des bières dans leur squat. Ils pourraient faire des études, faire de la politique, aller bosser dans des ONG, à l'ONU, à la CPI, aller se battre là où se prennent les vraies décisions, tout du moins adhérer à des associations caritatives ou politiques, écrire des livres et des articles, que sais-je...? Mais non ! Ils glandent du matin au soir et ils se posent en sauveurs ! D'autre part, les mensonges qu'ils répandent sur moi sont précisément ça : des mensonges. » Là encore, Ben a protesté : « Ils te perçoivent d'une manière, tu te perçois d'une autre, c'est tout. Ce sont des opinions, pas des mensonges ! ». « Non ! Ils me prêtent tout un tas de pensées et d'intentions qui sont fausses, puis ils crient aux quatre vents que je suis comme ça. Je prends un exemple très concret : tu as méga envie de pisser, genre t'en peux plus, alors tu pisses sur le premier mur que tu vois. Ensuite, le propriétaire de la maison proclame partout que tu as pissé sur son mur parce que tu l'aimes pas, exprès pour le faire chier. Il y a procès d'intention. Et il y a une vérité (tu avais envie de pisser au point de pisser n'importe-où) et un mensonge (tu avais envie de pisser sur le mur de ce type pour l'emmerder) ». C'est après cette conversation que Ben a accepté de monter Rumeur publique. Plus tard, il a dessiné une affiche : on y voyait une femme en niqab, en Afghanistan. Le slogan de l'affiche disait « Soirée féministe non-mixte au Point Moc ». L'Afghane disait : « Ça me fait une belle jambe… ».

Le trajet pour New Delhi n’en finit pas de n’en pas finir. J’ai déjà avalé L’alchimiste (qui m'a pas mal éclairé sur ce qui m'est arrivé à Om Beach), alors je tue le temps à regarder les paysages et à relire ce que j’ai écrit depuis le début du voyage, tout en plaignant mes pauvres fesses qui souffrent sur leur siège en bois.

De retour dans la capitale, je cherche longtemps une connexion internet qui fonctionne, puis je traînasse en terrasse d’un café. Huit heures d’attente, et je ne sais que faire ni où aller. Alors je ne fais rien et je ne vais nulle part. Mon estomac commence à faire des siennes et le train suivant est peu accueillant. Je m'y retrouve écrasé sur mon siège en bois, entre un Indien et la fenêtre, le derrière de plus en plus douloureux. Je me sens fiévreux et je commence à fatiguer sérieusement. Les hurlements en hindi des divers marchands de nourriture et de chai m’explosent les oreilles, me tapent sur les nerfs autant qu’une armée de moustiques.

Je comprends soudain que si les pointmoqueurs m'ont tant exaspéré, c'est en fait parce qu'ils me rappelaient ma mère. Toute mon enfance, elle n'a cessé de me répéter que je la détestais, que j'étais fondamentalement mauvais, que je voulais lui faire du mal, que je conspirais contre elle. Tout ceci était faux, mais ces mensonges me valaient des nuits entières à me faire rouer de coups. Alors depuis, les procès d'intention et moi... D'autant plus s'ils proviennent d'individus qui ne m'ont pour ainsi dire jamais adressé la parole, qui ne savent absolument rien de moi. Je me dois de rendre coup pour coup. Parce que je sais où ça mène de laisser faire. Parce que ça m'a coûté trop cher quand j'étais môme.

Je suis officiellement malade lorsque le train déboule à Amritsar. Je chope un rickshaw pour le Temple d’Or où je compte passer la nuit. Le chauffeur essaie de de me la faire à l’envers et veut me déposer à mi-chemin pour le prix de la course. Pas de bol pour lui, je suis déjà venu. Comprenant qu'il a affaire à quelqu'un qui est au bord de la crise de nerfs, il s’écrase et m’emmène à bon port. Une fois arrivé, je ne peux m’empêcher de le traiter de cheater devant tout le monde, au grand amusement de ses compatriotes. Et puis je m’écroule dans le dortoir. Je dormirais bien deux ou trois jours d’affilée, sauf que la frontière indo-pakistanaise n’est ouverte que le matin. Si je n’y suis pas à midi le lendemain, je suis bon pour rater mon avion. Je passe une nuit épouvantable : je suis réveillé toutes les heures par un impérieux besoin d’aller vider mes tripes aux toilettes et la fièvre ne cesse de monter. Lors de l’une de ces expéditions, vers quatre heures du matin, je dois avoir dans les 39 ou 40° parce que j’ai l’impression d’être sous acide. Le spectacle du temple dans la nuit, avec les pèlerins qui dorment partout par terre, prend alors des allures d’hallucination (je vois littéralement l'image vibrer).

Défendre la vérité est une chose. Accepter le réel en est une autre. Accepter le réel, c'est accepter que des gens me haïssent et parvenir à en sourire (même si je décide par ailleurs de m'opposer à eux). Accepter le réel, c'est accepter que la fille aux yeux de miel n'est pas amoureuse de moi et en sourire. Cela semble impossible, et pourtant c'est là que se trouve la seule et unique vérité universelle. La seule et unique clé du bonheur qui s'offre à nous. « Tout est son contraire ». C'est ça, le sens de cette phrase : il m'appartient de transformer ce qui est douloureux en quelque chose d'indolore. Il m'appartient de transformer ce qui me semble indispensable en quelque chose de superflu. Alors, peut-être, serai-je vraiment heureux. Accepter le réel pour ce qu'il est : neutre. Dix ans plus tard, je travaille encore à appliquer ce principe et je réalise qu’à bien y songer, j’ai bel et bien eu une « révélation » en Inde… Mais elle était si peu spectaculaire que je ne m’en suis pas rendu compte !

En attendant, j'ai un avion à prendre le lendemain et pour cela, une frontière à traverser avant midi. Dans mon état de semi-délire, l'affaire n'est pas gagnée…


Prochaine expérience : The Long Way Home Experience (Pt. 2).

8 commentaires:

Élaine Germain a dit…

Trèstrès beau texte, fourmillant et si juste sur tant de points! Quel bonheur de lire ce long voyage existentiel... Merci...

inta a dit…

Je te lis mais je ne commente pas, rien à dire parfois, juste prendre et se barrer en douce, c'est pas bien, mais c'est mon slogan..;-)))

babaob a dit…

je lis tes chroniques depuis un moment et je dois avouer que ça m'aide vraiment a y voir plus clair !! merci beaucoup !

Claude Curutchet a dit…

Un délice ! C'est vérité. Merci Shaomi.

Cachou a dit…

Faut faire attention avec l'acceptation, ça tue la révolte .....

Marie-Cécile M a dit…

Je crois que je vais tout imprimer, du 1 au 18, et lire cet intéressant récit de voyage les yeux au repos. Excuse, j'ai du mal à lire si long sur écran, mais ça me plait vraiment, cette expérience.

Nuit de soie a dit…

Tu as trouvé la bonne définition du réel : neutre, ou ce qui est vrai dépouillé de l'interprétation subjective du sujet. Ce qui est déjà pas mal ! Ce qui m'a beaucoup touchée dans ton récit, c'est ce geste que tu as eu envers ce pauvre hère en lui posant la main sur l'épaule, et s'il n'a pu en saisir la compassion, c'est que le réel pour lui est sans pitié. Mais je n'en doute pas, la vérité de ce geste lui est parvenue, au delà de sa souffrance imposée par le réel. Une rencontre manquée à cause de deux réalités complètement différentes, peut-être, mais pas tout à fait, j'en suis sure.

Patatartiner a dit…

Ben, elle me parait tout sauf anodine, cette révélation indienne !
Comprendre et accepter le fait que la perception de la vérité soit un matériau neutre, une page blanche sur laquelle chacun appose sa vision subjective, c'est assez énorme !
Et pour le coup, il avait raison le hippie perché : c'est un cycle neuf qui s'ouvrait pour toi, suite à ça ;)

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