2 octobre 2011

The India Experience - 9/ The Jaisalmer Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Pushkar Experience (Pt. 3).


23 février 2001 - 26 février 2001 : The Jaisalmer Experience, Jaisalmer (Rajasthan)

Jusque-là, j’étais en fait assez renfermé sur moi-même. Besoin d’intérioriser, de me reposer des êtres humains, de m’habituer à cet environnement nouveau. Dans le bus qui m’entraîne vers Jaisalmer, je décide qu’il est temps de m’ouvrir davantage aux gens. Je sympathise donc avec mes compagnons de voyage, surtout Rotem, un Allemand avec qui je resterai en contact par la suite.

Jaisalmer est une petite ville fortifiée, à proximité de la frontière pakistanaise. Rotem et moi choisissons l’hôtel Anurag, tenu par des musulmans aux surnoms inoubliables (« Thomas Cook », « Fried Chicken »…). Le prix des chambres est ridiculement bas, mais il est une option moins chère encore : dormir à la belle étoile, sur le toit-terrasse. Là, j'adopte en guise de lit une sorte de banc. J'y connaîtrai deux réveils brusques. La première nuit, Rotem débarque complètement paniqué, me supplie de l'aider. Je me demande s’il s’est fait piquer par un scorpion ou quoi, mais en fait il tape juste un bad trip, à cause d’une violente et fiévreuse gastro-entérite. Je le rassure : il ne va pas mourir cette nuit. Je lui refile en bonus un Doliprane et du Smecta. Plus tard, je me retourne dans mon sommeil et m'écrase un mètre plus bas, sur le sol bétonné. Cette expérience fort douloureuse me convainc de m'installer par terre.

Jaisalmer est une cité pleine de vie, grouillante de touristes et d'Indiens affairés, aussi j'y rencontre tout un tas de gens. Il y a cette Américaine qui a décidé d’offrir six mois de voyage en Inde à ses filles Simone (six ans), Brownwin (huit ans) et Mistral (dix ans), avec l’aval du papa et la conviction qu’elles « apprendront davantage ici qu’à l’école ». Les gamines, en effet, sont incroyablement éveillées pour leur âge. Elles copinent beaucoup avec les enfants indiens. Eux, je les aperçois dans les arrière-boutiques, passionnés par des jeux vidéo : des vieux jeux des années 80 en 8 bits, sur des consoles d'époque ! Il y a aussi les innombrables marchands, qui veulent tous m'offrir le chai. J'annonce dès le départ que je n'achèterai rien et je passe aussitôt de la catégorie « portefeuille sur pattes » à la catégorie « personne avec qui l’on discute pour le plaisir de discuter ». Nous papotons ainsi des heures durant. Ils m’expliquent leurs vies, leurs familles, leurs mariages, leurs espoirs, leurs craintes. J'en fais autant. Nous goûtons à ces échanges culturels avec une curiosité réciproque. Nous médisons ensemble sur les vieux touristes, qui visitent l’Inde comme on visite un zoo. Je les vois faire : ils défilent dans les boutiques en s’offusquant des prix « exorbitants » de marchandises qu'ils paieraient dix à vingt fois plus cher dans leur pays d’origine ! Les Français, comme par hasard, sont les pires.

J'aborde à chaque fois la question du mariage arrangé. Mes interlocuteurs ne vivent pas cela comme une contrainte. D'une part, pour eux cela est normal : la vie est ainsi faite et c'est intégré dès le plus jeune âge. D'autre part, ils font aveuglément confiance à leurs parents, qui choisiront (ou ont déjà choisi) une partenaire de qualité. Le concept de mariage arrangé est une abomination pour nous autres Européens mais il a sa logique. D'abord cette idée que les parents, plus expérimentés, font un choix plus sage que ne le pourrait leur jeune progéniture. Mais surtout, le mariage à l'indienne procède d'une vision de l'amour radicalement différente de la nôtre. La passion, m'explique-t-on, n'a rien de bon. Elle se consume et s'éteint. Elle condamne à une vie de désillusions. L'amour est quelque chose qui se construit sur la durée, un sentiment qui se consolide progressivement. Les couples indiens, qui se découvrent au jour des épousailles, apprennent donc à s'aimer au fil des années, et cela fait des couples plus heureux, du moins est-ce la théorie (en pratique c'est évidemment moins miraculeux). Le mariage arrangé disparaîtra tôt ou tard ici comme il a disparu ailleurs, mais l'idée de cet amour qui se construit pas à pas me plaît. En Europe, nous sommes passé d'un extrême à l'autre en l'espace de deux générations. Ça n'est pas nécessairement plus brillant. Nous consommons de l'histoire d'amour. On rencontre un(e) inconnu(e), on se précipite dans ses bras, on passe des présentations au sexe en une ou deux soirées et le lendemain on forme un couple. À chaque nouvelle relation, nous jurons à notre entourage que cette fois c'est la bonne, qu'il ou elle est formidable, que nous sommes fous d'amour. Au bout de quelques semaines, quelques mois, plus rarement quelques années, c'est la débâcle. On se déchire, puis on se sépare, non sans maudire celui ou celle que nous encensions auparavant. J'avais lu que l'homme est un « monogame à répétitions », que ce nouveau paradigme correspond à notre nature comportementale. C'est peut-être vrai, mais alors pourquoi passer par tant de violence affective, pleurer tant de larmes ? Je dis cela et je fais comme tout le monde… Mais cette idée d'apprendre longuement à se connaître, de laisser les sentiments s'installer, me paraît sensée. Je me demande s'il est possible de la mettre en pratique dans le contexte de la frénésie française…

Un autre de ces boutiquiers me demande si j'ai un walkman. J'en ai un, mais je viens de le casser. Certain de parvenir à le réparer, il m'offre deux taies de coussin en échange. Ces taies sont très jolies, c'est un travail délicat, ornementé avec soin. Alors je file chercher mon walkman et repars satisfait de la transaction. Fried Chicken me dit que je me suis fait arnaquer. Peut-être, mais ce genre de taies valent bien cent balles pièce en France, et mon walkman pourri (et cassé) m'a coûté cent balles : j'estime m'en tirer à bon compte…

Je dois aussi m'organiser pour la Desert Experience. Je sais désormais que je ne peux transporter de l’eau que pour cinq jours. Et que je ne suis pas capable d’aller suffisamment loin à pieds pour m’isoler totalement. Il me faut donc un chameau ! Les safaris de chameaux sont ici chose courante. J'ai donc en tête de profiter d'un safari pour me faire conduire et déposer quelque part où l’on me fichera la paix, et de m'y faire récupérer dix jours plus tard. J’en parle à deux ou trois agences : toutes refusent. On m'affirme comme à Pushkar que je suis fou à lier, que je vais me faire attaquer par des voleurs ou mordre par un serpent. Un seul veut bien céder, mais à condition que son neveu, un adolescent de treize ans, reste avec moi pour ma « protection » (!). Je refuse fermement malgré tous ses arguments (« il restera à l’écart », « il ne parlera pas avec toi »). En dehors d'une authentique et totale solitude, l'expérience n'a aucun intérêt. Ce sont finalement les gens de mon hôtel qui se laissent convaincre.

Thomas Cook, le camel driver de l’hôtel, me permet de résoudre le problème majeur de l’alimentation. Étant donné qu'il est impossible de conserver du Laxmi Bread au soleil pendant dix jours (et puis j'en ai jusque-là du Laxmi Bread !), je dois cuisiner. Cook le bien nommé m’explique donc comment faire du feu avec des branches sèches (le Thar n’est pas le Sahara, il y a des buissons çà et là). Il me suffit de protéger mon foyer du vent, avec un cercle de cailloux, qui servira en outre de support pour ma casserole. Nous allons ensemble acheter du riz, du dahl, du sel, de l’huile, une casserole, une assiette, une cuillère à soupe et une fourchette, et me voilà équipé ! L'hôtel me fait également rédiger une attestation : ils ne sont pas responsables de moi entre le moment où ils me posent et le moment où ils me reprennent. À force d’entendre les Indiens s’exclamer que je cours au suicide, je m'arrange avec Rotem : s'il n’a pas de mes nouvelles par email d'ici deux semaines, il devra contacter ma famille en France et les autorités ici.

Je m'endors serein. Je me suis rouvert aux autres comme je le souhaitais, et je vais enfin réaliser mon rêve de désert. Si d'aventure je dois y laisser ma peau, comme on me l'a tant prédit en France et ici, ma foi… J'aime autant mourir dans le désert qu'ailleurs…


Prochaine expérience : The Desert Experience (Pt. 1).

14 commentaires:

Leeza a dit…

J'ai énormément apprécié cette histoire. Merveilleusement dit.

Élaine Germain a dit…

Wawh! Ton récit me fascine totalement! J'ai TROP hâte de te lire au dés(s)ert!

hu=man a dit…

De très belles aventures !!! ♥♥♥

Anonyme a dit…

je t'envoi tout pleins de tendres bibises, chui moins présent sur le net, sauf en coup d'vent, mais j'aime prendre le temps de lire et de vivre les récits de tes beaux voyages ! ** ! bibiiises ! smmmmouak ! ♥♥♥

iphone6 a dit…

salut des superbes blogs bonne continuation

Claude Curutchet a dit…

Un texte toujours aussi riche et vivant ... Un vrai régal pour une folle à lier !

Mauron a dit…

Ah, les mariages arrangés! J'ai connu ça aussi en Chine, et les bonnes âmes qui vous présentent des ami(e)s ayant âge ou fortune, ou niveau culturel en rapport. Ils sont possibles dans des sociétés ou masculin et féminin sont très séparés, où on ne peut fréquenter un homme ou une femme sans avoir la permission expresse des parents... Difficile à envisager dans nos sociétés individualistes. Mais ils n'empêchent pas la passion ni l'amour, ni le désamour, ni la haine. Tout dépend de l'attitude des partenaires, de leurs complexions et de plein d'autres choses. Vivre l'autre plutôt que de le rêver à son image, cela n'est pas propre aux couples arrangés!

Claude Hersant a dit…

Rencontres et expérience de désert programmée. Ça fait un tout.
J'ai aussi dormi par terre sous le ciel sur des toits en terrasses en béton (mais il y a longtemps !) au moyen orient, mieux que sur un matelas confortable. Ton choix du banc n'était pas judicieux :) .

nidjitt a dit…

je vais me balader sur gougeule map en lisant tes textes.....très jolis tableaux :

Cachou a dit…

Le mariage arrangé me paraît quand même un peu déséquilibré, non ? Car enfin, l'homme pourra toujours aller se consoler dans quelques bras ou dans quelques bars, mais la femme, elle ? ... Attachée à son homme et à son foyer, puis à ses gosses et à ses corvées, qu'est ce qui va la réconforter ? Quelle issue pour elle ?
En tous cas, ces confrontations culturelles sont forcément riches, ne fussent que parce qu'elles nous incitent à requestionner nos propres usages ....

Nuit de soie a dit…

Faire du feu, j'en ai appris l'art dans ma jeunesse. cet apprentissage devrait faire partie de toute bonne éducation, ainsi que savoir nager et s'orienter selon les points cardinaux. Quand au mariage arrangé, le hasard parfois remplit très bien le rôle d'entre-metteur !

Patatartiner a dit…

Le consumérisme est partout oui, même dans ce qui ne s'achète en théorie pas...
Tu le dis si bien : "nous consommons de l'histoire d'amour" comme de tout ces objets mis en vitrine et sublimés pour nous pousser à vouloir les posséder...
Peut-être que le vraie sagesse est d'accepter la péremption de ce sentiment qu'est la passion et d'apprendre à ne vivre qu'avec cet amour qui nait du quotidien ?
Après tout, on a déjà l’immense privilège de pouvoir choisir celui qui vivra avec nous, à nous de cultiver cet avantage !

Claude Curutchet a dit…

Quel bonheur de te relire ! Merci Shaomi pour le voyage vivant et coloré.

Jolene Vigan a dit…

Ça donne envie de lire la suite... J'ai commencé d'ailleurs ;)

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