Premier
voyage en Inde, février-mars 2001.
23
février 2001 - 26 février 2001 : The
Jaisalmer Experience,
Jaisalmer (Rajasthan)
Jusque-là,
j’étais en fait assez renfermé sur moi-même. Besoin
d’intérioriser, de me reposer des êtres humains, de m’habituer
à cet environnement nouveau. Dans le bus qui m’entraîne vers
Jaisalmer, je décide qu’il est temps de m’ouvrir davantage aux
gens. Je sympathise donc avec mes compagnons de voyage, surtout
Rotem, un Allemand avec qui je resterai en contact par la suite.
Jaisalmer
est une petite ville fortifiée, à proximité de la frontière
pakistanaise. Rotem et moi choisissons l’hôtel Anurag, tenu par
des musulmans aux surnoms inoubliables (« Thomas Cook »,
« Fried Chicken »…). Le prix des chambres est
ridiculement bas, mais il est une option moins chère encore :
dormir à la belle étoile, sur le toit-terrasse. Là, j'adopte en
guise de lit une sorte de banc. J'y connaîtrai deux réveils
brusques. La première nuit, Rotem débarque complètement paniqué,
me supplie de l'aider. Je me demande s’il s’est fait piquer par
un scorpion ou quoi, mais en fait il tape juste un bad
trip, à
cause d’une violente et fiévreuse gastro-entérite. Je le
rassure : il ne va pas mourir cette nuit. Je lui refile en bonus
un Doliprane et du Smecta. Plus tard, je me retourne dans mon sommeil
et m'écrase un mètre plus bas, sur le sol bétonné. Cette
expérience fort douloureuse me convainc de m'installer par terre.
Jaisalmer
est une cité pleine de vie, grouillante de touristes et d'Indiens
affairés, aussi j'y rencontre tout un tas de gens. Il y a cette
Américaine qui a décidé d’offrir six mois de voyage en Inde à
ses filles Simone (six ans), Brownwin (huit ans) et Mistral (dix
ans), avec l’aval du papa et la conviction qu’elles « apprendront
davantage ici qu’à l’école ». Les gamines, en effet, sont
incroyablement éveillées pour leur âge. Elles copinent beaucoup
avec les enfants indiens. Eux, je les aperçois dans les
arrière-boutiques, passionnés par des jeux vidéo : des vieux
jeux des années 80 en 8
bits, sur
des consoles d'époque ! Il y a aussi les innombrables
marchands, qui veulent tous m'offrir le chai.
J'annonce dès le départ que je n'achèterai rien et je passe
aussitôt de la catégorie « portefeuille sur pattes » à
la catégorie « personne avec qui l’on discute pour le
plaisir de discuter ». Nous papotons ainsi des heures durant.
Ils m’expliquent leurs vies, leurs familles, leurs mariages, leurs
espoirs, leurs craintes. J'en fais autant. Nous goûtons à ces
échanges culturels avec une curiosité réciproque. Nous médisons
ensemble sur les vieux touristes, qui visitent l’Inde comme on
visite un zoo. Je les vois faire : ils défilent dans les
boutiques en s’offusquant des prix « exorbitants » de
marchandises qu'ils paieraient dix à vingt fois plus cher dans leur
pays d’origine ! Les Français, comme par hasard, sont les
pires.
J'aborde
à chaque fois la question du mariage arrangé. Mes interlocuteurs ne
vivent pas cela comme une contrainte. D'une part, pour eux cela est
normal : la vie est ainsi faite et c'est intégré dès le plus
jeune âge. D'autre part, ils font aveuglément confiance à leurs
parents, qui choisiront (ou ont déjà choisi) une partenaire de
qualité. Le concept de mariage arrangé est une abomination pour
nous autres Européens mais il a sa logique. D'abord cette idée que
les parents, plus expérimentés, font un choix plus sage que ne le pourrait leur
jeune progéniture. Mais surtout, le mariage à l'indienne procède
d'une vision de l'amour radicalement différente de la nôtre. La
passion, m'explique-t-on, n'a rien de bon. Elle se consume et
s'éteint. Elle condamne à une vie de désillusions. L'amour est
quelque chose qui se construit sur la durée, un sentiment qui se
consolide progressivement. Les couples indiens, qui se découvrent au
jour des épousailles, apprennent donc à s'aimer au fil des années,
et cela fait des couples plus heureux, du moins est-ce la théorie
(en pratique c'est évidemment moins miraculeux). Le mariage arrangé disparaîtra tôt ou tard ici comme il a disparu ailleurs, mais l'idée
de cet amour qui se construit pas à pas me plaît. En Europe, nous
sommes passé d'un extrême à l'autre en l'espace de deux
générations. Ça n'est pas nécessairement plus brillant. Nous
consommons
de l'histoire d'amour. On rencontre un(e) inconnu(e), on se précipite
dans ses bras, on passe des présentations au sexe en une ou deux
soirées et le lendemain on forme un couple.
À chaque nouvelle relation, nous jurons à notre entourage que cette
fois c'est la bonne,
qu'il ou elle est formidable, que nous sommes fous d'amour. Au bout
de quelques semaines, quelques mois, plus rarement quelques années,
c'est la débâcle. On se déchire, puis on se sépare, non sans
maudire celui ou celle que nous encensions auparavant. J'avais lu que
l'homme est un « monogame à répétitions », que ce
nouveau paradigme correspond à notre nature comportementale. C'est
peut-être vrai, mais alors pourquoi passer par tant de violence
affective, pleurer tant de larmes ? Je dis cela et je fais comme
tout le monde… Mais cette idée d'apprendre longuement à se
connaître, de laisser les sentiments s'installer, me paraît sensée.
Je me demande s'il est possible de la mettre en pratique dans le
contexte de la frénésie française…
Un
autre de ces boutiquiers me demande si j'ai un walkman. J'en ai un,
mais je viens de le casser. Certain de parvenir à le réparer, il
m'offre deux taies de coussin en échange. Ces taies sont très
jolies, c'est un travail délicat, ornementé avec soin. Alors je
file chercher mon walkman et repars satisfait de la transaction.
Fried Chicken me dit que je me suis fait arnaquer. Peut-être, mais
ce genre de taies valent bien cent balles pièce en France, et mon
walkman pourri (et cassé) m'a coûté cent balles : j'estime
m'en tirer à bon compte…
Je
dois aussi m'organiser pour la Desert
Experience.
Je sais désormais que je ne peux transporter de l’eau que pour
cinq jours. Et que je ne suis pas capable d’aller suffisamment loin
à pieds pour m’isoler totalement. Il me faut donc un chameau !
Les safaris de chameaux sont ici chose courante. J'ai donc en tête
de profiter d'un safari pour me faire conduire et déposer quelque
part où l’on me fichera la paix, et de m'y faire récupérer dix
jours plus tard. J’en parle à deux ou trois agences : toutes
refusent. On m'affirme comme à Pushkar que je suis fou à lier, que
je vais me faire attaquer par des voleurs ou mordre par un serpent.
Un seul veut bien céder, mais à condition que son neveu, un
adolescent de treize ans, reste avec moi pour ma « protection »
(!). Je refuse fermement malgré tous ses arguments (« il
restera à l’écart », « il ne parlera pas avec toi »).
En dehors d'une authentique et totale solitude, l'expérience n'a
aucun intérêt. Ce sont finalement les gens de mon hôtel qui se
laissent convaincre.
Thomas
Cook, le camel
driver de
l’hôtel, me permet de résoudre le problème majeur de
l’alimentation. Étant donné qu'il est impossible de conserver du
Laxmi Bread au soleil pendant dix jours (et puis j'en ai jusque-là
du Laxmi Bread !), je dois cuisiner. Cook le bien nommé
m’explique donc comment faire du feu avec des branches sèches (le
Thar n’est pas le Sahara, il y a des buissons çà et là). Il me
suffit de protéger mon foyer du vent, avec un cercle de cailloux,
qui servira en outre de support pour ma casserole. Nous allons
ensemble acheter du riz, du dahl, du sel, de l’huile, une
casserole, une assiette, une cuillère à soupe et une fourchette, et
me voilà équipé ! L'hôtel me fait également rédiger une
attestation : ils ne sont pas responsables de moi entre le
moment où ils me posent et le moment où ils me reprennent. À
force d’entendre les Indiens s’exclamer que je cours au suicide,
je m'arrange avec Rotem : s'il n’a pas de mes nouvelles par email
d'ici deux semaines, il devra contacter ma famille en France et les
autorités ici.
Je
m'endors serein. Je me suis rouvert aux autres comme je le
souhaitais, et je vais enfin réaliser mon rêve de désert. Si
d'aventure je dois y laisser ma peau, comme on me l'a tant prédit en
France et ici, ma foi… J'aime autant mourir dans le désert
qu'ailleurs…
Prochaine
expérience : The Desert Experience (Pt. 1).
14 commentaires:
J'ai énormément apprécié cette histoire. Merveilleusement dit.
Wawh! Ton récit me fascine totalement! J'ai TROP hâte de te lire au dés(s)ert!
De très belles aventures !!! ♥♥♥
je t'envoi tout pleins de tendres bibises, chui moins présent sur le net, sauf en coup d'vent, mais j'aime prendre le temps de lire et de vivre les récits de tes beaux voyages ! ** ! bibiiises ! smmmmouak ! ♥♥♥
salut des superbes blogs bonne continuation
Un texte toujours aussi riche et vivant ... Un vrai régal pour une folle à lier !
Ah, les mariages arrangés! J'ai connu ça aussi en Chine, et les bonnes âmes qui vous présentent des ami(e)s ayant âge ou fortune, ou niveau culturel en rapport. Ils sont possibles dans des sociétés ou masculin et féminin sont très séparés, où on ne peut fréquenter un homme ou une femme sans avoir la permission expresse des parents... Difficile à envisager dans nos sociétés individualistes. Mais ils n'empêchent pas la passion ni l'amour, ni le désamour, ni la haine. Tout dépend de l'attitude des partenaires, de leurs complexions et de plein d'autres choses. Vivre l'autre plutôt que de le rêver à son image, cela n'est pas propre aux couples arrangés!
Rencontres et expérience de désert programmée. Ça fait un tout.
J'ai aussi dormi par terre sous le ciel sur des toits en terrasses en béton (mais il y a longtemps !) au moyen orient, mieux que sur un matelas confortable. Ton choix du banc n'était pas judicieux :) .
je vais me balader sur gougeule map en lisant tes textes.....très jolis tableaux :
Le mariage arrangé me paraît quand même un peu déséquilibré, non ? Car enfin, l'homme pourra toujours aller se consoler dans quelques bras ou dans quelques bars, mais la femme, elle ? ... Attachée à son homme et à son foyer, puis à ses gosses et à ses corvées, qu'est ce qui va la réconforter ? Quelle issue pour elle ?
En tous cas, ces confrontations culturelles sont forcément riches, ne fussent que parce qu'elles nous incitent à requestionner nos propres usages ....
Faire du feu, j'en ai appris l'art dans ma jeunesse. cet apprentissage devrait faire partie de toute bonne éducation, ainsi que savoir nager et s'orienter selon les points cardinaux. Quand au mariage arrangé, le hasard parfois remplit très bien le rôle d'entre-metteur !
Le consumérisme est partout oui, même dans ce qui ne s'achète en théorie pas...
Tu le dis si bien : "nous consommons de l'histoire d'amour" comme de tout ces objets mis en vitrine et sublimés pour nous pousser à vouloir les posséder...
Peut-être que le vraie sagesse est d'accepter la péremption de ce sentiment qu'est la passion et d'apprendre à ne vivre qu'avec cet amour qui nait du quotidien ?
Après tout, on a déjà l’immense privilège de pouvoir choisir celui qui vivra avec nous, à nous de cultiver cet avantage !
Quel bonheur de te relire ! Merci Shaomi pour le voyage vivant et coloré.
Ça donne envie de lire la suite... J'ai commencé d'ailleurs ;)
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