J’ai beaucoup entendu critiquer ce film dans mon entourage comme dans les médias : on reproche clairement à Michael Moore son manque d’objectivité, sa manipulation constante des images, reproche qui me semble hors de propos si l’on considère le contexte tant de Fahreinheit 9/11 en particulier que du documentaire en général.
Le documentaire accède en effet de plus en plus souvent aux salles de cinéma, et ce phénomène n’est pas, à mon sens, sans lien avec le fait qu’une certaine génération de « documentaristes » se considèrent davantage comme des cinéastes au sens classique du terme que comme de simples témoins de la réalité.
Cette évidence m’est d’abord apparu par le biais de Chloé Scialom et Nicolas Lebras, deux amis dont le film Qui ça ? Personne a été diffusé lors du festival Garden Freaks. Le programmer fut avant tout pour moi l’occasion de le découvrir : j’ai parlé deux années durant de ce « documentaire » sur la Bosnie avec ses créateurs, sans l’avoir vu. Et si j’ai décidé pourtant de l’inscrire dans un festival dédié à la création artistique, c’est précisément parce que la démarche de ses auteurs (démarche que je me garderai bien de formuler à leur place) était définitivement d’ordre artistique : non pas restituer une certaine réalité, mais une expérience personnelle et subjective de celle-ci. Dès-lors, on sort de la sphère du documentaire, où alors Las Vegas Parano (le livre) est un documentaire (oui, je sais, le journalisme gonzo et tout ça, mais enfin c'est quand même, au bout du compte, de littérature qu'il s'agit).
Il suffit également de jeter un coup d’œil au sublime « documentaire » de Rithy Panh, Les gens d’Angkor (diffusé sur Arte cet hiver) : il est vrai que je l’ai découvert dans un état un peu particulier, puisqu’au lendemain d’une nuit blanche, mais enfin bon… toujours est-il que j’en suis sorti bouleversé, la larme à l’œil, et avec le sentiment d’avoir vu un grand moment d’ART, pour ne pas dire un grand chef d’œuvre du cinéma.
Ceci étant, à présent que nous sommes sorti d'une vision « documentaire animalier » de Fahreinheit 9/11, ajoutons que qui a vu plusieurs films de Moore ne peut douter du fait qu'il a constamment un discours idéologique, donc un point de vue, donc une vision, et nul désir d'être objectif. Qui songerait à reprocher au Manifeste du Parti Communisme ou à Mein kampf de manquer d'objectivité ?! Disons-le donc clairement : oui, Fahreinheit 9/11 est une suite d’images manipulées, remontées et enchaînées de manière à influer sur l'opinion du spectateur. Non, Fahreinheit 9/11 n’est pas au dessus de tous soupçons quant à la véracité absolue des informations qu’il nous donne, en ce sens qu’elles nous sont livrées dans un certain contexte et pas dans un autre. Non, Moore ne nous parle pas de la reproduction des abeilles ni même de la Seconde Guerre Mondiale : il nous parle du présent et, j’y reviendrai, son but est d’avoir une action sur ce présent. On est donc loin du documentaire, au sens où nous l’entendons généralement. On est dans le domaine du manifeste, du pamphlet, et c’est tout à fait autre chose (et peut-être aussi dans le domaine de l’art, mais c’est un autre débat).
Ce qui frappe dans ce film, c’est la manière dont Moore nous prend à l’affect : il nous fait rire avec ses bonnes blagues sur Bush et ses gros débiles de sbires, il nous fait pleurer en insistant lourdement (il le dit lui même, c’est épuisant) sur le visage de cette mère brisée par le décès de son fils G.I.… Là encore j’entends dire que c’est « facile », plus facile en tout cas que ne le serait une pure démonstration factuelle. En gros, on a l’impression que Moore cède à la facilité de l’émotion pour cacher le manque de solidité de son discours.
Raté.
Si vous avez vu le film, vous avez vu comment il démonte la machine de propagande Bushiste (ça se dit, « Bushiste » ?), comment il s’attaque à la façon dont le gouvernement américain a « spectacularisé » la peur de l’attentat, la peur des ennemis de l’Amérique ; et comment, en même temps, il a glorifié le patriotisme bas de gamme et la fierté d’appartenir à une nation qui se veut le garant mondial de la démocratie. La peur, le patriotisme : si ce n’est pas prendre les gens par l’affect, alors qu’on m’explique ce que c’est. Car ce que l’on a peut-être trop tendance à oublier, dans notre eurocentrisme anti-américain, c’est que Fahreinheit 9/11 est un film fait par un américain pour les américains. Moore se tape de convaincre une opinion mondiale déjà hostile aux Républicains, et qui de toute façon n’aura pas l’occasion de voter pour ou contre eux cet automne ! Ce qui préoccupe Moore, c’est de convaincre ses concitoyens qu’ils se sont fait rouler dans la farine, c’est de les faire voter Kerry. Or les américains, on l’a vu, si on veut les toucher il faut les attraper par les tripes, les faire rire et chialer, les faire rêver et les terroriser. Ça, Moore l’a très bien compris, et il a aussi compris que Bush et les siens sont très bons à ce jeu-là. Très, très bons. Alors, une fois n’est pas coutume, il faut combattre le feu par le feu, et c’est précisément ce que fait Fahreinheit 9/11. Résultat des courses : on obtient le « documentaire » qui, loin devant les autres, obtient les meilleures entrées jamais réalisées aux States pour un film de cette catégorie. Le premier objectif est atteint : le message a été entendu. Sera-t-il pour autant écouté ? Réponse dans quelques mois.
J’en terminerai en répondant à une dernière critique, à savoir que ce film ne nous apprend rien que nous ne savions déjà, et de fait est parfaitement inutile. Il est vrai que quiconque suit un chouïa l’actualité internationale était déjà parfaitement au courant que le seul but de cette guerre/colonisation était économique et plus spécialement « pétrolier », que l’Irak ne représentait de danger pour personne et n’avait rien à voir avec Al Quaida. C’est vrai : pour nous, et sans doute pour nombre d’Américains (ils ne sont quand même pas tous complètement idiots), ce film ne révèle rien d’extraordinaire. Pourtant, si vous êtes attentifs, vous remarquerez que, faute de preuves et prudence oblige, les journalistes les plus crédibles persistent à se demander si oui ou non, Bush et Blair ont menti sur le danger Irakien.
Alors je vous le demande : si moi, pauvre artiste lyonnais qui suit vaguement l’actualité, je savais déjà en mars 2003 que l’Irak ne disposait d’aucune arme de destruction massive… Si moi je le savais, comment voulez-vous que le président des États-Unis et le premier ministre anglais, avec leurs services secrets pour les tenir au courant, l’aient ignoré ? Et pourtant, partout, les spécialistes s'interrogent : « Bush et Blair ont-ils menti ? ».
Inutile, Fahreinheit 9/11 ?
Le documentaire accède en effet de plus en plus souvent aux salles de cinéma, et ce phénomène n’est pas, à mon sens, sans lien avec le fait qu’une certaine génération de « documentaristes » se considèrent davantage comme des cinéastes au sens classique du terme que comme de simples témoins de la réalité.
Cette évidence m’est d’abord apparu par le biais de Chloé Scialom et Nicolas Lebras, deux amis dont le film Qui ça ? Personne a été diffusé lors du festival Garden Freaks. Le programmer fut avant tout pour moi l’occasion de le découvrir : j’ai parlé deux années durant de ce « documentaire » sur la Bosnie avec ses créateurs, sans l’avoir vu. Et si j’ai décidé pourtant de l’inscrire dans un festival dédié à la création artistique, c’est précisément parce que la démarche de ses auteurs (démarche que je me garderai bien de formuler à leur place) était définitivement d’ordre artistique : non pas restituer une certaine réalité, mais une expérience personnelle et subjective de celle-ci. Dès-lors, on sort de la sphère du documentaire, où alors Las Vegas Parano (le livre) est un documentaire (oui, je sais, le journalisme gonzo et tout ça, mais enfin c'est quand même, au bout du compte, de littérature qu'il s'agit).
Il suffit également de jeter un coup d’œil au sublime « documentaire » de Rithy Panh, Les gens d’Angkor (diffusé sur Arte cet hiver) : il est vrai que je l’ai découvert dans un état un peu particulier, puisqu’au lendemain d’une nuit blanche, mais enfin bon… toujours est-il que j’en suis sorti bouleversé, la larme à l’œil, et avec le sentiment d’avoir vu un grand moment d’ART, pour ne pas dire un grand chef d’œuvre du cinéma.
Ceci étant, à présent que nous sommes sorti d'une vision « documentaire animalier » de Fahreinheit 9/11, ajoutons que qui a vu plusieurs films de Moore ne peut douter du fait qu'il a constamment un discours idéologique, donc un point de vue, donc une vision, et nul désir d'être objectif. Qui songerait à reprocher au Manifeste du Parti Communisme ou à Mein kampf de manquer d'objectivité ?! Disons-le donc clairement : oui, Fahreinheit 9/11 est une suite d’images manipulées, remontées et enchaînées de manière à influer sur l'opinion du spectateur. Non, Fahreinheit 9/11 n’est pas au dessus de tous soupçons quant à la véracité absolue des informations qu’il nous donne, en ce sens qu’elles nous sont livrées dans un certain contexte et pas dans un autre. Non, Moore ne nous parle pas de la reproduction des abeilles ni même de la Seconde Guerre Mondiale : il nous parle du présent et, j’y reviendrai, son but est d’avoir une action sur ce présent. On est donc loin du documentaire, au sens où nous l’entendons généralement. On est dans le domaine du manifeste, du pamphlet, et c’est tout à fait autre chose (et peut-être aussi dans le domaine de l’art, mais c’est un autre débat).
Ce qui frappe dans ce film, c’est la manière dont Moore nous prend à l’affect : il nous fait rire avec ses bonnes blagues sur Bush et ses gros débiles de sbires, il nous fait pleurer en insistant lourdement (il le dit lui même, c’est épuisant) sur le visage de cette mère brisée par le décès de son fils G.I.… Là encore j’entends dire que c’est « facile », plus facile en tout cas que ne le serait une pure démonstration factuelle. En gros, on a l’impression que Moore cède à la facilité de l’émotion pour cacher le manque de solidité de son discours.
Raté.
Si vous avez vu le film, vous avez vu comment il démonte la machine de propagande Bushiste (ça se dit, « Bushiste » ?), comment il s’attaque à la façon dont le gouvernement américain a « spectacularisé » la peur de l’attentat, la peur des ennemis de l’Amérique ; et comment, en même temps, il a glorifié le patriotisme bas de gamme et la fierté d’appartenir à une nation qui se veut le garant mondial de la démocratie. La peur, le patriotisme : si ce n’est pas prendre les gens par l’affect, alors qu’on m’explique ce que c’est. Car ce que l’on a peut-être trop tendance à oublier, dans notre eurocentrisme anti-américain, c’est que Fahreinheit 9/11 est un film fait par un américain pour les américains. Moore se tape de convaincre une opinion mondiale déjà hostile aux Républicains, et qui de toute façon n’aura pas l’occasion de voter pour ou contre eux cet automne ! Ce qui préoccupe Moore, c’est de convaincre ses concitoyens qu’ils se sont fait rouler dans la farine, c’est de les faire voter Kerry. Or les américains, on l’a vu, si on veut les toucher il faut les attraper par les tripes, les faire rire et chialer, les faire rêver et les terroriser. Ça, Moore l’a très bien compris, et il a aussi compris que Bush et les siens sont très bons à ce jeu-là. Très, très bons. Alors, une fois n’est pas coutume, il faut combattre le feu par le feu, et c’est précisément ce que fait Fahreinheit 9/11. Résultat des courses : on obtient le « documentaire » qui, loin devant les autres, obtient les meilleures entrées jamais réalisées aux States pour un film de cette catégorie. Le premier objectif est atteint : le message a été entendu. Sera-t-il pour autant écouté ? Réponse dans quelques mois.
J’en terminerai en répondant à une dernière critique, à savoir que ce film ne nous apprend rien que nous ne savions déjà, et de fait est parfaitement inutile. Il est vrai que quiconque suit un chouïa l’actualité internationale était déjà parfaitement au courant que le seul but de cette guerre/colonisation était économique et plus spécialement « pétrolier », que l’Irak ne représentait de danger pour personne et n’avait rien à voir avec Al Quaida. C’est vrai : pour nous, et sans doute pour nombre d’Américains (ils ne sont quand même pas tous complètement idiots), ce film ne révèle rien d’extraordinaire. Pourtant, si vous êtes attentifs, vous remarquerez que, faute de preuves et prudence oblige, les journalistes les plus crédibles persistent à se demander si oui ou non, Bush et Blair ont menti sur le danger Irakien.
Alors je vous le demande : si moi, pauvre artiste lyonnais qui suit vaguement l’actualité, je savais déjà en mars 2003 que l’Irak ne disposait d’aucune arme de destruction massive… Si moi je le savais, comment voulez-vous que le président des États-Unis et le premier ministre anglais, avec leurs services secrets pour les tenir au courant, l’aient ignoré ? Et pourtant, partout, les spécialistes s'interrogent : « Bush et Blair ont-ils menti ? ».
Inutile, Fahreinheit 9/11 ?