Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002
Expérience
précédente : The Guilin Experience.
Dacollage ici.
18
novembre 2002 – 24 novembre 2002 : The
Yangshuo Experience,
Yuangshuo (Guangxi)
Et
c'est là... que le cauchemar... commence...
Je
parviens à Yangshuo complètement épuisé en fin de matinée. Je me
trouve une place dans un dortoir d'une demi-douzaine de lits, rempli
à ras bords de touristes.
Yangshuo
me fait peu ou prou la même impression que Dali : le Lonely
Planet
dit que c'est un endroit fabuleux, plusieurs voyageurs m'en ont fait
les louanges, mais après Lijiang c'est complètement quelconque et
sans âme.
Il
est temps de mettre les points sur les i. J'adresse à ma princesse
un email où je lui fais part de mes inquiétudes et de mon
intuition. Je lui demande de me dire de quoi il retourne, de me
rassurer ou de m'annoncer une mauvaise nouvelle, mais de ne pas me
laisser dans cette incertitude pesante.
J'enchaîne
les terrasses et bois des litres de cafés, me sentant somme toute
plutôt bien en dépit du bordel qui s'annonce. Dans une semaine à
l'heure qu'il est, je serai dans l'avion. C'est très curieux cette
idée de retour. J'ai l'impression d'être parti depuis des années.
Je me sens si loin de ma vie là-bas... Déjà que j'étais paumé en
revenant de deux mois en Inde, ça risque d'être encore pire cette
fois-ci ! À
la fois, j'ai des tas de projets sur le feu, sans parler de ces problèmes d'appartement à régler dès mon retour ! Histoire
de me motiver, je consigne de nouvelles idées : je voudrais
bien que Da Boostemp compose un instru electro-bossanova, histoire
d'ajouter un titre un peu smooth
à notre répertoire. Et puis je repense à la proposition de mon ami
Martin Rodde : une performance lecture-duel de L'échelle
des anges
de Jodorowsky, accompagnée d'un match de catch et d'improvisation
musicales. Cette acte de démence, que Martin nomme Martin
& ses Antécédants Vs. Madcap & ses Newedenfreaks,
aura finalement lieu au ]Kraspek Myzik[ en 2006. Je ne me sens pas
encore tout à fait prêt pour cela, mais je me demande ce que
donnerait un duo entre nous, étant donné que marier son univers
chanson à mon univers electro est à peu près aussi incongru que de
prendre Reno Bistan comme guitariste (cf. mon rêve quelques semaines plus tôt). Et à la fois, il y a un point commun entre son travail
et le mien : une démesure, une folie douce qui nous caractérise
tous deux !
Je
bois mon énième café au milieu d'un capharnaüm : U2 d'un
côté, une compile Café
del Mar
de l'autre, et « un connard qui parcourt la rue en jouant de la
flûte au milieu ». Cette petite phrase anodine à propos d'un
flûtiste chinois prend la couleur d'une ironie douce-amère lorsque
l'on sait ce qui va se passer ensuite.
Je
continue d'arpenter le quartier piéton bondé de backpackers.
On m'aborde pour me louer un vélo, me vendre de l'herbe, me faire un
massage (et une pipe avec, sans doute), me montrer des
cadeaux-souvenirs, me faire faire une randonnée dans les campagnes
alentours et j'en passe... Le coin n'est pas désagréable mais tous
ces marchands de tapis me tapent sur le système. Je me demande par
quel miracle Lijiang, pourtant très touristique, échappe à ce
phénomène.
Installé
à une autre terrasse, celle du Happy Star Café, je continue de me
shooter à la caféine. Là, je formule pour la première fois l'idée
de vivre quelque temps en Asie, d'y donner des cours d'anglais ou de
français pour vivre si ma création littéraire ne me le permet pas.
Cette idée ne m'abandonnera plus jamais. Je songe aussi que la fille
aux yeux de miel m'a quitté parce que je n'étais pas assez léger
ni assez indépendant et la rouquine parce que j'étais trop léger
et trop indépendant. Je me demande où est la logique dans tout
ça... Je me demande aussi pourquoi
je suis en train de perdre ma princesse indienne... Je voudrais en
tout cas saupoudrer un peu de modération sur ce plat épicé qu'est
devenue ma vie. Mais cela est difficilement conciliable avec mon
métier d'artiste. L'art ne peut être que sauvage, déchaîné.
L'art se doit d'explorer les extrêmes. Mon défi, dans les années à
venir, sera de continuer à le faire dans mon travail, tout en
cessant de le faire dans ma vie.
Le
flûtiste chinois continue de déambuler dans le quartier, comme
décidé à me poursuivre d'un bar à l'autre. J'écris cette seconde
phrase prophétique, qui me fait hurler de rire avec le recul :
« Dieu sait que j'aimerais flinguer ce putain de flûtiste qui
vient me casser les couilles toutes les vingt minutes ! ».
Si
j'avais su...
En
lieu et place de tuer le flûtiste, j'entame une conversation avec
Sunny, la serveuse du café. Elle a à peu près mon âge. Elle porte
un léger blouson de cuir qui lui donne un air un peu rebelle.
Pourtant, de rebelle, elle n'a rien. Un peu timide, douce comme une
plume, souriante... Elle est belle comme un cœur, je la kiffe mais
je ne suis ni célibataire ni libre de rester ici.
Et
puis je vais m'écrouler dans mon dortoir et je pionce douze ou
treize heures. Dans un rêve, ma princesse indienne m'annonce qu'elle
m'a quitté pour un autre. C'est un rêve qui n'a rien de
surréaliste, c'est trop criant de vérité pour être ignoré.
Deuxième
journée à Yangshuo. Je me réveille aussi minable que si le rêve
avait été réel, et rien ne parvient à me libérer de la sensation
qu'il l'est. Au cyber-café, néant, pas un mot de ma princesse.
Alors d'un coup c'est comme un grand coup de poing dans ma gueule. Le
rêve était
réel. Je connais ma princesse, elle n'est pas du genre à quitter un
homme tout court. C'est comme un hurlement dans les bas-fonds de mon
subconscient : « arrête de te raconter des histoires, le
rêve était réel ».
Il est seize heures
vingt-huit. Ma princesse indienne m'a quitté pour un autre. Je
n'arrive pas à y croire, moins encore à comprendre comment je puis
en être si certain, mais je le suis. J'ignore ce qui se passe alors
dans mon organisme, quelle hormone toxique mon cerveau lui ordonne
soudainement de secréter mais mon corps est envahi d'une souffrance
physique assez indescriptible. Elle m'a quitté pour
un autre. C'est bien pire que
tout court.
Alors je m'écroule intérieurement, anéanti. Ce sentiment dépasse
tout ce que je pouvais imaginer lorsque j'évoquais l'idée de la
perdre. Tout ce que j'ai pu ressentir les autres fois, avec les
autres filles. Ravagé, dévasté, écorché, brûlé vif au napalm.
Comme
je reste sans voix devant mon cahier, à relire cette phrase
abominable que j'ai écrite dix fois au moins, mon esprit se met à
divaguer, irrationnel. Comment croire en quoi que ce soit, en qui que
ce soit, comment avoir confiance en l'être humain après cela ?
Ce n'est pas comme si notre histoire n'avait été qu'une
histoire. Il y a encore trois
semaines elle voulait faire sa vie avec moi, me demandait en mariage,
exigeait des fiançailles dès mon retour, parlait de porter mes
enfants, d'un karma qui nous aurait réunis après que la mort nous
ait séparée dans une vie antérieure ! Et puis finalement elle
me quitte pour n'importe quel type qu'elle vient de rencontrer !
Je sais même pas qui c'est, ce connard de merde ! Est-ce Seb,
le vendeur de chemises ? Non ! Elle ne me quitterait pas
pour un putain de vendeur de
chemises !
Jamais,
en vingt-six ans, je n'avais parlé mariage ni enfants avec aucune
fille, peu importe à quel point j'avais pu être amoureux. Jamais je
ne m'étais engagé de la sorte et voilà le résultat. Autant de
promesses foulée du pied, vas-y que je pisse dessus et m'en vais
baiser ailleurs ! Je voudrais pleurer mais je n'y parviens même
pas, je suis trop estomaqué ! Les gens n'ont-ils donc aucuns
principes, aucune parole, rien qui permette de se fier à eux
d'aucune manière ? Je me sens d'un coup seul au monde. Je ne
suis pas parfait, mais je m'efforce de faire ce que je dis et de dire
ce que je fais. Je voudrais quitter cet asile de fous. Je me sens
seul au monde parce que je viens de subir la trahison la plus éhontée
de ma vie d'adulte. Mais il y a pire. Je suis seul à
Yangshuo. Je suis seul en
Chine. Je ne peux pas écumer
les terrasses avec mes amis les plus proches pour me réconforter et
tenter d'y voir clair. Je suis seul à l'autre bout du putain de
monde et j'ai encore une semaine à tirer ! J'ai envie de hurler
mais je ne peux pas déballer le pire
drame de tous les temps à
des inconnus, encore moins leur pleurer dans les bras !
Bref,
je suis dans la merde.
Le
temps de reprendre un peu mes esprits, j'écris un long mail à ma
princesse pour lui faire part de mes sentiments, de mes peurs, de mon
engagement. Je ne peux rien faire de plus. Je ne peux pas lui dire
que je sais au risque de passer pour fou, juste lui parler du rêve
mais seulement comme d'un rêve.
Mais je perds mon temps. Je ne peux pas l'atteindre. Je suis
tellement épuisé déjà. Je ne crois pas parvenir à la récupérer.
Je dois accepter, me faire à l'idée, admettre que tout est foutu.
Je me reprends un peu, me dis que je survivrai. J'ai perdu ma
princesse indienne. Cette phrase a des sonorités insupportables.
Mais je survivrai. Je me jure de ne pas me morfondre pendant des
mois. Je me jure de surmonter ça. Je me jure d'être fort, et sage,
et... J'élabore tout un tas de théories qui puissent donner un sens
au fait de rencontrer l'âme-sœur et de la perdre aussi vite. Je
trouve quelques possibles explications. Je me sens un peu mieux
quelques instants. Je m'efforce de tenir les promesses que je me suis
faites l'autre soir, chez M. Ma. Je me souviens des enseignements
d'Ayn Rand et d'Arnaud Desjardins. Faire avec ce qui est. Accepter le
réel pour ce qu'il est...
Oh,
et puis à quoi bon ? Le réel, c'est que je souffre atrocement.
Il sera temps de guérir plus tard. Pour le moment la seule chose
qu'il faut accepter, si l'on veut être réaliste, c'est que je
souffre atrocement. Le voilà, le réel.
Alors,
comme je ne peux pas boire de thé en pleurant dans les bras de mes
amis, je bois de la bière avec des inconnus, jusqu'à être assez
défoncé pour pleurer et dormir. Je me lie d'amitié avec un jeune
Chinois, Johnson, qui enseigne l'anglais. Je passe la soirée avec
lui et ses amis. J'essaie de ne pas parler trop de mon problème,
quoi que me trouvant incapable de le leur dissimuler. Ils comprennent
et s'efforcent avec une relative efficacité de me changer les idées.
Nous rions, même. Après leur départ, je m'attarde dans le bar
parce que les serveuses ont mis un manga sous-titré en anglais. Je
passerai trois ans à chercher à retrouver ce dessin animé, qui
sortira finalement sur les écrans français en 2005 : il s'agit
de Pompoko.
Mais dans le sous-titrage de cette version-ci, les Tanukis sont –
allez savoir pourquoi – appelés Tabukis.
Je prends l'histoire en route et me laisse complètement happer. À
la fin du film, les Tabukis sont contraints de se déguiser en
humains, de vivre cachés parmi nous. Un Tabuki soudain en reconnaît
un autre dans une ruelle nocturne, reprend son apparence animale,
s'en va célébrer ses retrouvailles avec un petit groupe de ses
semblables. Dans l'ivresse, cette scène m'émeut en profondeur, me
renvoie à la solitude existentielle que je ressens au milieu de la
cruauté de mes semblables. Où sont mes semblables ? Où sont
cachés les autres Tabukis ? Je sanglote, aussi discrètement
que possible.
En
quittant le bar qui ferme, je me prends les pieds dans une marche et
m'éclate au sol, la tête la première. Je m'explose l'arcade
sourcilière gauche. Une semaine avant le départ brutal de la
rouquine, je chutai et m'explosai l'arcade sourcilière droite. Une
boucle se boucle. Tout le long du trajet vers l'hôtel, seul dans les
ruelles désertes, je pleure comme une madeleine en songeant que ma
princesse n'est pas une Tabuki et que j'ai tout perdu...
Je
nage en plein mélo mais se faire plaquer par une princesse indienne,
c'est très Bollywood au fond...
Prochaine
expérience : The Yanghuo Experience (Pt. 2).
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