Premier
voyage en Chine, septembre-novembre
2002.
16
septembre 2002 – 18 septembre 2002 : The
Ondorkhaan Experience,
Ondorkhaan (Mongolie).
Rien
ne se passera comme prévu ! Le plan, c'est me rendre dans la
petite ville d’Ondorkhaan et, à partir de là, de m’en aller
squatter la steppe sous ma tente, en allant me ravitailler en eau
tous les cinq jours. Il fait environ vingt-cinq degrés la journée
et quinze degrés la nuit, donc de ce côté-là tout va bien. Je
pars tôt le matin et passe dix heures dans un bus, au milieu d'un
paysage impressionnant de vacuité : ce n'est qu'une steppe qui
n'en finit pas, parsemée ça et là de quelques yourtes solitaires.
C'est grandiose. La route est tellement bumpy
que les routes indiennes me semblent plates en comparaison. Je suis
assis à côté de Kherlen, un Mongol trentenaire et, à l’aide de
mon phrasebook
anglais-mongol, nous parvenons à communiquer. À
midi, tout le monde avale du mouton bouilli dans une « yourte
routière » et je suis contraint de sacrifier au rituel du bol
de vodka. Une jeune Mongole obèse (encore une !) vomit
allègrement son déjeuner sur le sol du bus. Un peu avant notre
arrivée, Kherlen m’invite avec insistance à passer deux jours et
deux nuits dans sa ferme avant de me lancer dans mon Expérience de
la Steppe. J’accepte en songeant que c’est là une bonne occasion
de partager la vie quotidienne d’une famille mongole. Je suis loin
de me douter qu’en acceptant cette invitation, j’échappe à une
mort probable, du moins à une énorme
galère !
La
ferme de Kherlen se compose d’une petite maisonnette en bois qui
comporte la chambre des parents, la pièce commune et la chambre de
la petite, âgée de sept ans. Dans le jardin, une grosse yourte sert
de demeure aux grands-parents et aux deux frères. Les chiens dorment
dehors et à droite de la maisonnette, il y a l’enclos des vaches,
un puits et un autre enclos pour les chèvres et les moutons. La
famille est de toute évidence très pauvre et Kherlen me demande si
je peux contribuer de deux euros pour la nourriture, ce qui est dans
mes moyens. Personne ne parle anglais mais tout le monde m’accueille
avec chaleur, semble ravi de voir le chef de famille débarquer avec
cet étranger inattendu que l'on entoure des soins les plus
attentifs. La tradition mongole veut que lorsque l’on a un invité,
on tue un mouton spécialement pour lui, et c’est sans joie que le
presque-végétarien que je suis assiste de loin au rituel. La scène,
pourtant, n’a rien à voir avec les horribles images d’abattoir
que l’on connaît ici : Kherlen caresse la bête, l’allonge
doucement sur le sol et la retourne délicatement avant de l’égorger
d’un geste vif. Le mouton n’émet pas un signe de protestation,
ne subit aucune autre violence que l’égorgement en lui-même, et
c’est à peine s'il a un soubresaut avant de mourir. Non pour dire
que c’est agréable de se faire égorger, mais au moins l’animal
est-il ici traité avec douceur, respecté et non pas rudoyé,
bousculé, terrifié et traité comme une chose.
On me fait ensuite comprendre que la petite fille ira dormir dans la
yourte de manière à ce que je puisse occuper son lit. Je proteste,
fais comprendre que je dormirai volontiers par terre dans mon sac de
couchage mais personne ne veut rien entendre et je me retrouve
installé dans la chambre de la gosse.
Le
dîner est constitué de mouton bouilli et de pâtes. Lorsque j’ai
vidé mon bol, l’épouse de Kherlen m'y sert le thé, de sorte que
je me retrouve à le boire avec des petits morceaux de viande qui
flottent dedans. C’est un peu écœurant mais bon, je ne veux pas
être grossier alors je bois. Le dessert est une sorte de yaourt au
lait de chèvre, dont sont friands les Mongols. Puis on me convie à
regarder un peu la vieille télé en noir et blanc, dont l’image et
le son brouillés diffusent quelque programme incompréhensible.
À
peine me suis-je couché qu’un vent glacial déboule de Sibérie,
qui n'a aucun mal à s'infiltrer dans la baraque. Malgré ma
couverture, je me réveille frigorifié au petit matin. On me console
avec du riz au lait chaud et une espèce de gâteau de lait qui
ressemble à une omelette. Dehors il ne fait guère plus de cinq
degrés et je réalise que dans ces conditions, mon projet de camper
semble compromis. Kherlen me fait ensuite comprendre que les chèvres
(« yamaa ») sont parties pâturer au loin, et nous
passons plus de deux heures à parcourir la steppe à leur recherche.
Au bout d’un moment je réalise que Kherlen n’a vraiment aucune
idée de la direction
qu’elles ont pu prendre. Grâce au phrasebook,
je parviens à lui demander s’il sait si et quand elles vont
revenir et il hausse les épaules et souriant. Je le regarde effaré
en répétant « yamaa gone? », l’air de suggérer que
cela puisse être grave. Visiblement amusé, il me répond quelque
chose qui semble signifier que ça ne l’est pas, qu’elles
reviendront tôt ou tard. Je ne saurai jamais si elles sont revenues,
ni comment les Mongols s’y prennent pour retrouver leurs chèvres
dans pareille immensité, mais je trouve ça assez beau.
Le
déjeuner se compose, ô surprise, de mouton bouilli (et de pommes de
terres également bouillies), après quoi je m’en vais seul
parcourir la steppe dans le vent glacial. À
plusieurs kilomètres de la ferme, je trouve une petite colline sur
laquelle trônent quelques rochers, dont je sais trop s’ils ont été
installés là par l’homme ou la nature. Il y a quelque chose d’un
peu effrayant sur cette colline, que je ne parviens ni à définir ni
à expliquer, comme une présence.
Le vent est de plus en plus déchaîné et je rentre finalement en
catastrophe de ma randonnée, pour passer le reste de la journée en
compagnie de mes hôtes. C’est fou parce qu’à les voir faire,
force est de constater que l’activité principale d’une famille
mongole consiste à faire bouillir du mouton. Toute la journée. Ou à
la rigueur à le dépecer, ce que fait le grand-père avec passion,
grignotant çà-et-là un morceau de viande crue (il m'en offre
d'ailleurs mais je m'abstiens). Il y a une sorte de proximité
fusionnelle entre le Mongol et son mouton. La carcasse est d'ailleurs
entreposée dans la chambre des parents, à côté du lit !
Alors certes il fait froid mais ça pue quand même un peu
(d’ailleurs, de retour à Oulan-Bator, je constaterai que mes
vêtements empestent la carcasse de mouton). Me voyant souffrir du
froid, on se passe la main pour me chouchouter, on m’amène
couverture après couverture, on me sert du thé chaud sans arrêt.
Si je le pouvais, je me blottirais contre la marmite de mouton en
train de bouillir, unique source de chaleur de toute la maison. J’ai
un long échange avec le frère de Kherlen grâce au phrasebook,
et plein de subtiles complicités avec les différents membres de la
famille. Lorsque l’un d’eux me demande si la France est loin de
la Mongolie, je prends la mesure de leur maigre éducation. Mais leur
gentillesse est telle que ça n’a pas grande importance… À
ce sujet, et cela est embarrassant, la petite fille tient absolument
à m’offrir son petit Snoopy en peluche. Ça m’embête beaucoup
car des jouets, elle n’en a pas beaucoup. Mais d'un autre côté je
ne peux refuser sans l'insulter. Heureusement, je me souviens avoir
dans le fond d’une poche une petite chouette en plastique, que
j’avais emporté comme une sorte de porte-bonheur. Du coup
j’accepte le Snoopy et lui offre en retour la chouette, qui semble
la ravir (à vivre dans cette glacière, la pauvre enfant aura plus
besoin que moi d’un porte-bonheur). Snoopy empestera longtemps
l’odeur du mouton bouilli. Je l’ai encore aujourd’hui, cette
petite peluche. Je me demande si, quelque part en Mongolie, une jeune
fille de dix-neuf ans possède toujours une chouette en plastique,
offerte par un étranger du bout du monde…
Mais
le cauchemar climatique n’est pas terminé, et c’est là que l'on
va comprendre en quoi Kherlen m’a probablement sauvé la vie.
Sortant pour aller me soulager (les toilettes sont dans une petite
cabine en bois, au dehors), je constate qu’il neige !
Le dîner de mouton bouilli consommé, j’obtiens de dormir dans la
pièce principale plutôt que dans la chambre de la petite fille,
histoire de profiter aussi longtemps que possible de la chaleur du
feu (qui pourtant, déjà, est éteint).
Je
fais encore des cauchemars (ô épuration du voyage !) et le
dernier me réveille en sursaut. Il fait jour, et toute la famille
est déjà en train de s’agiter autour de moi. Dehors, il doit
faire moins cinquante et il y a vingt ou trente centimètres de neige
(les chiens, impassibles, dorment blottis les uns contre les autres).
Je réalise que si Kherlen ne m’avait pas invité, je serais
peut-être mort d’hypothermie sous ma tente ! Comme je n'ai
plus rien à faire ici, nous prenons une sorte de jeep-bus qui me
conduit à Ondorkhaan. De là, ce n’est pas en bus, mais à bord
d’une autre jeep, que je dois rentrer à Oulan-Bator. Kherlen
m’assure que mon sac est en sécurité dans la jeep et me traîne
en ville à droite à gauche pour faire Dieu sait quoi (je n’ai pas
tout compris : on va dans le hall d’une école primaire, puis
chez des gens qui lui donnent de la vaisselle, puis dans un collège
où il semble chercher quelqu’un qu'il ne trouve pas…). De retour
à la jeep, on se dit adieu, après quoi le véhicule fait dix fois
le tour de la ville, le temps de se remplir de sacs et de passagers.
Au bout du compte, on finit à dix dans le véhicule, écrasés les
uns contre les autres durant les sept heures que dure le trajet !