13 février 2015

Confluences 4 : Feng shui


Oui. 

Non. 

Je comprends. 

Écoute, à vrai dire moi aussi je me serais bien vautré sur le canapé, pour mater ton chick flick en se mordillant le popcorn. Mais là je suis pas disposé. Il y a trop d'inconséquences de partout, ça déborde. C'est toutes ces lampes : ça ne va pas ça ne marchera jamais. Je sais que ça partait d'une bonne intention après l'année épouvantable qu'on vient de passer, que tu avais de grands projets pour nous deux, du moins à compter du jour où l'on se serait installés ensemble. Tu allais me montrer, tu avais dit. Mais tu répartis mal la lumière. Ça ne marchera jamais, non.

Quoi ?

Cette stratégie, là. Ce truc de mettre toute la lumière dans le recoin. Je voulais bien essayer de vivre comme ça au début. Gratter les murs de la salle de bain pendant des journées entières pour arracher la peinture avec toi, et vivre dans le noir le reste du temps. Tu le sais pourtant que j'y ai mis de la bonne volonté, que j'ai pleuré en silence, toutes ces nuits, pour ne pas te déranger. Que j'ai, en fait, totalement arrêté de respirer. Mais là je peux plus. Et si ça continue, tu sais très bien comment ça va finir : je vais me taper la tête contre un mur jusqu'au sang et tu vas encore passer pour une folle ! 

Tu l'aurais bien cherché, en même

Non, ce n'est pas

Notre fenêtre temporelle est limitée, c'est essentiellement ça qui me préoccupe.

Oui, enfin mon calcul est le suivant : il nous reste peu de temps, je pense, avant que l'un de tes parents ne tombe malade et ne meure. Suite à cela, nous resterons avec celui qui reste. Puis seconde agonie et mort. Puis minimum trois ans pour vider, vendre les collections et la maison... Puis récupération, puis deuil, ça fait du quarante-cinq, cinquante ans je pense. La partie sera finie pour nous. Fin des festivités, exit, échec et mat, kaputt, game-over, fini le marché bio si tu vois ce que je veux dire.

Alors je pensais que le reste de la pièce... Oui, le reste. Tu le vois bien qu'on ne voit plus rien du tout ! Oui, je le sais que toi tu penses que ça suffit et que c'est ce recoin-là qui est important et que si nous nous épanouissions de ce côté-ci tout irait bien mais moi je te dis que non que la lumière il en faut un peu partout sinon on va continuer de se casser la gueule à longueur de journées et en plus il risque de se passer des trucs pas jolis jolis dans les recoins les plus glauques si tu vois ce que

Oui, je le sais que cette phrase était trop longue. Tu écoutes la moitié de ce que je te dis, alors si je mets des points partout, tu ne vas pas faire assez attention. 

Méfie-toi ma chérie, méfie-toi ! On a déjà fait beaucoup de choses crades toi et moi, sans parler des coups bas. Le petit garçon de café. La fille du vidéoclub. Les cadavres d'animaux. Je pense qu'on se rapproche du point de non-retour. Quoi la vaisselle ? Non je n'ai pas encore fini la vaisselle, ce n'est pas tellement

C'était mon nez, ça.

Je finirai la vaisselle plus tard. Oui, je sais. Non. Là j'essaie de te parler, je veux juste

Je sais qu'on ne laisse pas une vaisselle inachevée mais ça peut quand même attendre que

Surtout ne crie pas

Regarde, ce serait un peu comme ça qu'il faudrait faire, je vais t'expliquer. Non, je ne toucherai à rien, juré ! Je voudrais juste donner mon avis pour une fois. Ne

Ah tu veux qu'on fasse les choses comme ça !

Non, je ne suis pas complètement fou. Pas encore. Mais si tu n'arrêtes pas de crier maintenant, je te jure que toute ta putain de vaisselle va y passer !

Bon.

Oui, je vais nettoyer, passe-moi la balayette.


(...)


Moi aussi, j'aime tellement faire

Si, je jure ! Pourquoi tu

Je pensais que quand on venait de

Que tu étais plus

Laisse tomber. Rapport aux lampes... Je voudrais bien qu'on reparle des lampes, oui. Je te dis juste ce que j'en pense, d'accord ? Comment on pourrait faire et puis si tu veux pas on touche à rien, d'accord ?

Plus à rien. Jamais.

On touche plus.

On en mettrait une ici par exemple, là-haut au plafond. C'est pour se voir quand on se parle, parce que tel que c'est là on ne se voit pas la face. Non, je n'ai pas dit qu'on se voilait la face : j'ai dit on ne se voit pas la face. Les visages, oui. On loupe des choses importantes : les sourcils froncés, les grimaces et tous ces grands gestes que tu fais lorsque tu t'énerves. Mais non, je

C'est toi qui a dit qu'on n'était pas obligés de parler tout le temps.

Comment veux-tu qu'on communique sans parler si on ne se voit pas le

Tu voulais dire pas obligés de communiquer non plus ?

OK.

Oui, je le sais que notre appartement n'est pas une salle de conférence mais je t'assure que des fois, des fois je dis bien, ça pourrait aider.

Oui, voilà, sauf si on décide de ne pas communiquer oui.

On en mettrait une autre là, entre le matelas et la flaque. Là, oui. Ce serait pas mal. Une tamisée, de manière à se voir tout de même un peu lorsque nous faisons l'amour. C'est important de ne pas faire l'amour dans le noir parce que je te trouve blanche et ça m'excite davantage lorsque je

Blanche, oui.

devine le grain de ta peau qui frémit et que je sais ce que je lèche et quand. Sinon c'est un peu comme un porno sans l'image, j'ai de plus en plus de mal à bander. Ouiouiouitoutàl'heurec'étaittrèsbienoui

Bien sûr que j'ai joui qu'est-ce que tu vas

Non, mais... Si j'ai rigolé quand tu t'es mise à pleurer pendant la levrette, c'était parce que

Ce n'est pas ça, c'est juste d'une manière générale. Je trouve que c'était mieux au début quand on faisait ça en pleine lumière. Non, je ne pense pas que notre vie sexuelle ressemble à un film porno. Elle est mieux. Beaucoup mieux qu'un porno oui bien sûr. Ce n'est pas

Je le sais bien que tu as des complexes sur ton clitoris à cause de la plissure en haut à droite mais il y a d'autres choses aussi que j'aime regarder, par exemple tes épaules.

Non, mais moi, moi, moi, moi !

Bon.

Oui.

Voilà.

La troisième, on pourrait la poser sur la table à souper. C'est parce que c'est pour les invi

Si, sinon sinon sinon lorsque nous avons des invités qui rentrent, ils ne comprennent pas très bien dans quoi on vit et ça donne une image assez déplorable de notre couple sur le plan social. Déjà que nous avons tellement de mal à nous faire des amis. Non, je ne crois pas que ça soit seulement une question d'argent. C'est aussi parce que nous avons du mal à leur faire croire que nous sommes heureux ensemble. 

Que nous sommes heureux.

Mais si en plus on vit dans un caveau c'est sombre.

Hervé, par exemple.

Perrin. Hervé Perrin, tu sais, qui est venu dîner l'autre soir, qui ne trouvait même pas sa fourchette tellement il faisait noir et que tu m'as fait un foin parce qu'il avait laissé des gouttes d'urine sur la cuvette. Oui, cet Hervé-là qui avait les cheveux jaunes. Je me demande d'ailleurs comment tu as bien pu voir la couleur de ses cheveux étant donné

Non ce n'est pas qu'il ne t'aime pas, je pense sincèrement qu'il ne l'a pas fait exprès pour la cuvette, ce n'est pas son genre. Mais il croyait que tu étais morte. Oui. Il m'a demandé pourquoi je ne me débarrassais pas du corps avant qu'il ne commence à sentir.

Sans parler du foie gras... 

Non ce n'était pas contre toi, ça partait d'une bonne intention ! Pourquoi faut-il que tu ramènes toujours tout à

Tu peux au moins comprendre qu'au bureau, ça va faire mauvais genre si les gens commencent à raconter que je vis avec une morte !

Voilà.

Et alors là, finalement oui , on pourrait à la rigueur en ajouter encore une quatrième, dans ce coin que tu tiens absolument à illuminer des fois que... Le coin d'où tu crois que les monstres aux dents crochues vont surgir, pour nous dévorer les yeux pendant qu'on

Oui.

Je vais te dire : ces monstres-là, ils n'existent pas. Non, tu

Ne crie pas, ne ne

Oui je les ai vus aussi ! Mais à chaque fois qu'il y en a un dans la pièce c'est nous, c'est nous, c'est l'un de nous qui l'a vomi. Oui, l'espèce de mille-pattes sanglant hier, c'était moi qui l'avais

Je l'ai tué, tu as bien vu, alors pourquoi est-ce que tu

Oui, si ça peut te rassurer oui. Tu le sais que je ferais n'importe quoi pour te 

Oui, oui, je veux bien une veilleuse. Voilà. Comme ça tu pourras dormir tranquille. Tu pourras dormir tout court, en fait. Là, ça fait tellement longtemps que tu n'as pas dormi que tu commences à en devenir franchement fatigante. C'est scientifique, il ne faut pas remettre ces choses-là en cause ma chérie, tu le sais bien.

Bien sûr que je t'

Oui.

Ma chérie, c'est juste qu'avant qu'on ne se suicide l'un l'autre, je voudrais que tu comprennes que les seuls monstres qu'il y a jamais eu dans cette pièce, c'est nous.

Si on répartissait un peu les lampes, tout irait mieux.

Oui. Je te le promets. Tout irait mieux et nous serions heureux.


Travail élaboré en collaboration avec Séverine Rouy (photographie), dans le contexte de notre projet Confluences.

25 commentaires:

Anonyme a dit…

OOOOooh mais il es absolument génial ce texte!!!
Un de tes meilleurs!
flippant et en même temps ultra-drôle!
et la photo, wah aussi!

Lange Dominik a dit…

Super effet ...
Je ne sais pas pourquoi le texte me rappelle (sans l'avoir lu en entier cependant) le livre suivant :
"Le Festin nu (titre original : Naked Lunch) est un roman de l'écrivain américain William Burroughs publié pour la première fois à Paris en 1959. Ce texte a longtemps été assimilé à un texte beat, puisque Burroughs était ami avec Allen Ginsberg et Kerouac. Cependant, Burroughs a toujours refusé cette comparaison, et on remarque que son œuvre n'a rien à voir avec la Beat Generation.

Le livre a été composé entre 1954 et 1957 par Burroughs, qui résidait alors à Tanger, au Maroc. Écrit largement sous l'influence de drogues hallucinogènes, d'héroïne et de cocaïne, la première mouture du Festin nu se présente sous la forme de notes éparses informes et obscènes, réarrangées parfois par la technique du cut-up (reformulation physique des chapitres après les avoir découpés, mélangés, et recollés ; dans une procédure inédite que l'on peut apparenter aux transes créatrices des surréalistes). Burroughs mêle drogue, politique, homosexualité, hallucinations, délire paranoïaque dans une danse de mots et de verbigérations déchaînés et puissants, cette forme délirante se voyant scandée par une sorte de satire sociale nébuleuse directement issue des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift.

Le manuscrit est lu par Ginsberg puis Kerouac, qui décident d'aider Burroughs à le rendre publiable, sans en altérer la substance, aussi nocive qu'entêtante. D'abord publié en France par Olympia Press, le Festin nu touche l'Amérique en 1962. Il y est très rapidement interdit pour près de 10 ans, tombant sous les lois sur l'obscénité (qui concernèrent aussi Henry Miller et son Tropique du Cancer) dans un procès qui, lorsque ses attendus furent cassés, servit la cause de la lutte contre la censure aux États-Unis.

Le Festin nu se veut une descente cauchemardesque dans l'esprit d'un junkie, transcendant la forme classique du roman en le destructurant, maltraitant la forme et le fond, donnant chair à ses divagations morphinisées dans des allégories oscillant de la science-fiction à la tragédie, parlant de modifications corporelles, d'orgies homosexuelles, de complots et de créatures angoissantes, dans un pays étrange, lieu de toutes les folies, nommé Interzone.

Certains analystes littéraires sont arrivés à la conclusion que les personnages du livre sont en fait des explorations de toutes les facettes de William Lee, lui-même étant une facette de William S. Burroughs. Cette interprétation donne une nouvelle vision lors de la lecture de l'ouvrage.

Le Festin nu reste probablement l'œuvre la plus représentative des mondes parallèles angoissants et distordus dans lesquels il plonge ses obsessions aussi bien que son lecteur. Frank Zappa a offert une lecture de l’extrait Le Trou du cul parlant lors de la Nova Convention le samedi 2 Décembre 1978 à New York, avouant juste avant de commencer qu’il a toujours dit ne pas être passionné de lecture, mais être admirateur du roman.

Liste des chapitres du livre[modifier | modifier le code]
Les chapitres sont des fragments de texte plus ou moins cohérents, mais ils n'ont presque aucun lien entre eux. Certains sont des descriptions vagues de moments de drogues, d'autres sont des histoires paraboliques, la plupart du temps sans queue ni tête. "

Cachou a dit…

Belle mise en lumière des contre-addictions de la vie de couple !!!

L'itinérante a dit…

***************************

Colette .Daviles-Estinès a dit…

Bravo Shaomi

helder s a dit…

La machine à fabriquer la vie s'emmêle souvent les rouages, et nous ne l'en remercions pas assez; déjà que ça fait parler et c'est de quoi nous vivons

Plumestyle a dit…

je suis très fan... beau travail !

Maxcîme Léopold Enkhinho a dit…

c'est vrai il y a une zone d'ombre à droite de cette pièce!

Lamber Savigneux a dit…

Shaomi j'aime beaucoup votre blog , bravo , vais le suivre

nisette a dit…

Photo magnifique, non, ne pas répartir les lampes, il faut être heureux comme ça, un effort que diable !

nidjitt a dit…

mais je croyais que vivre caché rendait heureux.........

Isabelle Janvier Conteuse Comédienne a dit…

wouhaouuuuuuuuuuuuuuuuuuuu ! je n'ai pas tout lu, j'y reviendrai, mais merde putain qe j'aimerai pouvoir mettre en scène ces écrits là ! Merci.

Mauron a dit…

Finalement, c'est plus clair quand on n'y voit rien! Une lampe, après tout, ça se consomme (consume) à deux. Et ces deux-là... Ils s' comme tout. Ils se krament l'un l'autre et c'est bon de les entendre se consumer, et voir comment ça passe, comment ça ne passe pas de passer. Beau texte sombre, malgré des lampes ou bien à cause...

Bruno FortuneR a dit…

En fait j'ai lu ton texte alors que tu te trouvais à droite et ta compagne à gauche. Ayant une surdité récente de l'oreille gauche je n'ai pas entendu ce que te disais ton amie, ça fait que ton propos était parfois incompréhensible!!C'était exactement comme dans les diners auquels j'assiste, je fais attention à qui est à ma droite et qui à ma gauche. Le texte sent le vécu (même si ce n'est pas le tien comme tu l'explique) et la photo donne raison à ta compagne qui préfère rester dans le noir.

Colette Daviles-Estinès a dit…

Je re-aime hein, ça change pas.

Sage747 a dit…

J'ai la même à la maison.

Bladala a dit…

Est-ce seulement moi ? Ce texte pourrait évoquer ce que j'ai vécu, si c'est partagé par la majorité des couples alors ça me rassure ! La cohabitation dans un même espace, pas facile ! Surtout quand l'un des deux s'essaie au fengshui (comme moi par exemple) ! L'important quelle que soit la manière c'est de bouger les meubles, la vie c'est le changement, même si faut changer d'endroit, changer ses habitudes, changer son partenaire aussi ? De là à rendre le fengshui responsable de ces conflits internes, il n'y a qu'un pas. Ne pas céder à la mode fengshui par exemple, et aux modes de vie en général, comme dans les catalogues. La maison c'est un autre corps en soi, une façon de se vivre et de se sentir. Normal qu'au début ce soit pas facile et douloureux parfois. Comme un bébé qui apprend, seul le cadre ne suffit pas, besoin de communiquer avant tout, besoin d'amour ! Bisou !

FrancoisB92 a dit…

Bel élan, belle folie à deux! Mais n'est-ce pas la magie d'un couple?

Patatartiner a dit…

Hé oui, sans air, la lumière éteint au lieu d’étreindre...
Magistral ce texte d'un dialogue où une seule voix est entendue.

Mandy Rukwa a dit…

tout irait mieux....si si si!

Anonyme a dit…

j'ai beaucoup ri en te lisant....si vrai si réel!

Jeanne Comte a dit…

TOUTYEST ? non non ???....et dire que la vie est courte !* mais tu l'as dit , on n'est pas obligés de tout l'temps parler !!! bravo Shao !*

Claude Curutchet a dit…

J'AIME ! ... Mais ne me regarde pas sur ce ton !!! Quant au Feng shui, je pratique ... Alors attention à ce qu'on dit !

Colette Daviles-Estinès a dit…

Non non, tu ne m'auras pas à l'usure. Je continuerai à liker autant de fois que tu le partageras ;)

Isabelle Janvier a dit…

:)

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