Encapuchonné
dans l'impulsion, je ne posais un pied à terre que par désœuvrement.
Parfois, une voix me demandait si j'avais bien dormi. J'étais
toujours frappé par l'insolence de la question. Cherchant mon
interlocuteur, je ne voyais que des incertitudes. Je me souviens
surtout de la fumée et des déchets. Mégots, salive, journaux
périmés, pelures, tout le superflu bazardé sous les banquettes,
les panneaux d'interdiction consternés d'impuissance. Sans doute,
aux yeux à demi clos du monde, nous étions en mouvement. Sans
doute, une trajectoire s'esquissait. Je ne discernais pourtant qu'une
arborescence de lignes de fuite, plus illusoires les unes que les
autres. Vu de l'intérieur, tout était cataleptique.
Les
yeux rivés au sol, je tentai une percée. Au bout du chemin :
les chiottes. Au-delà des chiottes : rien. Le sol était un
écran, il s'y dessinait des implications. Ça ballottait dans ma
tronche. Gravés dans nos péchés originels avec des petites lames,
les verdicts s'abattaient sans scrupule inutile. Coupable. De ne pas
être assez. D'avoir trop. De ne rien faire ou mal. Peu importe.
Juste coupable. « Chacun portera sa croix et essaiera de la
refiler au voisin ». C'est tout ce que j'avais appris à
l'école. Une vieille femme se trémoussait sur sa couchette,
égrainait ses dents d'un sourire vache. Sans doute espérait-elle
qu'on les lui compte et qu'on les lui achète. Première apparition
nette, première indulgence. « Ignore le monde »,
avais-je promis. Ça avait des allures de vœu pieux. Il fallait que
j'aille vomir.
Parfois,
nous stagnions en gare et c'était le monde figé, au dehors, qui
d'un coup semblait tout agité, débordant d'imprécision. Sous le
halo blanc des néons, des formes s'affairaient à reconstruire
frénétiquement ce que leurs aïeux avaient soigneusement déglingué.
Lumière artificielle. Petits bureaucrates batailleurs. Hippies usés
jusqu'à la moelle. Rien de neuf, tout rejoué encore et encore et
depuis si longtemps que le public avait déserté le théâtre, las
d'attendre que, enfin, les répétitions aboutissent à quelque chose
de présentable. Les apsaras s’enivraient dans les coulisses,
hilares : elles ne monteraient sur scène que lorsqu'on les en
prierait. Ce n'était pas pour demain et elles le savaient fort bien.
J'avais longtemps pris part à tout ça, puis un beau jour j'étais
parti en claquant la porte. Personne n'avait rien remarqué.
J'avais
beau essayer de voir les choses en cinémascope, rien n'y faisait. Je
prenais le réel par la périphérie, m'obstinais à l'étirer par le
haut et par le bas, par la gauche et par la droite. Mais les bordures
noires prenaient toujours trop de place, dégoulinaient de leur
obscurité entêtée, compressant tout en quelque sorte. Il n'y avait
que des corps dont les têtes avaient été coupées au montage. Pas
de gens,
encore moins des personnages. Juste des corps interchangeables,
floutés, résidus d'hommes et de femmes aux excentricités fanées.
L'exotisme aussi, avait été coupé au montage. Le véritable
ailleurs était ailleurs. Ou peut-être en dedans.
Toutefois,
il fallait bien
regarder ailleurs. C'était écrit sur tous les murs, sur tous les
panneaux. Tout était en désordre alors on tournait la tête de tous
côtés, et chaque fantasme assouvi ne faisait que rendre le tableau
encore plus flou. On sentait bien que certains auraient aimé sauter
du train en marche, mais le temps était en gare et il fallait
attendre. Bras ballants, d'aucuns brûlaient leurs impatiences en
allers-retours, en va-et-viens stériles. Un affront aux empêcheurs
de tourner en rond, peut-être : encagés, les tigres ont au
moins le privilège de tourner. Tout ce ressac humain, ça me
resserrait la pensée.
« C'est
comme ça qu'il faut faire ! », répétait l'homme assis
en face avant de s'arracher la langue et de la jeter par terre, avec
le reste. Lamentable lambeau de chair. La scène était jouée en
boucle. Je n'en voulais rien savoir mais à la cent-troisième
représentation, je craquai et me posai finalement en spectateur. Il
se délecta de pouvoir, enfin, me bouffer la cervelle. Lui non plus
n'avait pas de visage, juste une boule noire sur les épaules et de
la persévérance. « Ça ne suffira jamais à faire un homme »,
songeai-je. Tous ces corps sans têtes, ça ne menait à rien.
J'avais beau m'efforcer de rêver seul, la foule avait encore une
certaine emprise.
Lorsque
Dieu avait essayé de me vendre des enfants, j'avais dit non en
pleurnichant. Lorsque des enfants avaient essayé de me vendre Dieu,
j'avais répondu que j'en avais déjà un. Lorsque Dieu avait jeté
Ses enfants sur la voie ferrée, Il avait oublié de leur donner des
billets. Le contrôleur n'avait aucun sens de l'humour et Ses
créatures avaient écopé d'une prune. Elles paieraient encore
longtemps. Jusqu'à la machine. Jusqu'au transformisme. J'étais né
beaucoup trop tôt.
J'étais
parti pour trouver une fleur. Fuite ou quête on n'allait pas
s'arrêter à ce genre de détails. Il eut été facile de s'isoler
simplement. Trop facile. Tard dans la nuit, lorsque les choses
dorment et que le boucan cesse, on peut écouter les secrets, le
murmure de Dieu. Mais la vraie solitude ne peut s'accomplir que dans
la multitude. C'est ce qui m'avait poussé à m'embarquer, ni plus ni
moins. « Ignore le monde, remplis le plein par du vide ».
Harcelé par les mouches et les aboyeurs de chai,
trépané par le vacarme, il fallait pourtant bien que je me rende à
l'évidence. Comme les autres, je cherchais juste un truc auquel
m'accrocher.
Photographies et inspiration : Ranjith Krishnan.
18 commentaires:
On est dans ce train, on est dans la peau de Shaomi , dans l'objectif de Ranjith Krishnan, et on t'écouterai des réincarnations, dans un rêve sépia.
oui, embarqués par le rythme......
des mots, des photos.
le son est déjà là....
Les descriptions rendent les visions et les scènes "palpables" du regard. Le texte est un mélange de poésie et d'horreur, sans misérabilisme, sans grandiloquence. Il me semble que l'auteur (toi donc ;) comprend et accepte ce monde malgré ce qu'il peut inspirer de dégoût, aussi extrême que sa beauté, c'est l'expérience de la fascination absolue et tranchante, tu perds la tête si tu te perds de vue. Par contre, je trouve que les photos, très belles, montrent autre chose que le texte, ce qui n'empêche en rien leur parfaite correspondance.
La vie comme un voyage en train ... Parfois on s'égare dans les gares ... et gare au dernier train ! mais ne dit-on pas "un train peut en cacher un autre" ? Autre départ ... Autre vie.
.....
(tu as réussi à me faire taire !!!)
"J'étais né beaucoup trop tôt". boum.
C'est il me semble quelque part un "récit cruel" des fragments dispersés du corps social, ou bien encore un "portrait cru" d"errance de voyage, peut-être même une forme de journal intime, illustré sur le vif des sensations, mis en correspondance d'images photographiques saisies sur le vif également ...
Je ne connais rien de ce pays(age)-là, mais une de mes connaissances parisiennes, un cinéaste plasticien, lui aussi voyage régulièrement aux Indes :
Le Voyage indien ( Partie 1 )
de Philippe Cote
https://vimeo.com/25874810
olala, génial, vraiment, ton texte!
Epatée. Comme toujours :)
et belles photos
J'aime bien ta quête de la fleur du rail surtout quand elle vire au fantastique. Tu es l'arpenteur de ce train qui stagne en gare.
Pas mal!
Les photos sont aussi superbes, de toi aussi?
Félicitations pour votre blog, Shaomi, l'ensemble a du rythme, du visuel cinématographique. J'aim ve.
J'ai trouvé Transhumance innovant, sensitif à tout point de vue. Ton texte et sa technique me parlent.
bizarre comme point de vue
;) e méfier de ce que tu crois être le murmure des dieux....Ceci dit, les dieux adorent les fleurs qui elles, se fichent des dieux... ;)
Bravo !!! J'aime beaucoup.
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