Avant,
j'étais tout seul chez moi. Je passais des nuits entières à me
noyer dans les délices de l'auto-contemplation. À présent, j'ai
des petits fantômes domestiques et autres amis imaginaires. Ils ne
sont pas vraiment là mais c'est tout comme si... Ils bavardent sans
arrêt, et je leur réponds, et ils me répondent, et je leur
réponds, et tout cela est tellement, tellement fatiguant !
Avant,
il n'y avait personne pour interrompre la nuit. Juste cette
cochonnerie de téléphone. Je le regardais sonner, sachant
pertinemment que l'insolant qui avait l'audace de me déranger se
découragerait avant moi. Et puis de toute façon, passée une
certaine heure plus personne n'appelait. C'était bien.
Mais
tout ça, c'est fini. Maintenant, je suis obligé de m'occuper de mes
invités indésirables en permanence. Ils grignotent mes miettes. Des fois, c'est vrai, ils me
divertissent. Souvent, ils m'agacent. Parfois même, ils ont l'audace
de me snober, sous mon propre toit. Des fois, je voudrais bien aller
dormir et puis je me laisse prendre au jeu d'une conversation
délibérément absurde. Des fois je suis tranquille, bien posé, et
puis d'un coup voilà qu'un de mes amis imaginaires m'impose sa
triste vision du monde ou sa colère, me colle un petit coup de
stress pour la route. Pas terrible quand déjà, à la base, on est
un agneau insomniaque.
Ce
qu'il y a de bien pourtant avec la solitude, c'est que c'est un
moment où l'on peut vraiment être à soi. Ce n'est pourtant pas que
je me donne trop de mal à faire des faux-semblants avec les autres
mais quoi qu'on en dise, il y a une part de représentation dans
l'interaction. Dès qu'il y a l'autre il y a, c'est implacable, une
part de nous qui sait que cet autre, là en face, il va forcément
peser nos paroles et nos actes, au kilo, avec la délicatesse d'un
garçon-boucher. On aura beau dire et beau faire, cette prise en
compte de l'autre est ancrée bien trop profondément dans notre ADN
d'animal social. Elle a forcément une incidence, fut-elle subtile.
On est génétiquement programmés au métier d'acteur, je crois.
Dans
la solitude, personne ne vient vous contaminer la pensée avec ses
exigences, ses opinions creuses, ses mots lourds de sens interdits...
Ils sont trop envahissants, mes amis imaginaires. J'ai déjà assez de mes
pensées à moi, de mes diversions, de mes souvenirs. Déjà, à
moi tout seul, je suis tout une foule. J'ai déjà assez, aussi, des
gens que je croise au dehors. Il faut les digérer. Alors quand je
rentre chez moi, je n'ai pas forcément envie de recevoir mais je
n'ai pas le choix : ma piaule est en mode open bar
depuis sept ans. Les bouquins, les films, la musique, même la
tarévision, ce sont également des distractions mais c'est
différent. Ça nourrit davantage que ça ne pollue. Je ne réponds
jamais à un bouquin lorsqu'il me contredit.
Et
puis je me rends compte qu'au fil des ans j'ai oublié, j'ai oublié
ce que c'est que la solitude. J'ai oublié ce que c'est que de passer
une soirée entière vraiment, complètement avec moi-même. J'ai
oublié ce que c'est que de ne pas être grossièrement interrompu
dans le fil de mes pensées. J'ai oublié ce que c'est que d'oublier
les autres. Je voudrais bien me souvenir. Je voudrais bien savoir
comment ça serait, la vie, sans tout ça, sans cet incessant vacarme
humain. Je voudrais bien retrouver mes miettes. Je crois que tous ces
amis imaginaires, ils sont en train de me changer. Je crois
que ça pèse lourd sur ma tronche. Je crois que ça m'éloigne de
l'idée que, jadis, je me faisais de la sérénité. Je crois qu'il
est temps que je fasse quelque chose. Temps de ne plus trop me
connecter à Facebook, Twitter et compagnie parce que les gars, je
suis navré de vous le dire : je vous aime bien mais vous me sucez la
cervelle !