Photo : Fusion08 |
Je
me souviens que lorsque j'étais petit, les embouteillages étaient
un véritable phénomène de société : en ville comme sur
l'autoroute, on passait régulièrement des heures bloqués dans les
bouchons. De nombreuses œuvres d'arts des années 70 et du début
des années 80 attestent de cette frénésie automobile, du
développement urbain sauvage et des désastres esthétiques et
humains qu'il engendrait. C'était un phénomène assez fascinant
parce que nouveau et apparemment incontrôlable. Peu à peu (très
vite, en fait), notre rapport à l'urbanisme et à l'environnement a
changé : les villes ont rendu une partie de leur territoire aux
piétons, ont tiré gloire de leur fleurissement et de leurs espaces
verts ; les notions de pollution (visuelle, sonore et
atmosphérique) ont conduit au développement des transports en
commun, à la responsabilisation des usagers, etc. Il est aujourd'hui
mal perçu de jeter un emballage plastique dans la rue ou de prendre
sa voiture pour faire deux-cent mètres : j'ai connu l'époque
où cela ne choquait personne. On est encore loin du compte mais en
trente ans, la plupart des villes européennes sont devenues plus
belles et plus agréables à vivre. Et la question des
embouteillages, sans avoir totalement disparue, s'est relativement
estompée de nos préoccupations quotidiennes, sociologiques et
artistiques.
Les
choses sont bien différentes à Phnom Penh. Alors que les autres
capitales d'Asie se réveillent peu à peu d'un cauchemar urbain
total (les métropoles indiennes se dotent de métros aériens,
Bangkok se modernise considérablement, les grandes villes chinoises
aménagent des zones piétonnes commerçantes et font la promotion
des scooters électriques, etc.), Phnom Penh se développe à
retardement, envahi d'un coup ou presque par les 4x4 et les
mobylettes alors que les rues étaient presque vides il y a encore
dix ans. Pour le moment, les choses restent vivables, quoi que les
heures de pointe soient déjà pénibles. Ce qui frappe, c'est que le
nombre de véhicules augmente constamment, mais que les
infrastructure et les mentalités ne s'adaptent – pour le moment –
pas du tout.
D'une
part, la capitale du Cambodge manque cruellement de feux de
circulation, de panneaux et, à vrai dire, d'un code de la route.
Nombre de croisements sont laissés à l'état sauvage, dépendants
du bon vouloir des automobilistes qui n'ont d'autre choix que de
faire ce qu'ils peuvent, c'est à dire n'importe quoi. La police,
quant à elle, n'a guère d'autre fonction que d'asseoir le pouvoir
en place. Elle occupe donc l'essentiel de son temps à racketter la
population, sur les routes et ailleurs. Cela implique d'ailleurs
parfois de provoquer des accidents, puisqu'on n'hésite pas à se
précipiter au milieu d'un boulevard surchargé pour intercepter un
véhicule, ou à tenter de renverser un motocycliste qui refuse de
s'arrêter (je l'ai vu de mes yeux !). Les 4x4 sont rarement
inquiétés (leurs conducteurs pourraient avoir des relations bien
placées) et les contrôles concernent essentiellement les vieilles
voitures et les motos. La circulation est certes « faite »
mais on se demande comment puisque, à chaque fois que la police se
poste à un croisement, les embouteillages redoublent d'intensité.
Concernant
les usagers, les codes comportementaux sont assez surprenants :
lorsqu'un fou du volant vous percute, la politesse implique
généralement de sourire ou de rigoler plutôt que d'insulter le
chauffard. Sauf bien sûr si vous êtes mort ou inconscient, auquel
cas vous serez poli de toute façon.
D'autre
part, personne ne semble pour l'instant songer que la voiture puisse
poser le moindre problème en ville. La pollution atmosphérique ?
On semble ignorer que les gaz provoquent cancers, asthme et autres.
La pollution visuelle et sonore sont, quant à elles, des concepts
totalement inexistants en Asie. Ainsi, lorsque je parle à un Khmer
du concept de « rue piétonne », celui-ci me regarde
effaré : pourquoi
diable voudrait-on
interdire une rue aux voitures ? Tout est dit.
Mais
il y a plus fou encore. En effet, il n'existe pas de transports en
commun à Phnom Penh. Pas de métro, pas de tramway, pas même un
seul bus : rien ! Je demandais l'autre jour à une collègue
si certaines personnes en réclamaient, ou s'il était question d'en
créer prochainement. « Oh, mais on a essayé il y a quelques
années », me répond-elle. « La municipalité a créé
quelques lignes de bus à Phnom Penh, mais il les ont rapidement
supprimées car personne ne les empruntait. » À mon tour
d'être perplexe : pourquoi les gens refusaient-ils de prendre
le bus ? « Et bien, personne
ne supportait d'attendre
le bus. Les gens
voulaient avoir leur propre véhicule ». Et s'ils n'en ont pas
les moyens ? « Alors ils préférent prendre un tuc-tuc
[sorte de moto-taxi] pour ne pas avoir à attendre. » Ainsi
donc, la population de Phnom Penh a dit non au bus. Incroyable mais
vrai ! Le peuple Khmer, si soumis d'habitude, a dit non aux
transports en commun. Et oui - un oui sans borne - à la Lexus et à
la Camri.
Photo : CAAI News Media |
Aujourd'hui,
disais-je, tout va bien, plus ou moins (dix morts par jour rien qu'en
moto, certes). Je suis même assez étonné, compte-tenu du bordel,
du faible nombre d'accidents dont j'ai été témoin et de leur peu
de gravité (il est vrai que les Khmers roulent assez lentement).
Mais au train ou vont les choses (j'ai déjà vu le trafic augmenter
considérablement en deux ans), la ville sera invivable dans cinq
ans. Les accidents se multiplieront, la pollution deviendra
problématique et les embouteillages seront aussi interminables
qu’indémêlables. La question du stationnement va également se
poser. Nombre de familles, qui ont un logement au rez-de-chaussée,
garent la Lexus dans
le salon. On les
voit de la rue déjeuner devant la télé, assis par terre à côté
du colossal 4x4. Ici, cela ne choque personne : la notion
d'intérieur
est assez récente (le logement n'a souvent d'autre fonction que les
plus utilitaires) et par ailleurs la voiture est la plus précieuse
possession d'une famille (parce que la plus chère et donc la plus
valorisante). Elle a donc sa place au coin du feu. Le problème c'est
que tout le monde ne loge pas au rez-de-chaussée et qu'il y a très
peu de parkings payants. Par contre on se gare où on veut : nulle régulation à ce sujet. Nombre de rues à deux voies n'en ont déjà plus qu'une à cause de cela. De surcroît, le stationnement se fait
souvent en épi, de sorte que le trafic est constamment interrompu
par des ânes qui bloquent un boulevard entier, se mettent en travers
de la route parce qu'ils ne savent pas, ne veulent pas ou ne peuvent
pas manœuvrer. Si vous leur faites remarquer qu'ils pourraient faire
un effort (il y a souvent moyen de manœuvrer), on vous regarde comme
si vous étiez fou. Il en va de même lorsque quelqu'un roule à contresens (ce qui arrive sans arrêt) : il est déplacé de le faire remarquer ! Là encore, je voudrais bien voir tout ça dans cinq
ans !
Curieux
spectacle que celui d'une civilisation qui a bondi d'un coup de la
ruralité à l'urbanisation ; d'un peuple qui est, en l'espace
d'une génération, passé d'un mode de vie séculaire aux
technologies du vingt-et-unième siècle, sans connaître les
nombreuses étapes que nous avons traversées pour en arriver là. Je
mesure désormais combien ces étapes nous ont - en dépit de nos
innombrables erreurs - épargné bien des désastres.
Une
question que je me pose, c'est de savoir qui,
lorsque la circulation deviendra réellement meurtrière et que les
gens passeront leur vie bloqués dans des bouchons, va réagir le
premier ? Les pouvoir publics ou la population ? Les
premiers, non élus, n'en ont cure. Les seconds glorifient
l'automobile. Pourtant, il y a un moment où la situation sera
intenable, c'est inéluctable. La question de savoir qui va taper du
poing sur la table en premier, et de quelle façon, pourrait bien
être un indicateur fort quant à l'avenir du développement
cambodgien.
1 commentaire:
Bah, comme tu l'as dit, l'utilisation et les infrastructures seront obligées d'évoluer quand la ville ne sera qu'un gigantesque bouchon... Après, effectivement, la question est de savoir jusqu'à quel point on peut l'pousser, l'bouchon !
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