8 avril 2012

Psychanalyse d'une intelligence artificielle


C'est assez curieux, parce que je ne connais que des gens qui détestent A.I. Intelligence artificielle de Steven Spielberg. Je dis « curieux » parce que c'est sans aucun doute son meilleur film, celui qui transcende le plus le genre auquel il appartient, qui s'apparente le plus à ce que l'on nomme pompeusement un « film d'auteur ». C'est aussi celui que Spielberg a le plus soigné visuellement. Je ne parle même pas des effets spéciaux mais d'une réalisation magistrale, d'une photographie irréprochable, de cadrages incroyables, d'une volonté de se dépasser artistiquement que je ne retrouve dans aucun autre de ses films.

Je crois que la raison pour laquelle A.I. a tant déplu, c'est parce que tout le monde est passé à côté de son véritable propos. La plupart des spectateurs en attendaient un divertissement, une grande aventure épique comme Spielberg sait si bien les conter, la démesure de Kubrick en plus : A.I. leur a paru mou et niais. D'autres s'attendaient sans doute à une réflexion sur ce que c'est d'être humain, sur la limite entre la machine et l'homme, etc. Mais ce thème phare de la S.F. était déjà tant rabâché qu'il n'y avait plus grand chose à ajouter. Il en est certes question dans A.I. mais ce n'est pas le cœur du propos. Personne ne semble, par contre, avoir songé à interpréter ce film sous l'angle psychanalytique. C'est assez dommage car si A.I. parle sérieusement de quelque chose, c'est bien de psychologie.

Moi, ce film il me fait chialer à chaque fois, et ce n'est pas à cause du sentimentalisme qu'on lui prête (à tort), ni parce qu'il est triste ou beau ou touchant, mais parce qu'il fait référence à une déchirure que nous connaissons tous. La plus terrible, la plus irréparable, la plus intime. Et aussi, sans doute, la plus répandue. Celle du jour où nous réalisons que nous ne sommes pas uniques, ni parfaits, ni autant aimés qu'on a bien voulu nous le faire croire. Celle du jour où nous réalisons que notre mère est une salope et notre père un lâche. Celle du jour où nous comprenons que nous ne sommes pas le centre du monde et que, à vrai dire, le monde n'a cure de notre devenir. Celle du jour où nous comprenons que nous sommes seuls.

Je n'ai pas fait d'études en psycho et je ne sais pas exactement à quel âge ce drame intérieur est censé se produire, je pense d'ailleurs qu'il ne se produit pas d'un coup mais peu à peu, tout au long de notre enfance. Cela correspond en tout cas à la première partie du film, celle durant laquelle David ne peut empêcher qu'on le rejette après l'avoir aimé, jusqu'au moment où on le balance dans le monde, dans la vie, dans l'âge adulte en somme, sans l'avoir averti des horreurs qui l'attendent (sa mère le lui dit d'ailleurs, au dernier moment : « Je suis désolée de ne pas t'avoir parlé du monde »).

Arrive la seconde partie du film : la quête de la Fée Bleue, celle qui doit transformer le robot en « vrai » petit garçon, celle qui rendra possible l'impossible et annulera la déchirure de la séparation. Qui est la Fée Bleue ? C'est le mythe que nous recherchons toute notre vie, essentiellement à travers la relation amoureuse, parfois dans l'amitié, voire dans la parentalité. C'est la quête, au milieu d'un monde hostile, d'un être spécial qui n'existe pas. Parce qu'il n'y a pas de bonne fée mais juste d'autres êtres comme nous, blessés, abandonnés. C'est la lutte pour survivre au milieu des cannibales qui, comme à la « Foire de la Chair », tuent sous prétexte de célébrer la vie. La boucle est d'ailleurs bouclée d'avance par le postulat du film lui-même : que cherche donc un couple qui adopte un enfant-robot qui ne vieillit jamais, dont la dévotion est inconditionnelle ? Quoi d'autre que l'amour que leurs propres parents leur ont confisqué ?

La dernière partie, enfin, sans même parler de cette fin hallucinante avec les aliens, aborde la question de l'acceptation. Tout le monde a hurlé au scandaleux happy end mais ce n'est pas du tout un happy-end ! David ne retrouve l'amour de sa mère que le temps d'une journée, pour ensuite le perdre à jamais. Cet éphémère, il doit s'y soumettre sans révolte et c'est alors, à ce prix seulement, qu'il pourra profiter de ces brèves retrouvailles. Cette fin nous dit que si nous acceptons de goûter à de courts instants de tendresse, sans attendre d'eux qu'ils se transforment en un amour éternel, immuable et indestructible, alors peut-être saurons-nous jouir de l'existence. Ce n'est qu'à cette condition que, tout comme David qui accède à une certaine forme d'humanité (puisqu'on nous explique qu'il se met à rêver dans son sommeil), nous accédons enfin à nous-même, libérés des illusions d'une désillusion refoulée.

La dernière image (pas seulement celle de David et sa maman blottis dans le lit mais le plan séquence, lorsque la cadre s'élargit pour inclure peu à peu le robot-nounours, la fenêtre, les autres fenêtres de l'immeuble qui s'éteignent peu à peu) est particulièrement signifiante (et émouvante) parce qu'elle évoque l'idée que se fait un jeune enfant du monde rassurant, chaleureux qui l'entoure. Essayez de vous souvenir de votre petite enfance, de la perception que vous aviez du monde à l'époque où il vous semblait encore inoffensif : il y a des chances pour que le tableau colle parfaitement. Et ce tableau si doux, si beau, si parfait, c'est ce à quoi le film nous dit de dire adieu parce que nous l'avons déjà perdu, irrévocablement.

Et c'est pour ça qu'A.I. me fait chialer : parce qu'il parle à mon inconscient, au petit garçon qui est tapi tout au fond de moi. Parce qu'il lui dit que ce qu'il croit avoir perdu n'a, en fait, jamais existé. Parce qu'il lui dit qu'il faut y renoncer pour de bon. Et cela, comme tout un chacun, j'ai encore un peu de mal à l'entendre.

Alors on dira ce qu'on veut : je trouve assez extraordinaire qu'un « simple » film de science-fiction tape aussi juste, cible aussi habilement la cause première de nos souffrances et de nos colères, pour finalement nous offrir quelques pistes quant à la manière d'en guérir ! Pas si mal pour un prétendu nanar...

18 commentaires:

Anonyme a dit…

Bah voilà, t'as tout dit Shaton. Si ce film me met mal à l'aise, c'est que justement cette fin (moi j'ai pas vu de happy end, au contraire) voire le film en lui-même m'a surement ramené à ce sentiment de solitude en effet. Je trouve cette histoire triste, injuste.... Humaine ! Et c'est marrant mais je n'y ai pas vu un film de SF du tout. Mais plutôt comme tu le dis, un film sur... Bah sur le concept de l'IA et des sentiments humains... Mais p't'être parce que je n'y ai pas vu un film de Spielberg, mais de Kubrick... Comme ça devait l'être à la base. Biz

Anonyme a dit…

pas grand chose de plus à dire.... c juste ce que j'y ai trouvé.
effectivement, l'adopté connait tous ces questionnements.... quand tu le reverras penses-y ... pour m'eclairer dans le tunnel ;-)

Manoé a dit…

Je ne l'ai pas encore vu...je tiendrai compte de tes remarques quand ce film me rencontrera, merci Shaomi!

Gévé a dit…

Il était une fois une marionnette de bois sculptée par un vieil homme qui s’appelait Geppetto. Miracle et malheur, la tête de bois lui parlait et faisait des bêtises tout au long de la période pénible ou Geppetto essayait de lui donner les caractéristiques d’un petit garçon malin et souple. Mais aussi, il s’imaginait créer un bon petit garçon qui lui obéirait et qui lui apporterait de l’argent s’il le faisait danser sur les routes, tout comme un singe savant avec sa petite tasse pour mendier. Il y avait donc attente de la part de Geppetto, une attente assez égoïste… Hélas, une fois terminé, comme tout petit garçon, Pinocchio se met à tester toutes les limites sans se soucier des autres, ou plutôt en se racontant des histoires pour se donner bonne conscience ou s’imaginer être quelqu’un d’important, qui avait de la valeur… Un drôle de mélange entre des bonnes intentions et la paresse, l’envie de faire plaisir aux autres et se faire plaisir… Et ainsi de suite. Il finira par devenir petit garçon en chair et en os, presque malgré lui, mais quelle aventure extraordinaire ce processus de devenir ! C'est en pensant à cette histoire que j'ai vu A.I. J'ai chialé aussi mais parce que le petit héros n'arrive pas à devenir 1 vrai petit garçon.

tydela a dit…

Je n'ai pas vu ce film, et en lisant ton texte,je regrette!! Par contre m'est venue cette pensée:pour certains, la déchirure n'a pas lieu...parce qu'ils ne se sont jamais sentis uniques et trop aimés. (Oui, je sais c'est hors sujet...Normal puisque je n'ai pas vu ;-)

Gévé a dit…

Pour tydela. http://www.youtube.com/watch?v=xRhCz0ELrKs&feature=player_embedded

tydela a dit…

Merci, merci! J'ai enfin pu pleurer avec vous!
Promis, je vais acheter le film ...et une boite de mouchoirs. Ce garçon là est un sacré acteur!!!
Ce moment là, sorti du film, c'est juste ce pour quoi il faut être prêt: vivre une journée, une seule, pleine, pour toujours...même si plus jamais! et finalement,je ressens encore plus cette idée qui me venait avant d'avoir vu l'extrait: déchirure, oui, mais la rencontre! mais le souvenir!mais la douceur d'être aimé!

TAM-TAM a dit…

j'ai pleuré...beaucoup pleuré! kisss Shaomi

Anonyme a dit…

Tu m'as donné envie de le voir... Ton analyse est magnifique... Toutes ces prises de conscience dont tu parles sont des étapes assez pénibles à passer... Mettre au tapis nos croyances illusoires, déprogrammer, déprogrammer, déprogrammer. Nous passons nos vies à cette déprogrammation. Je crois que l'incarnation est faite juste pour cela... Une étape pour déprogrammer.

tydela a dit…

Par axpérience perso et professionelle, il me semble que cette rupture dont tu parles entre l'état de de plénitude d'amour du premier âge et la prise de conscience du monde réel est douloureuse mais fondatrice. Quand l'absence de cette "assurance" reste en creux inscrite et impossible à combler.

TAM-TAM a dit…

Beau......!

Le monde enchanté de Gwendoline ♥♫ a dit…

sublime film=)♥

Olympia a dit…

Bien dit Shaomi!

Élaine Germain a dit…

La suite, pour approfondir encore tes réflexions... http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4425331

Patatartiner a dit…

Pas vu le film (mais ça m'a donné envie de le voir !)...

Anonyme a dit…

Ce film est extraordinaire et nous sort des navets habituels de SF avec des vaisseaux pourris, une terre pourrie, etc...
Il est génial dans son propos son interprétation et sa réalisation.
Evidemment faire des film qu'il faut comprendre c'est dur pour tout le monde et cela ne rapporte plus rien.
Même problème que "2001 l'odyssée de l'espace"...

Anonyme a dit…

Belle analyse,j'ai regardé le cours de Jean-sébastien Chauvin sur dailymotion sans décrocher (mes profs ne me croieraient pas) et je peux confirmer qu'à la fin ce ne sont pas des aliens mais des robots dernier cri. C'est le meilleur film que j'ai jamais vu,j'ai tant pleuré...et la scène de la foire à la chair m'a particulièrement traumatisé

Val De Monac' a dit…

...Fait chier. J'en ai marre d'avoir des potes PLUS intelligents que moi XD
Deuxième visionnage o-bli-ga-toi-re. Peux pas faire autrement que me rendre :)))

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