6 janvier 2012

The India Experience - 15/ The Om Beach Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Jaisalmer Experience (Pt. 3).


12 mars 2001 - 17 mars 2001 : The Om Beach Experience, Gokarna (Karnataka)

C'est le matin. La jeune fille aux yeux de miel monte dans le bus. Nous quittons Jaisalmer. Un regard, un sourire, tout va bien. Et puis derrière, j'aperçois Michaël, le Français rencontré la veille. Il hisse son sac à dos dans le véhicule. La jeune fille aux yeux de miel capte mon air étonné. « Oh, à propos, Michaël m'a demandé s'il pouvait nous accompagner à Om Beach. J'espère que ça te dérange pas…? ». Il semble que cette phrase, ce « j'espère que ça te dérange pas », soit destinée à devenir un rituel entre nous. Alors je sacrifie au rituel : « Non… Non non… Pas du tout… ». Pendant le trajet, Michaël s'explique : « Je savais pas trop où aller après Jaisalmer. Vous êtes adorables, cette histoire de plage m'a inspiré, alors voilà… ». Et comme un écho : « J'espère que ça te dérange pas ? ». Il ignore tout de ce qui s'est joué, de ce qui se joue, entre elle et moi. Il nous prend pour de simples amis. Elle aussi d'ailleurs, nous prend désormais pour de simples amis. Je joue au perroquet : « Non… Non non… Pas du tout… ». Bien-sûr que ça me dérange ! Comment peuvent-ils être aussi bêtes ?! Lui encore, je comprends, il n'a aucune raison de se sentir de trop. Mais elle, nom de Dieu, à quoi pense-t-elle ? D'accord, elle m'a fait comprendre que notre « histoire » est terminée, qu'on est passé à autre chose. D'accord, j'ai menti, j'ai dis que j'étais cool avec ça. Mais enfin quand-même, quand bien même ! C'était notre trip ! Elle aurait pu imaginer que ça me gonfle qu'elle… Oh, et puis merde, tant pis ! Je reste souriant, je ne montre rien, je ne vais pas, en plus, perdre la face. Ni nous gâcher nos vacances.

Il faut dire que dans d'autres circonstances, j'eus été ravi de voir débarquer Michaël. Tout comme Rotem, il est un compagnon de voyage idéal sous tous rapports. Ce n'est pas un mec cool, c'est un mec bien. Je le trouve vraiment, vraiment chouette. Et puis je me rappelle mon sentiment de la veille, toutes les « coïncidences », tous les « signes ». L'Univers tout entier est là qui veille sur moi, qui conspire à me conduire absolument là où je dois être, à vivre précisément ce que je dois vivre, à rencontrer exactement qui je dois rencontrer. Michaël fait donc partie du « plan ». Je décide d'avoir un peu confiance en mes dieux, et je me détends.

Nous cheminons longuement vers Gokarna. Je passe la totalité du voyage, c'est-à-dire près de quarante heures, sans dormir. Je me souviens des Indiens non-anglophones, amassés en cercle autour de nous à la gare d’Ahmedabad, fascinés par la fille aux yeux de miel, la contemplant avec des sourires hébétés, résistant d’un même sourire à toutes nos entreprises de communication. Je me souviens comme ça l'agace, la pauvre (mais moi je trouve ça rigolo). Je me souviens de notre tentative pour squatter en seconde classe avec nos billets troisième classe, de l’intraitable contrôleur qui nous somme de regagner notre compartiment. Je me souviens comme ça l'agace, la pauvre (mais moi je trouve ça rigolo). Je me souviens d’un ciel au crépuscule, avec des nuages multiformes, qui ne ressemble à aucun autre ciel que j’aie jamais vu ni avant ni depuis. Je me souviens comme ça la laisse indifférente, elle qui d'habitude tombe en transe devant le moindre arbuste (mais moi je trouve ça magnifique). Je pourrais bien, finalement, être aussi cool qu'elle. Je me souviens de nos récits de désert, de son safari en duo avec un camel driver lubrique, qui n'a rien osé tenter mais qui aurait bien voulu. Je me souviens que nous évoquons les inaccessibles et irrésistibles Indiennes avec Michael. Comme il a une copine en France, je glisse que « de toutes façons t'es maqué ». Je me fiche éperdument de son couple, je veux juste m'assurer qu'il ne tentera rien avec la fille aux yeux de miel. « Oh, tu sais, je suis parti pour des mois… alors si une occasion se présente de vivre un truc chouette, ça restera mon jardin secret et voilà tout… ». Et merde ! Je me souviens qu'à la fin, la fatigue me fait badder. Je me souviens qu'elle me demande si ça va, que je lui mens une fois encore : « Je suis naze, c'est tout ». Vers la fin du périple, j’écris ces mots : « Impossible de dormir et je sais qu’à ce stade, je ne suis plus en condition de penser de façon structurée, seulement de ressentir des intuitions qui me déplaisent. Je ne peux me fier à rien dans cet état où tout est fossé par l'épuisement, et je déteste décidément ces moments entre la porte qui se ferme et la porte qui s’ouvre ». Finalement, nous arrivons à Gokarna, un village minuscule et charmant dont le nom signifie « oreille de vache », encore un lieu sacré pour les hindous. L'Inde du Sud, je le vois tout de suite, est plus détendue, plus smooth que l'Inde du Nord. Nous vidons une partie de nos sacs à dos dans le coffre d'une guesthouse. Le bon sens voudrait que nous prenions un rickshaw, mais nous entreprenons avec je ne sais quelle détermination surhumaine de marcher une heure à travers les collines. Jusqu’à, enfin, atteindre Om Beach.

Parvenu à destination, il nous faut louer non pas des chambres mais des huttes. La logique, l'évidence, voudrait qu'elle et moi prenions une hutte à deux. Ou alors que nous en prenions une chacun. Mais avant que quiconque n'ait le temps de suggérer quoi que ce soit, la fille aux yeux de miel proclame sa décision : « Bon, on prend une hutte à trois, alors ? ». Je devrais protester, mais que dire ? Une fois encore je me tais. Ivre de fatigue, je m'écroule avec eux dans la petite cahute et nous dormons une éternité.

Au réveil, j'essaie de ranimer ma bonne humeur, mais cette histoire de hutte m'a achevé. Sans la hutte, je suis fichu. Tous mes plans tombent à l'eau. Il ne s'agissait pas, bien sûr, de lui sauter dessus dès la première nuit. Mais la présence de Michaël rend tout impossible. Et là, je ne sais pas ce qui m'arrive. Le poids de toutes les épreuves que j'ai traversées depuis un an me retombe sur les épaules. Les babapunks qui veulent ma peau, la pression incessante liée à mes projets artistiques, la fatigue, l'abus d'alcool et autres substances, la mort de ma mère, la connerie de mon père, l'obligation de me faire chier vingt-quatre heures par semaines à jouer à « l'agent de sécurité » pour le fric, ces deux longues années sans véritable histoire d'amour ni vacances, les interrogations qu'on a à vingt-quatre ans quand on n'a pas un diplôme pour attester d'une culture générale pourtant excellente, pas une compétence professionnelle en dehors du si précaire domaine de la culture. Et bien-sûr, et surtout, la fille aux yeux de miel qui n'est pas amoureuse de moi, qui n'arrête pas de m'annoncer des trucs de merde et de me demander avec candeur si « ça ne me dérange pas »…

Parvenu au soir, tout le monde festoie autour d'un feu de camp et je me tire à l'écart avec mon stylo et mon cahier. Je me sens totalement abattu. Fatalement déprimé. Elle vient me voir plusieurs fois, Michaël également. Mon changement soudain d'attitude les étonne, les inquiète. Je leur répète comme un mantra que « tout-va-bien-j'ai-juste-un-coup-de-blues-j'ai-besoin-d'être-seul-ça-va-passer ». Au moment de se coucher, j'annonce que je me sens à l'étroit dans cette hutte, qu'il fait trop chaud et qu'on est trop nombreux. Je m'en vais dormir à la belle étoile, sur la plage. Et comme cette nouvelle excentricité les affole de plus belle, j'affirme que ça ira mieux demain.

Mais ça ne va pas mieux demain. Je sombre d'heure en heure dans une déprime inextricable et profonde. Avec le recul, ou vu de l'extérieur, ça peut paraître ridicule. Ça me paraît déjà ridicule sur le moment. OK il y a cette histoire de Michaël. Mais si j'étais au summum de mon groove, je me débrouillerais pour passer des moments seul avec elle. Je jouerais le jeu du mec hyper-sociable, je copinerais avec tout le monde et je serais si cool qu'elle me mangerait dans la main. Il y aurait bien, alors, un moment propice pour l'embrasser. Et sinon je pourrais lui proposer une hutte à deux à Hampi, qui est la destination suivante. Je pourrais même penser à long terme, prendre sur moi ici pour être à ce point cool qu'elle craquera plus tard en France. Elle m'aime. Elle n'est pas amoureuse de moi mais elle m'aime. Elle me trouve séduisant. Elle a aimé se faire câliner. C'est juste que, par quelque obstination stupide du genre qu'en ont les filles, elle a décrété que je serais son ami et pas son mec. C'est vraiment ça : un décret. Elle n'a pas l'ombre d'une raison valable... Avec un peu de jugeote et beaucoup de patience, je pourrais désamorcer ça. Bref, je suis ridicule, je le sais, et le fait de le savoir me plonge plus profondément encore dans ma dépression spontanée. Pour couronner le tout, Om Beach est une sorte d’oasis paradisiaque, totalement coupé du monde. Une plage, des huttes et des paillotes encastrées entre la jungle et les collines d'un côté, l'Océan Indien de l'autre. On ne peut pas imaginer pire endroit pour déprimer, précisément parce que tout est conçu pour ne pas déprimer ! C'est beau. Tout le monde est détendu. Le soleil brille. Il fait chaud. Le sable, les palmiers, la nature, la mer. On aperçoit même des putains de dauphins au loin ! Déprimer ici implique d'être vraiment pas bien dans sa tête. Et cette idée-là vient encore s'ajouter à la montagne de choses qui me désolent !

La dernière phase du voyage s'annonce glauque...

Expérience suivante : The Om Beach Experience (Pt. 2).

7 commentaires:

Rachou Solemio a dit…

j'ai commencé à la lire :) superbe texte ! je poursuivrai à midi si mon mec ne me dérange pas trop lol sinon je risque d'être de mauvais poil lollll :) :)

Rachou Solemio a dit…

je dirais excellente première partie de la Om Beach expérience :) bravoo !!!! ça donne envie d'en lire + :) grosses bises

Claude Curutchet a dit…

Un grand plaisir de lire ce nouvel épisode des aventures du talentueux écrivain Shaomi. Merci pour cette évasion.

Cachou a dit…

Finalement, ça me paraît presque "normal" de déprimer dans de tels lieux.
Peut-être parce qu'ils semblent vouloir substituer leur décor de rêve à la recherche de nos rêves propres, à nous imposer leur perfection. C'est donc forcément inabouti puisqu'il n'y a plus rien à espérer ... Ouais, je ne suis pas très claire. Je le sens bien !
Bon, et puis ta nana, là, elle m'énerve !!!!!

Gévé a dit…

Un triangle amoureux parait que c'est infernal et puis si on y rajoute le malheur qu'on est capable de s'infliger à nous mêmes.

Patatartiner a dit…

Mouais, sa candeur ressemble un peu à du sadisme, à cette belle ingénue s’ingéniant à te repousser par ces mains tendues à d'autres que toi !
Ce serait un test que ça ne m’étonnerait pas !!

Mauron a dit…

Comme c'est sinueux, compliqué, torturant, les jeux cachés d'ego, ces tactiques, ces stratégies pour exister aux yeux de l'autre et à ses yeux propres, cette avidité dévorante du désir... Seul moyen d'en échapper, partir de la hutte comme on quitte la Caverne de Platon, et enfin mesurer l'infime de son être aux étoiles. Comprendre l'inanité de tous ces jeux... J'avais observé dans cette espèce de bocal pour étranger qu'était l'Hôtel de l'Amitié à Pékin un jeu pervers du même ordre entre une nana et deux mecs, la nana qui voulait cacher à son copain la relation qu'elle avait avec un autre et ces jeux de chat et de souris. Pas tout à fait pareil à ce que tu as vécu, mais du même ordre.

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...