Premier
voyage en Inde, février-mars 2001.
12
mars 2001 - 17 mars 2001 : The
Om Beach Experience,
Gokarna (Karnataka)
C'est
le matin. La jeune fille aux yeux de miel monte dans le bus. Nous
quittons Jaisalmer. Un regard, un sourire, tout va bien. Et puis
derrière, j'aperçois Michaël, le Français rencontré la veille.
Il hisse son sac à dos dans le véhicule. La jeune fille aux yeux de
miel capte mon air étonné. « Oh, à propos, Michaël m'a
demandé s'il pouvait nous accompagner à Om Beach. J'espère que ça
te dérange pas…? ». Il semble que cette phrase, ce
« j'espère que ça te dérange pas », soit destinée à
devenir un rituel entre nous. Alors je sacrifie au rituel :
« Non… Non non… Pas du tout… ». Pendant le trajet,
Michaël s'explique : « Je savais pas trop où aller après
Jaisalmer. Vous êtes adorables, cette histoire de plage m'a inspiré,
alors voilà… ». Et comme un écho : « J'espère
que ça te dérange pas ? ». Il ignore tout de ce qui
s'est joué, de ce qui se joue, entre elle et moi. Il nous prend pour
de simples amis. Elle aussi d'ailleurs, nous prend désormais pour de
simples amis. Je joue au perroquet : « Non… Non non…
Pas du tout… ». Bien-sûr que ça me dérange ! Comment
peuvent-ils être aussi bêtes ?!
Lui encore, je comprends, il n'a aucune raison de se sentir de trop.
Mais elle, nom de Dieu, à quoi pense-t-elle ? D'accord, elle
m'a fait comprendre que notre « histoire » est terminée,
qu'on est passé à autre chose. D'accord, j'ai menti, j'ai dis que
j'étais cool
avec ça. Mais enfin quand-même, quand bien même ! C'était
notre
trip ! Elle aurait pu imaginer que ça me gonfle qu'elle… Oh,
et puis merde, tant pis ! Je reste souriant, je ne montre rien,
je ne vais pas, en
plus,
perdre la face. Ni nous gâcher nos vacances.
Il
faut dire que dans d'autres circonstances, j'eus été ravi de voir
débarquer Michaël. Tout comme Rotem, il est un compagnon de voyage
idéal sous tous rapports. Ce n'est pas un mec
cool,
c'est
un mec
bien. Je
le trouve vraiment, vraiment chouette. Et puis je me rappelle mon
sentiment de la veille, toutes les « coïncidences »,
tous les « signes ». L'Univers tout entier est là qui
veille sur moi, qui conspire à me conduire absolument là où je
dois être, à vivre précisément ce que je dois vivre, à
rencontrer exactement qui je dois rencontrer. Michaël fait donc
partie du « plan ». Je décide d'avoir un peu confiance
en mes dieux, et je me détends.
Nous
cheminons longuement vers Gokarna. Je passe la totalité du voyage,
c'est-à-dire près de quarante heures, sans dormir. Je me souviens
des Indiens non-anglophones, amassés en cercle autour de nous à la
gare d’Ahmedabad, fascinés par la fille aux yeux de miel, la
contemplant avec des sourires hébétés, résistant d’un même
sourire à toutes nos entreprises de communication. Je me souviens
comme ça l'agace, la pauvre (mais moi je trouve ça rigolo). Je me
souviens de notre tentative pour squatter en seconde classe avec nos
billets troisième classe, de l’intraitable contrôleur qui nous
somme de regagner notre compartiment. Je me souviens comme ça
l'agace, la pauvre (mais moi je trouve ça rigolo). Je me souviens
d’un ciel au crépuscule, avec des nuages multiformes, qui ne
ressemble à aucun autre ciel que j’aie jamais vu ni avant ni
depuis. Je me souviens comme ça la laisse indifférente, elle qui
d'habitude tombe en transe devant le moindre arbuste (mais moi je
trouve ça magnifique). Je pourrais bien, finalement, être aussi
cool
qu'elle. Je me souviens de nos récits de désert, de son safari en
duo avec un camel
driver
lubrique, qui n'a rien osé tenter mais qui aurait bien voulu. Je me
souviens que nous évoquons les inaccessibles et irrésistibles
Indiennes avec Michael. Comme il a une copine en France, je glisse
que « de toutes façons t'es maqué ». Je me fiche
éperdument de son couple, je veux juste m'assurer qu'il ne tentera
rien avec la fille aux yeux de miel. « Oh, tu sais, je suis
parti pour des mois… alors si une occasion se présente de vivre un
truc chouette, ça restera mon jardin secret et voilà tout… ».
Et merde ! Je me souviens qu'à la fin, la fatigue me fait
badder.
Je me souviens qu'elle me demande si ça va, que je lui mens une fois
encore : « Je suis naze, c'est tout ». Vers la fin
du périple, j’écris ces mots : « Impossible de dormir
et je sais qu’à ce stade, je ne suis plus en condition de penser
de façon structurée, seulement de ressentir des intuitions qui me
déplaisent. Je ne peux me fier à rien dans cet état où tout est
fossé par l'épuisement, et je déteste décidément ces moments
entre la porte qui se ferme et la porte qui s’ouvre ». Finalement,
nous arrivons à Gokarna, un village minuscule et charmant dont le
nom signifie « oreille de vache », encore un lieu sacré
pour les hindous. L'Inde du Sud, je le vois tout de suite, est plus
détendue, plus smooth
que l'Inde du Nord. Nous vidons une partie de nos sacs à dos dans le
coffre d'une guesthouse.
Le bon sens voudrait que nous prenions un rickshaw,
mais nous entreprenons avec je ne sais quelle détermination
surhumaine de marcher une heure à travers les collines. Jusqu’à,
enfin, atteindre Om Beach.
Parvenu
à destination, il nous faut louer non pas des chambres mais des
huttes.
La logique, l'évidence, voudrait qu'elle et moi prenions une hutte à
deux. Ou alors que nous en prenions une chacun. Mais avant que
quiconque n'ait le temps de suggérer quoi que ce soit, la fille aux
yeux de miel proclame sa décision : « Bon, on prend une
hutte à trois, alors ? ». Je devrais protester, mais que
dire ? Une fois encore je me tais. Ivre de fatigue, je m'écroule
avec eux dans la petite cahute et nous dormons une éternité.
Au
réveil, j'essaie de ranimer ma bonne humeur, mais cette histoire de
hutte m'a achevé. Sans la hutte, je suis fichu. Tous mes plans
tombent à l'eau. Il ne s'agissait pas, bien sûr, de lui sauter
dessus dès la première nuit. Mais la présence de Michaël rend
tout impossible.
Et là, je ne sais pas ce qui m'arrive. Le poids de toutes les
épreuves que j'ai traversées depuis un an me retombe sur les
épaules. Les babapunks qui veulent ma peau, la pression incessante liée à mes projets artistiques, la fatigue, l'abus d'alcool et autres substances, la mort de ma mère, la connerie de mon père, l'obligation de me faire
chier vingt-quatre heures par semaines à jouer à « l'agent de
sécurité » pour le fric, ces deux longues années sans
véritable histoire d'amour ni vacances, les interrogations qu'on a à
vingt-quatre ans quand on n'a pas un diplôme pour attester d'une
culture générale pourtant excellente, pas une compétence
professionnelle en dehors du si précaire domaine de la culture. Et
bien-sûr, et surtout, la fille aux yeux de miel qui n'est pas
amoureuse de moi, qui n'arrête pas de m'annoncer des trucs de merde
et de me demander avec candeur si « ça ne me dérange pas »…
Parvenu
au soir, tout le monde festoie autour d'un feu de camp et je me tire
à l'écart avec mon stylo et mon cahier. Je me sens totalement
abattu. Fatalement déprimé. Elle vient me voir plusieurs fois,
Michaël également. Mon changement soudain d'attitude les étonne,
les inquiète. Je leur répète comme un mantra que
« tout-va-bien-j'ai-juste-un-coup-de-blues-j'ai-besoin-d'être-seul-ça-va-passer ».
Au moment de se coucher, j'annonce que je me sens à l'étroit dans
cette hutte, qu'il fait trop chaud et qu'on est trop nombreux. Je
m'en vais dormir à la belle étoile, sur la plage. Et comme cette
nouvelle excentricité les affole de plus belle, j'affirme que ça
ira mieux demain.
Mais
ça ne va pas mieux demain. Je sombre d'heure en heure dans une
déprime inextricable et profonde. Avec le recul, ou vu de
l'extérieur, ça peut paraître ridicule. Ça me
paraît déjà ridicule sur
le moment.
OK il y a cette histoire de Michaël. Mais si j'étais au summum de
mon groove,
je me débrouillerais pour passer des moments seul avec elle. Je
jouerais le jeu du mec hyper-sociable, je copinerais avec tout le
monde et je serais si cool
qu'elle me mangerait dans la main. Il y aurait bien, alors, un moment
propice pour l'embrasser. Et sinon je pourrais lui proposer une hutte
à deux à Hampi, qui est la destination suivante. Je pourrais même
penser à long terme, prendre sur moi ici pour être à ce point cool
qu'elle craquera plus tard en France. Elle m'aime. Elle n'est pas
amoureuse de moi mais elle m'aime. Elle me trouve séduisant. Elle a
aimé se faire câliner. C'est juste que, par quelque obstination
stupide du genre qu'en ont les filles, elle a décrété
que je serais son ami
et pas son mec.
C'est vraiment ça : un décret.
Elle n'a pas l'ombre
d'une raison valable... Avec un peu de jugeote et beaucoup de
patience, je pourrais désamorcer ça. Bref, je suis ridicule, je le
sais, et le fait de le savoir me plonge plus profondément encore
dans ma dépression
spontanée.
Pour couronner le tout, Om Beach est une sorte d’oasis
paradisiaque, totalement coupé du monde. Une plage, des huttes et
des paillotes encastrées entre la jungle et les collines d'un côté,
l'Océan Indien de l'autre. On ne peut pas imaginer pire
endroit
pour déprimer, précisément parce que tout
est
conçu pour ne
pas
déprimer ! C'est beau. Tout le monde est détendu. Le soleil
brille. Il fait chaud. Le sable, les palmiers, la nature, la mer. On
aperçoit même des putains de dauphins au loin ! Déprimer ici
implique d'être vraiment pas
bien dans sa tête.
Et cette idée-là vient encore
s'ajouter à la montagne de choses qui me désolent !
La
dernière phase du voyage s'annonce glauque...
Expérience
suivante : The Om Beach Experience (Pt. 2).
7 commentaires:
j'ai commencé à la lire :) superbe texte ! je poursuivrai à midi si mon mec ne me dérange pas trop lol sinon je risque d'être de mauvais poil lollll :) :)
je dirais excellente première partie de la Om Beach expérience :) bravoo !!!! ça donne envie d'en lire + :) grosses bises
Un grand plaisir de lire ce nouvel épisode des aventures du talentueux écrivain Shaomi. Merci pour cette évasion.
Finalement, ça me paraît presque "normal" de déprimer dans de tels lieux.
Peut-être parce qu'ils semblent vouloir substituer leur décor de rêve à la recherche de nos rêves propres, à nous imposer leur perfection. C'est donc forcément inabouti puisqu'il n'y a plus rien à espérer ... Ouais, je ne suis pas très claire. Je le sens bien !
Bon, et puis ta nana, là, elle m'énerve !!!!!
Un triangle amoureux parait que c'est infernal et puis si on y rajoute le malheur qu'on est capable de s'infliger à nous mêmes.
Mouais, sa candeur ressemble un peu à du sadisme, à cette belle ingénue s’ingéniant à te repousser par ces mains tendues à d'autres que toi !
Ce serait un test que ça ne m’étonnerait pas !!
Comme c'est sinueux, compliqué, torturant, les jeux cachés d'ego, ces tactiques, ces stratégies pour exister aux yeux de l'autre et à ses yeux propres, cette avidité dévorante du désir... Seul moyen d'en échapper, partir de la hutte comme on quitte la Caverne de Platon, et enfin mesurer l'infime de son être aux étoiles. Comprendre l'inanité de tous ces jeux... J'avais observé dans cette espèce de bocal pour étranger qu'était l'Hôtel de l'Amitié à Pékin un jeu pervers du même ordre entre une nana et deux mecs, la nana qui voulait cacher à son copain la relation qu'elle avait avec un autre et ces jeux de chat et de souris. Pas tout à fait pareil à ce que tu as vécu, mais du même ordre.
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