19 novembre 2011

The India Experience - 12/ The Desert Experience (Pt. 3)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Desert Experience (Pt. 2).


27 février 2001 - 9 mars 2001 : The Desert Experience, Désert du Thar (Rajasthan)

Dix jours en solo dans les dunes, fruit d'un désir profond d'isolement. Ces dix jours, pourtant, ne sont pas entièrement solitaires : ma retraite est perturbée à trois reprises. Un après-midi, un berger qui ne parle que le rajasthani passe par là et se comporte comme ses confrères de Pushkar. Il s’assoit quelques minutes sans mot dire, me regarde bêtement, puis repart. Un autre jour, un camel driver vient s'enquérir des raisons de ma présence. Il me demande ensuite si je souhaite rencontrer les Occidentaux qui l'accompagnent, afin de « sauter une touriste derrière une dune ». Mon refus courtois l'étonne beaucoup. La troisième interruption se produit le huitième soir : le même camel driver revient, mais cette fois-ci à la demande de son groupe de touristes. Ils souhaitent inviter le « mystérieux campeur du désert » à dîner. N’ayant adressé la parole à personne depuis une semaine, j’accepte. Outre le dîner, nous nous enivrons de whisky frelaté. Je discute davantage avec l'Indien qu’avec les touristes. Malgré leur hospitalité, ceux-ci ne présentent guère d'intérêt. Ils sont jeunes mais leurs vies déjà sont planifiée : du sexe, de la drogue et du rock & roll dans un premier temps puis, par la suite, une bonne situation, une famille, une maison, une piscine et un chien. Ils sont gentils mais ils me gonflent un peu. Je repars passablement soûl, et parcours dans cet état le kilomètre qui sépare leur campement du mien. Ce périple est d’autant plus mémorable qu’il pourrait m’être fatal à cause des serpents. Mais mon heure n’est pas encore venue.

Le neuvième jour, j'arrive au bout de La Grève et de mes réserves d’eau. Comme Thomas Cook (qui m’a dit qu’il viendrait soit ce jour-ci soit le lendemain) n’arrive pas, je me rationne autant que se peut. J’écris la chose suivante : « Je crois que pour la première fois de ma vie je peux dire que je suis pleinement heureux, vraiment, totalement heureux ». Ma dernière nuit se passe, logiquement, sous la pleine lune.

Encore aujourd’hui, les mots me manquent pour décrire ce grand silence sur fond de vent, cette sérénité totale qui m’entoure. Il me semble, à l'écrire, que ça a l'air de passer très vite pour le lecteur mais c'est très long, dix jours là-bas. Assez long en tout cas pour provoquer quelques métamorphoses intérieures. Je finirai par écrire un court poème à propos de tout ça, mais je crois que le langage est impropre à conter le désert parce que, précisément, le désert nous sort du langage. Il nous replonge dans un état d'être un peu animal, quasi méditatif, où les mots n’ont plus beaucoup de sens ni d’intérêt. La chose la plus marquante est peut-être au bout du compte ce sentiment d’appartenir totalement au monde. Au neuvième jour, je ne me sens ni plus ni moins important que l’arbre, les faucons, les chèvres, les vaches, les chameaux, les gazelles, les fourmis et même ces putains de mouches. En dix jours mon ego, mes névroses et mes problématiques d’animal urbain sont devenus dérisoires. Je suis juste un élément naturel parmi d’autres. C'est d'ailleurs ce qui rend si anodine une absence d'hygiène qui, ailleurs, me serait insupportable. Le désert est un bon remède au sentiment d’importance que l’on se donne trop souvent à soi-même. Et c'est ainsi que finalement, j'apprends un peu de cette humilité que j'étais venu chercher.

Le lendemain, Thomas arrive en fin de matinée. Quelques minutes plus tôt, j’ai consommé ma dernière goutte d’eau en me demandant s’il viendra ou non et ce que je ferai s’il ne vient pas. Nous passons la journée ensemble, à discuter à dos de chameau. Nous dormirons dans son village natal, un petit hameau musulman où l'on vit sans électricité. Les vêtements blancs de Thomas sont souillés de taches multicolores : Jaisalmer est en plein Holi, le « festival des couleurs », une tradition hindoue qui consiste à s’asperger mutuellement de liquides et de poudres colorées. « Fucking hindus », peste-t-il en contemplant sa belle tenue fichue…

Je lui demande si les troupeaux de chèvres, de vaches et de chameaux qui m’ont visité chaque jour sont libres ou quoi. J'apprends que les chameaux au moins appartiennent à des gens. Mais on les laisse libres la moitié de l’année, parce qu'ils ne servent à rien. « Comment diable font les propriétaires pour les retrouver ? » « Tu as remarqué les symboles marqués au fer, sur leurs pelages ? Et bien les propriétaires vont de village en village et interrogent les gens quant à ces marques, jusqu'à tomber sur le bon troupeau ». Son histoire me laisse bouche bée : le désert est si grand… Il serait tellement plus simple de garder les chameaux dans un enclot… Mais telle n'est pas la logique indienne. En parlant de logique indienne, Thomas me glisse qu’il lui eut été aisé d'envoyer des gens pour me dépouiller mais qu'il n’en a rien fait car il « a peur de Dieu ». L’islam, qui sera dans quelques mois proclamé « ennemi numéro un » de la civilisation occidentale, m’aura été bien utile dans ce cas précis.

Thomas se livre un peu à moi. Son existence tourne autour de son travail, de sa famille et de ce désert où il aime parfois errer seul. C'est le seul décor qu'il connaisse : il n'a jamais mis un pied hors du Rajasthan. Il jure être fidèle à sa femme (nous savons que c'est faux puisqu'il a voulu qu'on baise, mais peut-être ne la trompe-t-il qu'avec des hommes et peut-être qu'à ses yeux ça ne compte pas). Lorsque je mentionne mon vœu de ne pas avoir d'enfants, Thomas s'insurge en face d'une telle irresponsabilité, m'assène qu'il faudra bien quelqu'un pour « s'occuper de moi quand je serai vieux ! ». Je lui décris le tableau : mes hypothétiques enfants se contenteraient de m'incarcérer en maison de retraite. Notre culture lui semble tout d'un coup bien décadente…

Décadent, l'Occident l'est à bien des égards aux yeux des Indiens… Thomas m'interroge : est-ce que, dès le lendemain, ma première préoccupation sera de « trouver une touriste à Jaisalmer, pour baiser » ? Comme je lui réponds que non, il me contemple d'un air ébahi. « But… Why?! ». Il est vraiment, sincèrement, très étonné. C'est tout de même étrange à force, qu'ils me prennent tous pour un obsédé sexuel ! Les deux types d'Amritsar, Gopal, le camel driver des jours précédents et maintenant Thomas Cook ! Et puis je comprends soudain ! L'évidence est si énorme qu'elle m'avait échappée. C'est exactement comme le problème de Tasleem avec ses collègues ! L'Inde est un pays complètement fermé à la sexualité : celle-ci est virtuellement impossible en dehors du mariage et de la prostitution. Les jeunes indien(nes) n'ont pas de petit(e)s ami(e)s : la chose serait proprement scandaleuse ! Ici un simple regard coquin, une simple parole audacieuse – ne parlons même pas d'un effleurement ! – sont le comble de l'érotisme. À côté de cela, il y a les touristes : des tas de jeunes Occidentaux débarquent en Inde chaque année. Sous les yeux des Indiens effarés, ils se rencontrent, s'embrassent et couchent ensemble. Tout ceci a souvent lieu en l'espace d'une seule soirée. Ce comportement, pour nous assez naturel, tient ici du libertinage le plus radical. Les Indiens, qui assistent à cela régulièrement, en ont conclu que les Occidentaux baisent comme ils boivent un café : n'importe-quand, n'importe-où, n'importe-comment et avec la première personne qui passe ! En d'autres termes, ils sont convaincus que la vie en Occident est telle que décrivent les films pornographiques ! Deux personnes se rencontrent, discutent une minute et se dépêchent d'aller copuler derrière le premier arbre ! Ceci m'éclaire d'ailleurs sur une anecdote qui s'est produite juste avant la Desert Experience. Je marchais dans la rue. Trois jeunes Indiennes discutaient sur le pas d'une porte. Elles étaient belles à tomber par terre, mais je ne les ai pas regardées avec la moindre lubricité, ni même avec insistance. Mon regard s'est simplement posé sur elles, brièvement, en passant, comme il se posait sur tout ce qui était dans la rue ce jour-là. Pourtant, elles m'ont immédiatement toisé d'un air de défi, et jeté à la figure un « No! » très ferme, comme si j'étais sur le point de leur faire des avances. La société indienne est tout à fait mixte (contrairement à sa voisine pakistanaise) : je vois les hommes et les femmes se parler sans cesse. Mais à l'exception des filles-au-henné-prostitués de Pushkar, aucune jeune femme ne m'adresse jamais la parole. Je n'ai, depuis le début du voyage, presque affaire qu'à des hommes. Les femmes, pourtant, pourraient tout à fait communiquer avec moi si elles le voulaient, elles en ont le droit. Mais compte-tenu de l'image qu'elles ont de l'homme occidental, je comprends mieux, désormais, leur réserve !

Dans le village, je suis logiquement l’attraction numéro un. Les enfants – qui m’ont vu à l’aller – s’amusent beaucoup de mon déplorable état de crasse. Thomas traduit : « Ils disent que tu étais beau et propre il y a dix jours, et qu’à présent tu ne ressembles plus à rien ! ». Ils ont raison, je suis couvert de suie et de sable mais intérieurement, je me sens aussi nettoyé que je suis sale à l'extérieur. Ces gamins me laissent rêveur : il est probable qu'ils ignorent qu'on a marché sur la Lune… Ça n'est pas que cela me semble très important de le savoir, mais c'est tout à fait étrange de songer qu'on puisse ne pas le savoir. Thomas négocie aussi le rachat de ma tente, qui ne me servira plus à rien mais lui servira beaucoup à lui. La somme qu'il m’en offre est dérisoire en comparaison du prix français, mais très précieuse pour ma petite bourse. Je lui lègue en bonus ma vaisselle en inox et ce qui me reste de nourriture. La transaction doit rester secrète : la loi indienne interdit d'acheter des choses aux étrangers, à moins de payer une taxe. Je sympathise avec un autre camel driver qui, du coup, est convaincu que j'ai tout donné à Thomas. Il voudrait bien lui aussi quelque chose. Mais il arrive trop tard : Thomas m'a délesté de tout le superflu. Je trouve quand-même un truc : mon « aspirateur à venin ». Il m'a raconté qu'une touriste a failli mourir à cause d'un serpent, quelques mois plus tôt, alors qui sait si ça ne sauvera pas une vie. Il est déçu, mais je n'ai vraiment rien d'autre.

Le lendemain, nous entrons dans Jaisalmer. Le boucan me saute d’autant plus aux oreilles que la ville est plongée dans l'hystérie du festival des couleurs. Lorsque je parviens à l’hôtel Anurag, les hindous hilares m'ont métamorphosé en arc-en-ciel. De toute façon, j’avais prévu de prendre une très, très longue douche. La première depuis douze jours !

La Desert Experience est terminée. Je l'ai fait !


Prochaine expérience : The Jaisalmer Experience (Pt. 2).

8 commentaires:

Élaine Germain a dit…

Tu l'a fait!!!

Anonyme a dit…

textes magnifiques je trouves. Un plaisir de m'évader dedans ;) tu as du talent

Claude Curutchet a dit…

C'est toujours un ravissement de te lire Shaomi. J'ai vécu ton aventure à tes côtés. Les émotions, les effets du désert , de la solitude. C'est tellement bien écrit et le récit si vivant ! Merci Shaomi pour ce beau voyage en ta compagnie.

Cachou a dit…

De quoi me donner encore plus l'envie d'une telle escapade dans le désert, pour me laver de moi, et surtout de mes "obligations". Mais survit-on vraiment au désert ? ... Il semble qu'on tue une partie de soi-même, pour en faire vivre plus intensément une autre.
Mais surtout je me demandais aussi si ce ne pouvait être, pour certains plus fragiles, une porte béant sur la folie.

Je me serais quand même bien fait au passage "un court poème à propos de tout cela" mais pfff, le lien ici aussi s'est fait la malle :-)

Claude Hersant a dit…

Voilà, on y est, TU y es.
Expérience difficile à transmettre en mots, en effet. C'est aussi possible de e le revivre dans des endroits un peu à l'écart qui ne sont pas à proprement parler le désert. Mais c'est particulièrement intense dans le désert.

L'itinérante a dit…

Passionnante expérience que j'ai passionnément lue.

boudune a dit…

Même questionnement que Cachou, et toujours dans tes pas avec force. On s'en va en te lisant.

Patatartiner a dit…

Eh ben c'est bien, tu as un peu redoré notre image bien souillée d'occidentaux décadents !
Comme quoi, les gamins du village ont vu ta saleté extérieure mais quelques adultes ont pu se rendre compte que cette indécente bestialité de développés n'existe pas en toi !
D'ac avec le comm de Cachou, un exil en plein désert révèle ce que tu es au plus profond de toi... Tu as trouvé la méditation et la force de te relever de ton passé, tous n'en auraient pas été capable, seuls avec eux même ^^

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