Premier
voyage en Inde, février-mars 2001.
10
mars 2001 - 12 mars 2001 : The
Jaisalmer Experience,
Jaisalmer (Rajasthan)
La
fille aux yeux de miel ! Nous avons convenu par email, avant la
Desert
Experience,
de nous retrouver dans quelques jours à Gokarna. C'est à dire en
Inde du Sud. C'est-à-dire très loin.
Au
premier soir de mon retour à la civilisation, je festoie en
compagnie du personnel de l’hôtel Anurag. Enfin quand je dis « en
compagnie », cela signifie qu'ils me regardent manger, puis se
retirent dans la cuisine pour y dîner en cachette. La pratique peut
paraître choquante mais c’est une tradition d’hospitalité en
Inde. On honore ainsi l'invité. Il faut comprendre que dans ce pays,
l'invité est roi : on lui doit tout. C'est à peine s'il ne
peut pas pisser sur vos rideaux et baiser votre femme ! Je crois
qu'il y a un dicton ici, qui dit qu'il faut « accueillir un
invité comme on accueillerait Dieu », quelque chose comme ça :
tout est dit !
Tardivement,
sur le toit de l’hôtel, j’élabore pour la première fois la
structure de Fragments nocturnes, recueil de poèmes auquel je songe déjà depuis quelques mois. Il
manque encore un certain nombre de textes mais les bases sont là.
C’est au sommet de l’hôtel Anurag, à Jaisalmer, que je décide
d'organiser mon livre en trois parties de neuf textes chacune, afin
d’obtenir une géométrie numérique autour du chiffre neuf, que j'affectionne particulièrement (3 x 9 = 27, 2 + 7 = 9), et
que j’amorce la cohérence thématique de chacune de ces trois
parties. Le sommaire provisoire que j’obtiens n’est pas si
différent de ce que vous pouvez lire aujourd’hui :
1/
(pré)volution :
-
Showgirl
-
Quand la
nuit
(inédit)
-
Vie à
vendre
(inédit)
-
Lexomil
-
Eau
(alors nommé Rédemption)
2/
(ré)volution :
-
Prière
-
Trip
-
Je suis
(inédit)
3/
(é)volution :
-
Aube
froide
(inédit)
-
Adieu,
princesse
(inédit)
-
[manque cinq textes]
À
cette époque, le livre se nomme encore Aube :
2. Ce
n’est que plus tard, devant l’enthousiasme de Rodolphe Bessey
pour le titre du texte Fragments nocturnes, composé
et ajouté au printemps, que je déciderai de rebaptiser le recueil
(c’est également à ses conseils que l’on doit l’inclusion de
Confession
publique
et Les fous,
deux textes que je souhaitais initialement écarter). Il y aura maintes
configurations, d'autres textes seront considérés puis rejetés,
jusqu'à la « défragmentation définitive » et la
parution de janvier 2007. Il est aussi question d'illustrer le livre et je songe, entre autres, au même Rodolphe, à la jeune fille aux yeux de miel, à Ben T., à Ronald König et à quelques autres de mes amis plasticiens. Les quatre artistes susnommées réaliseront d'ailleurs quelques illustrations, mais je déciderai finalement de ne rien en faire et de publier le livre tel quel.
Je
suis là, un peu perplexe devant cette ébauche de sommaire, lorsque
je réalise que j’ai accompli ce pourquoi j’étais venu. Je suis
allé dans le désert. Voilà. Et maintenant quoi ? La suite des
événements est un total mystère pour moi : je n’ai plus
guère de but hormis celui de retrouver la fille aux yeux de miel et
peut-être, enfin, parvenir à éveiller en elle quelque sentiment
amoureux.
Est-ce
faisable ? Je ne sais pas. Je sais juste que nous allons nous
retrouver en tête à tête sur une plage paradisiaque, dans un pays
tropical, loin du regard des autres et de nos soucis quotidiens. S'il
est un espace-temps où j'ai mes chances de muer notre
« amitié-flirt » en relation, c'est encore bien
celui-là. Notre histoire est un peu étrange. Elle fut l'un des axes majeurs de
la révolution intérieure qui m'occupe depuis la rentrée. Je l'ai
rencontrée quelques mois plus tôt, fin septembre 2000, lors d'une
soirée intimiste à la Casa Okupada. J'avais déjà entendu parler
d'elle, mais elle avait quitté Lyon pendant deux ans. Elle était de
retour. Elle rayonnait. Tous les regards masculins de la Casa, ce
soir-là, étaient subjugués par cette jeune fille de vingt-deux
ans, débarquée de nulle part. Ses cheveux noirs coulaient en boucle
autour de son visage d'ange. Ses yeux cristallins semblaient une
déclaration d'amour à la terre entière. Comme les autres, j'étais
mesmérisé.
On me l'a présentée, nous avons tchatché un quart d'heure. Il
s'est avéré qu'elle était à la même squat
party que
moi, en avril 1999 à Londres. Une soirée qui m'avait marquée. Un
immeuble désaffecté de cinq étages en plein centre ville. Un
sound-system par étage. Un vrai supermarché de la drogue, aussi.
J'en avais bien profité : vin, bière, herbe, shit, coke,
ecstasy et acide ! Jamais je n'avais consommé autant de
substances différentes le même soir et le pire, c'est que je
n'étais pas défoncé, juste assez high
pour en profiter à fond. C'était une soirée internationale :
peu d'Anglais, des jeunes du monde entier. En dépit de toute la
came, l'ambiance était joyeuse, festive, chaleureuse. Ça dansait
mais ça causait beaucoup aussi… On était loin des free
parties
françaises, blindées de punks
à chiens
glauques. Un vrai beau souvenir ! J'évoquai cette petite femme
indienne, boulotte et cinquantenaire, qui dansait joyeusement au
milieu des d'jeun's.
Elle s'en souvenait bien, elle la voyait régulièrement en teufs.
Qui sait si nous ne nous étions pas croisés sans le savoir… J'ai
pris cette « coïncidence » comme un encouragement.
Au
cours des semaines suivantes, nous nous sommes recroisées ça et là,
d'une fête à l'autre. Chaque fois nous avons papoté. Chaque fois
le courant passait un peu plus. Mais il se créait autour d'elle une
drôle de spirale, une convoitise. Tous mes amis mecs (et même
certaines de mes amies filles), avaient flashé sur elle ! Je ne
fis part à personne de mon intérêt : inutile de leur donner
des raisons de se presser ! Je me contentai d'écouter tous mes potes (et les
autres), me répéter qu'ils la kiffaient. Certains voulaient juste
la sauter, d'autres étaient en train de tomber amoureux. J'entrais
dans la seconde catégorie. Je la voyais tentée, hésitant entre
tou(te)s ces prétendant(e)s (car oui, elle aimait aussi les filles).
La chance voulut qu'elle impressionnât tout le monde : personne
n'osait se jeter à l'eau. Elle semblait si inaccessible.
Mais je savais qu'il allait falloir se dépêcher d'agir, parce que
tôt ou tard quelqu'un allait me griller au poteau. Ce fut assez
fascinant à observer en tout cas : la manière dont, sans rien
faire, cette fille était devenue une légende
urbaine
en l'espace d'un mois. Elle ne s'habillait même pas sexy (elle ne
portait que des vêtements longs et amples), elle n'était même pas
allumeuse (juste chaleureuse), elle était très jolie mais il y en
avait des plus jolies. Non, c'était ce qu'elle dégageait. Elle
irradiait de bonté, de douceur, de générosité, de joie de vivre…
Je crois qu'en fait, inconsciemment, nous voulions tous un peu de ça.
Nous étions une armée de vampires, qui rêvions de nous approprier
quelques miettes de son énergie
positive.
Un
beau jour d'octobre, il fut décidé de partir en week-end vers
Montpellier, pour une free party
en pleine cambrousse. Elle était de l'expédition. J'en étais
aussi. Il y avait deux autres filles et quatre autres mecs. Je savais
qu'une des deux filles et trois des mecs étaient sur le coup. La
partie allait être serrée mais je possédais un avantage sur
eux tous. J'étais un agneau pourpre. Ou, pour citer l'auteur de bande dessinée Frank Miller,
« You're good, but me I'm magic ! ».
J'adore cette réplique ! Un trip à la campagne, une
free party…
C'était l'occase en or ! Je devais passer à l'action avant
notre retour. Bref, nous nous sommes embarqués dans deux voitures
par un vendredi après-midi. Je vous passe les détails mais la
free party,
nous l'avons trouvée le dimanche matin à l'aube, deux heures avant
qu'elle ne se termine ! Plus de vingt-quatre heures à sillonner
la campagne, à rappeler sans cesse une infoline
incompréhensible, à interroger les punks
à chiens
de Nîmes et de Montpellier, à nous faire embrouiller par des
racailles puis squatter par un vieux DJ tox qui prétendait avoir
remixé un morceau de Prince dont je savais fort bien qu'il
n'existait pas… C'était pathétique. Nous étions tous écœurés,
fatigués, las… Et ce fut mon erreur fatale. Elle me l'a dit
ensuite : elle commençait à tripper sur moi, je
la troublais, j'étais le seul à vraiment la troubler parce que, au
milieu de ses dizaines de prétendant(e)s, je dégageais un truc
différent (quoi que cela puisse signifier). Lors d'une Combustion Spontanée
à la Casa Okupada, j'avais déclamé Ah…
la lune
en la regardant droit dans les yeux (je l'avais écris la veille à
propos d'une autre fille mais ça, elle n'avait pas besoin de le
savoir). Je suppose qu'elle a capté mon regard et que ça a fait son
chemin… Ça et cette attraction réciproque, qui nous dépassait
tous les deux. Mais ce week-end-là, après vingt-quatre heures de
galères, j'étais grognon comme tout le monde. Et ce comme
tout le monde
m'a perdu : j'ai oublié d'être magique !
Dans ce marasme, hors de question bien sûr de tenter quoi que ce
soit : l'ambiance était anti-romantique
au possible ! Une semaine après, tuant des heures glaciales sur
un chantier désert dans le cadre de mon taf « d'agent de
sécurité », j'écrivais Trip
à propos de tout ça.
Il
n'empêche que nous avons continué de nous croiser sans arrêt, deux
à trois fois par semaines, au gré des fêtes et des apéros. Je ne
parvenais pas à détacher mes pensées d'elle. Avec la mort
imminente de ma mère, la fille aux yeux de miel devenait un
contrepoids, une force de vie qui s'opposait à la grande faucheuse.
Et puis j'étais hypnotisé par cette alchimie électrique entre
nous. J'étais comme un ado : je ne vivais plus que dans l'attente de la revoir. Résolu de n'en
parler à quiconque, j'exprimai ma passion dans le poème Je
suis. Je l'exposai malicieusement à la Casa, lors d'un
vernissage collectif. Elle passa devant et le lu. Tout le monde passa
devant et le lu. Personne, pas même elle, ne comprit de qui je
parlais, c'était drôle. Le jour où j'écrivis Prière,
je la retrouvai à une grosse teuf chez Rodolphe. Je lui dis les
mots suivant, exactement : « C'est juste moi qui trippe ou
il se passe quelque chose de vraiment particulier entre nous, limite
étrange ? ». Elle dit qu'elle le ressentait aussi. Je lui
dis : « Il faut qu'on parle, je veux dire en tête à
tête ». Elle dit qu'il le fallait en effet, mais pas ce soir.
Plus tard. Ailleurs. Au calme. Je l'invitai à dîner chez moi, le
lundi d'après. Elle accepta. J'en tremblai d'excitation pour le
reste de la semaine !
Le
lundi en question, mon ami Fred G. toqua à ma porte, juste avant
l'heure du rendez-vous. Il savait qu'elle venait. Il a senti
l'encens. Il a entendu Morcheeba. Il s'est fichu de moi : « Tu
lui sors le grand jeu ou quoi ? ». « On fait ce
qu'on peut. Maintenant tire-toi vite avant qu'elle n'arrive ! ».
Et elle est arrivée. Je m'étais déchiré sur la bouffe, moi qui à
l'époque ne cuisinait guère. Nous avions deux bouteilles de vin.
Nous les avons bues, doucement. Les heures se sont enfuies sans qu'on ne
s'en rende compte. Elle était là depuis huit heures du soir, et
soudain voilà qu'il était cinq heures du matin ! Nous n'étions même pas ivres. Pas du vin en tout cas. De cette nuit
extraordinaire, peut-être un peu. Assis face à face, en lotus, sur
mon canapé, nous avions parlé, parlé, parlé… Nous nous étions
livrés l'un à l'autre avec une passion furieuse. Nous nous étions
racontés nos secrets les plus intimes, nos épreuves, nos joies, nos
perspectives… Le genre de magie cliché comme dans les films, lorsque deux
âmes sœurs se rencontrent, quand il y a la musique hyper romantique
et qu'on saute d'ellipse en ellipse, avec des images qui s'enchaînent
pour nous faire comprendre en trente secondes qu'ils ont parlé des
heures. Sauf que c'était pas un film. Sauf qu'il n'y avait pas
d'ellipses. Nous savourions chaque seconde. Je ne
pouvais pas l'embrasser parce que mon instinct me dictait que ça
n'aboutirait à rien ce soir-là. Mais je ne pouvais pas lui
dissimuler quoi que ce soit : notre échange était trop vrai,
trop cru, trop honnête. Alors je lui ai glissé, le plus simplement
du monde : « Je crois que je suis en train de tomber
amoureux de toi ». Elle se l'est joué Yan Solo, elle a souri
et murmuré « Je sais ». Et c'est là qu'elle m'a
expliqué qu'elle avait cru que oui mais que en fait non, qu'il
valait mieux qu'on soit frère et sœur, etc. J'ai dit d'accord.
Quand elle est parti, à l'aube, je pensais tout le contraire. « Toi,
tu m'aimeras un jour ! ».
Alors je l'ai réinvitée à dîner.
Prochaine
expérience : The Jaisalmer Experience (Pt. 3).