4 juin 2010

Lorelei





essoufflée, elle se retourne & s’emplit
d’immensités solaires
d’appréciations complexes
de cordes intérieures
de la brise & des feuilles rouges
qui tourbillonnent autour de son cou
petite pause méditative & bilan des
sucreries qui la composent
projets de réunification
réinvention perpétuelle
les yeux qui pétillent
les arbres qui enlacent
sa peau d’herbe

fantômime, elle se joue des tours & nargue
les gammes éthiques
les choix politiques
les images figées de ces familles
embourbées, pédophages
elle se libère des ligaments que ses ancêtres ont enfoncés
dans sa chair
elle regarde les miroirs de son manoir
contemple sa main, noire de charbon
crasse des antithèses avancées
par ses travailleuses
racines
il lui suffira donc 
de purifier le temps

(interlude militaire 1)
la fausse attribution des réputations 
cache-cache avec les loups
cache-cache avec les corps qui se meuvent
dans les artères & les cocktails
derrière la cruauté des uns
derrière la mesquinerie des autres 
elle ne voit plus finalement
que les larmes des petits enfants
trahis
qu’ils étaient

« presque éveillée », se dit-elle
presque éveillée mais comme encore endolorie
cotonneuse, peut-être
il y a tant de fleurs & de coussins sur ce lit
tant de serpents chauds qui s’enroulent avec tendresse autour de ses bras
serpents roses, qui mordillent tendrement
« presque éveillée », murmure-t-elle
aux esprits qui l’accueillent en nuisettes
conseillers de ses songes à rebours
conseillers de cet instant précis & flou
lorsque l’âme flirte avec le véhicule
& qu’il est encore probable
de remonter un peu
la temporalité
d’un soi en devenir

grandes idées, petites mains 
« difficile de bâtir
un monde meilleur », se dit-elle
parfois elle rit lorsqu’elle se souvient
que son propre bonheur
peut être une sorte de filament conducteur
pour les autres âmes
elle ne perçoit pas vraiment
le pourquoi d’un si impétueux
besoin de se connaître
elle-même
mais il y a une évidence
à peine cachée
prête à naître

lorsqu’elle est brave, ses rêves périssent
s’évaporent dans la vanité 
vanité de volonté
vanité d’espérer autre chose
que le réel qu’elle peut toucher
& qui se prête aux jeux
ses désirs périssent car soudain
le réel
est son désir  

un sourire paresseux
c’est son arme de guerre…
dans les chambres environnantes
des guerriers s’agitent, des mégères explorent & implosent
tous à tâtons, tous en train de gigoter
de chercher la nourriture
dans la penderie
leur boucan si souvent l’épuise
qu’elle peut bien laisser libre cours à sa fatigue
en ne faisant rien d’autre
que ce qui a du sens

un clignement d’œil & la voilà partie
un clignement d’œil & la voilà 
décédée
ressuscitée
réinventée
prête à se moquer gentiment des guerriers
& des mégères
c’est le seul cadeau
qu’elle puisse leur faire

(interlude militaire 2)
« nous allons par-delà !
nous allons par-delà les paradigmes !
nous allons par-delà la vérité !
nous allons par-delà la science !
nous allons plus loin, plus vite, plus fort !»
d’un geste vif, elle éteint la télé

(interlude militaire 3)
comme un parfum de combats incessants 
la grâce & tout ce qui est délicat
provoque l’immédiat vomissement
des foules
alors parfois elle se cache
« est-il vrai, se demande-t-elle
est-il vrai que là-bas
des enfants meurent
à la guerre ? »
les prophéties de vie & de mort qui chaque jour
percent les oreilles des spectateurs
ces prophéties lui semblent à elle
la chambre de résonance
du cerveau humain
« si vous n’aviez pas tous ces fusils dans vos têtes, dit-elle
vos enfants ne mourraient pas »
bien sûr, personne n’écoute

charmante, sans colonne vertébrale
si légère que souvent les bourrasques l’emportent
(mais elle se plaît à flotter ainsi)
elle aime bien jouer
avec les bambins
avant qu’ils ne soient
compromis
avant que les insomnies de leurs aînés
n’aient déteint sur leurs paupières
elle caresse leurs cheveux & prie
pour que ces ébauches d’hommes & de femmes 
ne se gâchent pas
parfois les graines deviennent d’autres comme elle
prêtres & prêtresses
voués à l’incompétence
& à la joie

lorelei n’est pas sirène
les marins qui se noient dans les sons cristallins
de l’épopée qu’elle fredonne
ne sont que dommages collatéraux
d’un envoûtement personnel
les veuves & les mères qui la maudissent ignorent
qu’elle est juste ensorcelée
par son propre chant
& qu’ainsi possédée
elle ne peut l’interrompre

elle est à la fenêtre du monde
il y a bien des rondes
qu’elle ne comprend pas
mais en dessous de chacun des cailloux qu’elle soulève
se cache une fourmilière
les économies sans fond qu’on lui conte
les spirales quotidiennes & les incessants débats
ne sont pour elle
que les infernaux symptômes
du psychotique ressac 
collectif

vierges & apsaras
l’entendez-vous ?
entendez-vous le son voisé
de par delà vos vitraux ?
vous délectez-vous de ses ballets ?
vous régalez-vous de ses prières ?
elle vous est dévouée
subjuguée
par les portraits de vous
que sans cesse elle esquisse

ses yeux translucides
fixés sur les toiles d’araignées
tarentelles enchevêtrées
synchronies de toutes ces choses
qui arrivent
ses yeux embués
par l’émotion qu’éveille en elle
la chaleur d’en haut
ce pilier de lumière qui chaque jour un peu plus
la traverse & la dresse
satisfaction immanente
canal du divin

essoufflée d’avoir tant ri
déjà en elle, elle devine
cette vieille femme tout occupée
à câliner un jardin
déjà en elle, elle entrevoit l’apaisement
de son linceul lorsque, enfin
elle quittera ce monde
le corps exténué par tant de voyages intérieurs
l’âme aspirée, tendue vers le tout  
elle se souvient de la tristesse dans leurs yeux
elle se souvient de sa dernière pensée
d’un étonnement candide
« sont-ils tristes parce que je pars ?
ou parce que eux, ils restent ? »

(interlude militaire 4)
& soudain, elle seule est seule 
tout ce qu’il y a autour
s’écroule sans bruit
petites poussières
elle marche dans les décombres
de l’humanité 
livrée à elle-même
les attributions fausses
les conflits & les bombes
les guerriers & les mégères
leurs enfants voués à la catastrophe
les prophéties imminentes
rien de tout cela plus ne compte
rien du tout
pas lorsqu’elle regarde ainsi droit devant elle
& ne voit que des murs de verre
elle les traverse
lave les corps des défunts
embrasse les vivants
& s’en retourne au nid

« le cosmos est un vieil homme ridé, se dit-elle enfin
& j’aime à compter ses rides
à déchiffrer les desseins sur sa peau »
lorsque, au bout du compte
tout est prononcé 
chaque rituel accompli
afin de préserver chaque jour
l’équilibre des choses
lorsque, au bout du compte
la vie s’écoule à reculons
elle peut s’allonger
& retourner aux ritournelles
là-bas au loin
dans sa tête
petite fille, femme & vieille femme
elle ne sait guère laquelle des 3
précède l’autre
ainsi captivée par les cycles
sereine
elle s’assoupit

Inspiré par l’album She Is A Phantom de Harold Budd et Zeitgeist.
L'aquarelle est de Sue, préexistante au texte et généreusement « prêtée » pour l’illustrer. Un grand merci à elle.

22 commentaires:

Manoé a dit…

:-)

Anonyme a dit…

......

C'est beau
C'est très beau

......

Et c'est bon aussi !

Merci

Anonyme a dit…

Troisième lecture

A la première j'ai un peu pleuré
A la seconde j'ai souris
Maintenant je suis enveloppée par la musique des mots

Il y a des choses qui me touchent intimement dans ce texte mais ce n'est pas la seule raison de mon émotion...
Je crois bien que là, tu ne t'es fait aucun cadeau et c'est vraiment puissant, juste et lyrique.

Je suis heureuse pour toi !

Anonyme a dit…

c'est superbe

Anonyme a dit…

Un texte une fois de plus trés émouvant..
Besoin de le lire plusieurs fois pour essayer de tout percevoir..

Merci à toi Sha', je suis touchée et ravie par cette collaboration...

Valérie Matillat a dit…

Recul des harcèlements de dents de lion... Merci...encore.

missVmax a dit…

Whouaaaaaaaaaaa !! j'ai lu et whouaaaaaaa que pourrais-je dire de plus !!! ... à si !! superbe photo

Anonyme a dit…

en lisant ton texte (reprise à plusieurs fois car je suis longue à la détente parfois, et je n'ai pas une énorme culture ;-D !!!) j'ai ressenti comme quelque chose.. d'universel et trés profond, ca se sent que tu es allé jusqu'au fin fond de tes pensés...trés riche, humain et surnaturel en meme temps, bref ingénieux.... :)

hu=man a dit…

j'ai cliqué plusieurs fois sur 'complimenter' mais on ne peux cliquer qu'une seule fois, c'est la regle et c'est bien triste :(

Julien Ferrar a dit…

ouaouh, quel texte, quelle intuition...J'aimerais en parler avec toi un jour.

Jamel Roudani a dit…

Chapeau l'artiste !

Isabelle Janvier a dit…

Sha' je reste inconditionnelle de tes mots, tout comme je reste scotchée par les oeuvres de Sue. Un grand moment.

Nath a dit…

J'avoue qu'il vaut mieux avoir du temps pour bien lire ton texte... :D

Aline Brochard a dit…

Très beau....

Jmemêledetout a dit…

Je n'ai pas lu les mots sauf en diagonale, ptits yeux trop fatigués, mais j'ai écouté leur musique. Tes mots chantent l'âme, c'est tout ce qui m'importe. C'est du Shaomi et personne d'autre n'écrira comme cela. Un point c'est tout.

Mandy RUkwa a dit…

très beau, elle a eu raison d'éteindre la télé.....!

Yopito a dit…

L'intime en contrejour aux pigments dévoilés par ton calame trempé d'un pudique universel dont les franches ronde-bosses restent évitées usuellement par nos regards las. Ce chuchotement est l'ornement de toutes les consciences, le bracelet qui encourage l'audace des poignets à soulever la vie.

Yopito a dit…

Les récifs déchirent mon frêle esquif, mais je ne sombre pas, comme je le voudrais.

Fabrice Brunet a dit…

Cycles qui me ramènent aux "mères" et leurs ressacs dans le cycle de Dune...

Anonyme a dit…

Wow. Beaucoup de vocabulaire me manque, mais la poésie ce ne s'agit pas seulement de comprendre ou connaitre des mots isolés... J'aime la mélodie de tes mots, leur rythme, leur lisse et leur brusquerie. et j'ai rencontré une nouvelle déesse indienne. ;-)

Nadege Rene a dit…

magnifique

Lange Dominik a dit…

C'est cool en effet ce poème inspiré d'une chanson et d'un tableau également ?

A ce dernier sujet, l'image de la femme au corps nu exposé (l'origine du monde bien-sûr...), offert à notre regard ou bien possédé par la passion (livré(e) par ses couleurs il me semble ?), comporte une double lecture, ou bien encore une image cachée, puisque l'on peut y voir en revers de cette même image, comme suggéré en filigrane ici (si tu ne l'avais déjà remarqué ?) une tête de cheval (ou d'un autre animal ?) expressive suggérée !

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