17 février 2010

Ombres sur papier

Lorsque ma grand-mère maternelle nous quitta, en octobre 2005, c'est à ma tante et à moi qu'incomba la tâche de trier ses affaires. Dans la cave, bien enfouies dans des cartons qui avaient été enterrés là vingt-cinq ans plus tôt, nous trouvâmes de vieilles photographies. À vue de nez, des portraits pris entre 1890 et 1910. Des hommes tout en moustaches et en costumes noirs, et des femmes et des enfants qui sans doute étaient les leurs, tous capturés dans la non-expression des poses de l'époque.

Ma grand-mère savait-elle qui étaient tous ces gens ? Du haut de ses quatre-vingt-treize ans, elle eut sans doute été capable d'en nommer quelques-uns, et il est probable qu'elle eut été la dernière personne en ce monde à pouvoir le faire. Toutes ces photos ont fini à la benne : liquidation totale...

Ces gens, les hommes surtout, semblaient si fiers, débordants d'un sentiment d'importance. Étaient-ils médecins, avocats, instituteurs, notables de leur temps ? Étaient-ils simplement agriculteurs, artisans, commerçants endimanchés pour la photo ? Nous ne le saurons jamais, mais la façon dont ils toisaient l'objectif avec autant de rigueur qu'ils le pouvaient m'apparut totalement dérisoire... parce que quoi que ces hommes aient accomplis dans leurs modestes vies, il n'existe pas un être humain vivant sur cette terre qui serait capable de mettre un nom, une histoire, sur leurs visages fermés. Pourquoi alors ces photos ? Quel intérêt, quel sens avaient-elles si personne ne pouvait les contextualiser ?

Je ne connais pas ces gens, peut-être, sans doute, étaient-ils de braves hommes. Leur apparente arrogance n'était sans doute que le fruit d'une mode qui voulait l'homme austère et grave, mais cette apparente arrogance, combien semblait-elle soudain ridicule, dans l’abîme sans fond de leur anonymat...

Peu après, je voyais le film Dogville de Lars von Trier, et le générique de fin me plongea dans une grande mélancolie : une succession de portraits en noir et blanc, âme d'une Amérique profonde qui avait souffert, s'était contentée de peu. Nombre de visages étaient ici souriants et humbles, mais ils m'inspiraient la même sensation de vertige : des visages sans nom, sans histoire, des visages d'hommes et de femmes qui ont traversé des océans de misère, mais dont nul ne se souvient aujourd'hui...

C'est ce paradoxe de la photographie, du cinéma, de la vidéo... Ils figent une infinité de visages, pour l'éternité, mais contrairement aux témoignages écrits ils ne nous disent rien (ou si peu) sur la vie personnelle des gens qu'ils capturent. Durant des siècles, l'image se fondait dans le néant avec l'homme. Seuls les peintres (mystérieuses Joconde et Jeune fille à la perle...) nous laissaient la trace d'inconnus sans le mode d'emploi, mais ces quelques portraits abandonnés à l'histoire n'étaient pas les centaines de millions de portraits enfantés par la photographie...

Au fond, ces photos m'ont fichu froid dans le dos, parce que je voudrais bien pouvoir dire à ces gens que je sais qui ils sont, que quelqu'un sait qui ils sont. Mais personne ne sait ni ne saura plus jamais. Rien de ce qu'ils ont fait ou dit ne sera jamais plus évoqué par personne.

Mon père me reprocha par la suite d'avoir « bazardé » ces clichés, comme si j'avais commis un sacrilège à la mémoire de ces gens, de ma propre histoire familiale, de mon hérédité et éventuellement de la société occidentale tout entière. En fait, en envoyant tout ça à la benne, en offrant enfin la crémation à ces âmes mortes, j'ai eu le sentiment de leur rendre leur honneur, leur dignité. Enfin allaient-ils cesser d'être des visages sans identité. Puisque la mémoire de leurs descendants les avait trahis, mieux valait qu'ils retournent complètement au néant. Ainsi, la dérisoire vanité de leurs regards fiers, l'humiliation que leur infligeaient mon regard et celui de mes contemporains, notre insolente ignorance quant à leurs joies, leurs passions, leurs douleurs, leurs actes de bravoures, le son de leurs rires... tout cela a péri dans les flammes.

Qu'ils soient réincarnés ça ou là ou qu'ils ne soient plus du tout, ils ne méritaient pas de rester là, emprisonnés sur du papier, incompris pour l'éternité.

14 commentaires:

Yume a dit…

Le caractère très spécial de ces vieux portraits en noir et blanc est certainement dû à l'époque, comme tu l'écris. Mais aussi aux anciens appareils photos, devant lesquels les gens devaient rester immobiles un certain nombre de seconde pour que l'image se fixe sur le support. Forcément, difficile de ne pas avoir l'air un peu coincé.

Moi aussi j'ai froid dans le dos quand j'en regarde (j'en ai déjà eu l'occasion), j'ai l'impression que la photo a capturé leur âme et qu'ils me regardent en retour. C'est une sensation très dérangeante.

Bref, un héritage quel qu'il soit ne doit pas être un poids, et si tu t'es senti mieux après les avoir jeté, c'est l'essentiel.

Sigouline a dit…

Tu as bien fait je crois de brûler tous ces souvenirs qui ont représentés quelque chose pour d'autres avant toi mais qui à toi ne te parlaient pas. Je crois qu'une vie humaine sur terre n'est guère plus intéressante ou importante que celle d'un oiseau ou d'un papillon...

Sue Robichon a dit…

un texte ,rempli d'émotions..qui ne laisse pas indifférent..comme souvent :)
cependant ne regrettes-tu pas ton geste?

Florence Fraisse Sosso a dit…

j'étais prévenue, audacieuse je suis entrée, j'ai vu et j'ai aimé....Les portes sont faites pour être poussées ;-)

ou bousculées d'un coup d'encre....qui trace plaisir de vie...

et vent qui souffle puissant et emporte en furie, en douceur, en forces actives comme le monde profond....

Béatrice Margier a dit…

a chaque fois que je viens voir ton travail, je me laisse emporter et je me fais avoir.......que ce soit les textes ou les les scenars, je tilte !!! bravo shao, je n'ai malheureusement pas ton talent pour l'exprimer, mais "j'te kiffe"!! Shuss....

Papy38 a dit…

Il fallait prendre la pose chez le photographe. Aujourd'hui avec le "numérique", clic clac, c'est fait. A l'époque, il fallait attendre, sans bouger, plusieurs secondes. Ce qui explique sans doute, le visage figé... Ce port de tête que tu as imaginé hautain... Et puis, ils étaient sur leur trente et un, avec le costume du dimanche, c'était ainsi...

Lily Guo a dit…

Capturer le temps !!! Dérisoire et émouvant est le désir d'éternité. Encore plus dérangeant sont les auto-portraits. Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray en avait saisi toute l"ambiguïté ! !!!

Anonyme a dit…

j'aime bien ce texte...sans partager pour autant ton point de vue entièrement :) tu as vraiment une très chouette plume. tendre mais pas mièvre, mordante sans être acerbe...ces photos...que c'est dur! je ne stocke rien ou si peu, comme ça personne n'aura à faire ce travail là...pour autant, je ne sais pas jeter et oublier ce qui vient des autres...je les aurais sans doute gardé toutes pour en tapisser un mur flippant dans un lieu absurde... ;) pas forcément un super hommage, n'est ce pas? des bises & prends soin de toi, dormir c'est ce que font les bébés, non? et ils ont tout compris, d'avance et à l'envers...

Christian a dit…

L'attitude apparemment guindee et raide et la fixitee des regards sont dues au temps d'immobilite requise pour prendre une photo a cette epoque-la. Les sujets devaient respecter une immobilite totale pour deux ou trois minutes.

Olympia a dit…

Bonjour Shaomi,
voici mon commentaire sur ton texte : je n'ai pas de compte google, et je ne sais pas comment le déposer autrement.
Bon, ton geste de jeter ces photos m'a paru être un outrage au début, je dois même dire que ça m'a bouleversée mais en lisant la fin, je comprends ce que tu veux dire , ne pas laisser des personnes que l'on ne connait plus, qui sont oubliés emprisonnées sur des photos. Pour ma part, je ne sais pas si cela m'arrivera un jour de faire le tri dans des photos. Celles qui sont en possession de ma grand-mère, elle seule sait qui sont les visages inconnus par nous dessus. Si elle n'écrit pas au dos, nous aurons nous aussi oublié.... C'est notre arrogance de vivants d'oublier certains morts trop éloignés dans le passé.
En tout cas, je te remercie infiniment pour ce texte.
Bonne journée,
Olympia

Papy38 a dit…

C'était leur manie conserver les vieilles photos d'un temps passé qui nous semble aujourd'hui très lointain. Aujourd'hui, avec le numérique ?

jmemêledetout a dit…

Oui. Non seulement j'ai adoré ton texte, mais je suis parfaitement d'accord avec toi. D'ailleurs j'ai toujours détesté les portraits en photo et celui qui aurait voulu me prendre aurait dû courir plus vite que moi. On peut tant de choses avec une photo.

On ne peut pas dire que l'énergie de la personne n'est pas là, mais c'est celle du moment, comme si les êtres étaient figés dans un moment... on y voit une part de leur âme, de leur vécu, de leur psychisme, mais pourquoi vouloir les maintenir dans cet état sur du papier...

Je crois aux souvenirs, aux sensations, à cette mémoire des cellules qui se souvient des gens rencontrés, des paysages, de leur poésie. Je n'ai jamais pris ou presque de photo en voyage, mais c'était surtout pour ne pas oublier que je n'ai pas voulu en prendre. La photo est parfois un délit d'oubli.

La seule photo que je ne voudrais pas voir disparaître, c'est la photo insolite.

Magnifique texte Shaomi.

Nadege Rene a dit…

rhaaaaa pinaize perso j'adore les vieilles photos, je peux passer des moments à scruter des visages, expressions .... j'en ai eu une collec, celle ci est chouette

Mandy Rukwa a dit…

obso-insolence programmée ....

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