L'autre
jour, je terminais mon article sur Prince en m'interrogeant sur son
thème, et concluais qu'il s'agissait de la relation qu'un être
humain peut entretenir avec l’œuvre d'un autre être humain.
C'était vrai, mais j'ai réalisé ensuite, en partie grâce à vos
(nombreuses) réactions, qu'il s'agissait aussi d'un article sur la
résilience.
Pour conclure sur ces deux thèmes à la fois, je vous parlerai
aujourd'hui d'une seule et unique chanson : Oh
Father de Madonna,
parue sur Like A
Prayer en 1989. Si
vous ne l'avez pas lu, je vous renvoie à l'article précédent pour
comprendre le contexte de celui-ci, parce que je ne vais pas vous
refaire toute l'histoire.
Ce
qui est assez intéressant c'est que j'ai acheté Like
A Prayer en 1990,
plus d'un an avant de partir de chez ma mère, et que pendant plus
d'un an je ne me suis pas spécialement reconnu dans le texte de
cette chanson. C'est seulement à l'automne 1991, une fois tiré
d'affaire, que j'ai commencé à contempler réellement la gravité
de ce que j'avais vécu pendant trois ans. Alors, Oh
Father m'a raconté
une histoire : la mienne. Mot pour mot. J'étais en train de
vivre, de penser, de ressentir tout ce que Madonna y avait mis. Il
suffisait de remplacer « father » par « mother ».
Entendre une voix d'adulte formuler, mieux que je n'aurais alors su
le faire, tout ce qui me traversait, eut une valeur thérapeutique
remarquable en ces tout débuts de rémission.
Mais
ce n'est pas de moi que je veux parler, c'est de la chanson. Ce n'est
qu'une petite pop
song de cinq
minutes : trois couplets, un pont et un refrain. Pourtant, tout
ce qu'il y a à dire sur la résilience y est exprimé en quelques
vers simples et concis. Il paraît que Madonna a un Q.I. de 200 :
s'il en est une preuve, c'est l'incroyable justesse
de ce texte. Je vous laisse vous y plonger (avec les paroles) puis je reviens pour en
parler plus en détails.
« It's
funny that way / You can get used to the pain and the tears / What a
child will believe / You never loved me ». C'est la première
phase de résilience : la prise de conscience de son propre
statut de victime. C'est aussi, en même temps, le fait de réaliser
que l'on s'était habitué à vivre dans l'aberration et à trouver
ça normal. Et surtout, c'est « You never loved me ». Une
personne violentée, qu'elle soit enfant, femme battue ou autre
chose, est nécessairement manipulée par son bourreau. Il faut, pour
être capable d'accepter l'inacceptable, être convaincu que votre
bourreau vous aime et veut votre bien, malgré ce qu'il vous fait
subir. Reconnaître ce mensonge pour ce qu'il est est une étape
préalable à toute guérison. Je me souviens d'avoir été frappé par ce « You
never loved me ». Comme une révélation
cinglante, comme si j'ouvrais les yeux tout d'un coup !
« Seems
like yesterday / I lay down next to your boots and I prayed / For
your anger to end / Oh father I have sinned ». Dans la
continuité du premier couplet, le dernier vers décrit la
culpabilité qu'on a voulu implanter en vous, par suggestion répétée.
Cette culpabilité est une stratégie indispensable pour le bourreau,
qui pourra alors vous faire ce qu'il veut : c'est votre faute,
pas la sienne. J'avais su résister à ça tout du long, c'est un
point important que j'ai négligé de mentionner dans mon article
précédent, qui pourtant explique bien des choses. Mais peu de
victimes ont cette chance. Les trois premiers vers, quant à eux,
revisitent les scènes de violence. Aussi douloureux que cela soit,
il faut en passer par là : revivre.
Revivre pour mesurer la gravité des actes. Revivre pour comprendre
ce que l'on a vécu et, de fait, se comprendre soi-même. Revivre
pour expulser de soi et, surtout, revivre en racontant.
Ce n'est que le jour où l'on est capable d'en parler à d'autres,
jusque dans les détails les plus sordides et sans honte, que l'on
peut commencer d'en guérir.
« Oh
father / You never wanted to live that way / You never wanted
to hurt me / Why am I running away? ». Le pont, répété
comme un mantra d'autosuggestion, revisite le « You never loved
me » du premier couplet et
le « I have sinned » du second. Ou de la nécessité de
se convaincre en se le répétant encore et encore. Tu ne m'aimais
pas. Ce n'était pas ma faute. Tes excuses et ta soi-disant bonne foi
n'excusent rien. Cela nous mène directement aux thématiques du
troisième couplet : tout le texte est, en fait, résumé dans
ce pont.
« Maybe
some day / When I look back I'll be able to say / You didn't mean to
be cruel / Somebody hurt you too ». Madonna évoque les deux
dernières étapes du processus de guérison. La première est de
comprendre les mécanismes psychologiques de son bourreau. Ça ne
vient que plus tard, parce que ça implique une certaine capacité à
prendre de la distance. Il faut une certaine gymnastique
intellectuelle, une certaine froideur déjà vis-à-vis des faits,
pour être capable de se mettre à la place de l'autre, de cet
autre-là.
Mais c'est nécessaire parce que ça le désacralise. Comprendre
qu'il n'était, lui aussi, qu'un être humain en proie à ses
faiblesses et à ses démons, c'est une manière de relativiser
l'omnipotence qu'il a exercée sur vous. Même lorsque l'on s'est
échappé, il reste quelque chose de cette emprise, qu'il faut
parvenir à désamorcer. La question qui en découle, en dernier
lieu, est celle du pardon. Beaucoup de thérapeutes et de bonnes âmes
vous diront qu'il faut pardonner pour trouver la paix. Je ne le crois
pas, et ce fut un soulagement immense lorsque ma tante, psychologue,
me l'a un jour confirmé. Le pardon est possible mais nullement
indispensable. Ne pas parvenir à pardonner, si l'on s'en croit
obligé, peut conduire à développer une nouvelle forme de
culpabilité, sinon vis-à-vis de son bourreau, vis-à-vis de
soi-même (« je crois que j'en ai besoin mais je n'y arrive
pas, donc je n'ai pas réussi à guérir, donc je suis une merde »).
Le pardon est un choix. Après m'être menti à moi-même pendant des
années, j'ai finalement décidé de ne pas pardonner, et je vis très
bien avec ça. Il ne s'agit pas d'être consumé par la haine, juste
de ne pas pardonner.
Je vous conjure d'envoyer chier avec la plus grande fermeté ces
apôtres du pardon, qui ne savent pas de quoi ils parlent ! J'ai
longtemps cru, d'ailleurs, que Madonna prêchait le pardon avec ce
troisième couplet, mais si c'était le cas la chanson se terminerait
là-dessus. Et elle se termine sur le refrain.
Le
refrain, je l'ai gardé pour la fin car il est ébouriffant de
lyrisme (d'autant plus avec la musique) et surtout de vérité.
« You
can't hurt me now / I got away from you / I never thought I could /
You can't make me cry / You once had the power / I never felt so good
about myself ». Il faut peut-être l'avoir vécu pour mesurer
l'envolée, le hurlement de joie, l'élan de vie que représentent
ces cinq petits mots à eux seuls : You
can't hurt me now.
Tu ne peux plus me faire de mal. Il faut peut-être l'avoir vécu
pour mesurer la libération que représente ce simple constat. Moi, à
quinze ans, j'en frissonnais. J'en frissonne encore, parce qu'un sentiment pareil ne s'oublie jamais. Ce refrain, chaque mot savamment pesé
de ce refrain, c'est la victoire du bien contre le mal. C'est le
début de la vie. C'est la liberté d'être, de penser, de choisir
pour et par soi-même. De ne plus vivre quotidiennement dans la peur.
Même si les blessures sont vives, même si l'âme est marquée au
fer blanc, même si on ignore encore si on s'en remettra un jour,
c'est une exultation qui n'a pas de prix.
Alors
voilà. J'aime beaucoup de choses dans l’œuvre de Madonna mais ce
morceau-là, c'est un petit bout de moi. Et je pense que beaucoup,
beaucoup
de gens s'y sont reconnus. Et pour ça, à elle aussi, je voulais lui
rendre hommage.
J'allais
conclure en disant que « ça commence à bien faire de parler
de choses horribles » mais non, je ne peux pas dire ça :
la résilience est une chose magnifique.
Mais comme ça commence à bien faire de parler de résilience, je
vais vous quitter
sur une note disons plus gaie :
Cherish,
paru sur le même album en 89. Il faut avoir été amoureux pour
comprendre cette chanson-là. Enfin je ne sais pas ce que vous, vous
ressentez quand vous êtes amoureux, mais moi je me sens exactement
comme ça :
11 commentaires:
Joie dans mon coeur ...coeur avec les mains
oops.. you did it again. Ah non je me trompe de chanteuse :D
À chaque fois que tu te dévoile un peu plus tu me touche un peu plus et je t'adore un peu plus Madcap. Grosses bises :)
Beautiful! <3 Thank you for sharing both songs and everything you're connecting with them and owing to them. I really like "Cherish" - and the way she's moving in the video, that's exactly how being in love feels to me. :)
<3
mais tellement....
(pas de mots, t'as tout dit)
sinon je te poste ici ma chtite chanson perso
Elle chante dans le sourire de mes filles :
https://www.youtube.com/watch?v=UXS52TSweKc
(comme quoi les éteignoirs de vie ne l'empêcheront jamais de vibrer
c'est la meilleure des revanches pour ceux qui ne s'embarrassent pas de pardons inutiles )
La ressemblance avec Marilyn Monroe est tout à fait frappante.
C'est un cliché que je connaissais déjà, mais cette chanson de Madonna au sujet de son père confirme cette intuition.
Celle d'une enfance meurtrie, d'un mal être en manque d'amour de soi certes, mais transmise par contagion d'une filiation difficile, de cet amour jamais reçu d'un père fantasmé, dans le cas de Marilyn qui a mal fini comme l'on sait, mais aussi de Madonna visiblement (qui fini bien) ?
J'ai copié collé l'extrait suivant depuis sa biographie :
" Bien qu'elle soit une enfant légitime, Marilyn a toute sa vie nié le fait que Mortenson soit son père. Lorsqu'elle était enfant, sa mère lui aurait montré une photographie d'un homme qui aurait été son père. Elle se souvient qu'il a une fine moustache et une certaine ressemblance avec Clark Gable"
J'avoue ne jamais m'être intéressée à Madonna, je n'accroche pas du tout avec la musique. Mais son texte décortiqué comme tu le fais, enfin surtout ce que ça/tu dévoiles de ton histoire est un uppercut.
Ce n'est pas qu'une histoire parent-enfant mais bien une histoire de relation bourreau-victime et tes réflexions sont très justes. Merci.
Wounds that can be mended
And debts that can be paid
Comme itinérante, un uppercut...
"la résilience est une chose magnifique." => pas le temps de developper mon pote mais oui, oui et oui, et en ce moment, j'en remercie tous les matins tous les Dieux de toutes les Cosmogonies Intergalactiques ;)
...Et merci pour tes mots.
Je me souviens qu'on est quelques uns a être de sacrés guerriers lumineux, et ca aussi, ca file une putain de force...
Love you bro' <3
Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m'avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi. Merci ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing.
Hervé Bazin.
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