26 octobre 2016

Résilience, suite et fin

L'autre jour, je terminais mon article sur Prince en m'interrogeant sur son thème, et concluais qu'il s'agissait de la relation qu'un être humain peut entretenir avec l’œuvre d'un autre être humain. C'était vrai, mais j'ai réalisé ensuite, en partie grâce à vos (nombreuses) réactions, qu'il s'agissait aussi d'un article sur la résilience. Pour conclure sur ces deux thèmes à la fois, je vous parlerai aujourd'hui d'une seule et unique chanson : Oh Father de Madonna, parue sur Like A Prayer en 1989. Si vous ne l'avez pas lu, je vous renvoie à l'article précédent pour comprendre le contexte de celui-ci, parce que je ne vais pas vous refaire toute l'histoire.

Ce qui est assez intéressant c'est que j'ai acheté Like A Prayer en 1990, plus d'un an avant de partir de chez ma mère, et que pendant plus d'un an je ne me suis pas spécialement reconnu dans le texte de cette chanson. C'est seulement à l'automne 1991, une fois tiré d'affaire, que j'ai commencé à contempler réellement la gravité de ce que j'avais vécu pendant trois ans. Alors, Oh Father m'a raconté une histoire : la mienne. Mot pour mot. J'étais en train de vivre, de penser, de ressentir tout ce que Madonna y avait mis. Il suffisait de remplacer « father » par « mother ». Entendre une voix d'adulte formuler, mieux que je n'aurais alors su le faire, tout ce qui me traversait, eut une valeur thérapeutique remarquable en ces tout débuts de rémission.

Mais ce n'est pas de moi que je veux parler, c'est de la chanson. Ce n'est qu'une petite pop song de cinq minutes : trois couplets, un pont et un refrain. Pourtant, tout ce qu'il y a à dire sur la résilience y est exprimé en quelques vers simples et concis. Il paraît que Madonna a un Q.I. de 200 : s'il en est une preuve, c'est l'incroyable justesse de ce texte. Je vous laisse vous y plonger (avec les paroles) puis je reviens pour en parler plus en détails.


« It's funny that way / You can get used to the pain and the tears / What a child will believe / You never loved me ». C'est la première phase de résilience : la prise de conscience de son propre statut de victime. C'est aussi, en même temps, le fait de réaliser que l'on s'était habitué à vivre dans l'aberration et à trouver ça normal. Et surtout, c'est « You never loved me ». Une personne violentée, qu'elle soit enfant, femme battue ou autre chose, est nécessairement manipulée par son bourreau. Il faut, pour être capable d'accepter l'inacceptable, être convaincu que votre bourreau vous aime et veut votre bien, malgré ce qu'il vous fait subir. Reconnaître ce mensonge pour ce qu'il est est une étape préalable à toute guérison. Je me souviens d'avoir été frappé par ce « You never loved me ». Comme une révélation cinglante, comme si j'ouvrais les yeux tout d'un coup !

« Seems like yesterday / I lay down next to your boots and I prayed / For your anger to end / Oh father I have sinned ». Dans la continuité du premier couplet, le dernier vers décrit la culpabilité qu'on a voulu implanter en vous, par suggestion répétée. Cette culpabilité est une stratégie indispensable pour le bourreau, qui pourra alors vous faire ce qu'il veut : c'est votre faute, pas la sienne. J'avais su résister à ça tout du long, c'est un point important que j'ai négligé de mentionner dans mon article précédent, qui pourtant explique bien des choses. Mais peu de victimes ont cette chance. Les trois premiers vers, quant à eux, revisitent les scènes de violence. Aussi douloureux que cela soit, il faut en passer par là : revivre. Revivre pour mesurer la gravité des actes. Revivre pour comprendre ce que l'on a vécu et, de fait, se comprendre soi-même. Revivre pour expulser de soi et, surtout, revivre en racontant. Ce n'est que le jour où l'on est capable d'en parler à d'autres, jusque dans les détails les plus sordides et sans honte, que l'on peut commencer d'en guérir.

« Oh father / You never wanted to live that way / You never wanted to hurt me / Why am I running away? ». Le pont, répété comme un mantra d'autosuggestion, revisite le « You never loved me » du premier couplet et le « I have sinned » du second. Ou de la nécessité de se convaincre en se le répétant encore et encore. Tu ne m'aimais pas. Ce n'était pas ma faute. Tes excuses et ta soi-disant bonne foi n'excusent rien. Cela nous mène directement aux thématiques du troisième couplet : tout le texte est, en fait, résumé dans ce pont.

« Maybe some day / When I look back I'll be able to say / You didn't mean to be cruel / Somebody hurt you too ». Madonna évoque les deux dernières étapes du processus de guérison. La première est de comprendre les mécanismes psychologiques de son bourreau. Ça ne vient que plus tard, parce que ça implique une certaine capacité à prendre de la distance. Il faut une certaine gymnastique intellectuelle, une certaine froideur déjà vis-à-vis des faits, pour être capable de se mettre à la place de l'autre, de cet autre-. Mais c'est nécessaire parce que ça le désacralise. Comprendre qu'il n'était, lui aussi, qu'un être humain en proie à ses faiblesses et à ses démons, c'est une manière de relativiser l'omnipotence qu'il a exercée sur vous. Même lorsque l'on s'est échappé, il reste quelque chose de cette emprise, qu'il faut parvenir à désamorcer. La question qui en découle, en dernier lieu, est celle du pardon. Beaucoup de thérapeutes et de bonnes âmes vous diront qu'il faut pardonner pour trouver la paix. Je ne le crois pas, et ce fut un soulagement immense lorsque ma tante, psychologue, me l'a un jour confirmé. Le pardon est possible mais nullement indispensable. Ne pas parvenir à pardonner, si l'on s'en croit obligé, peut conduire à développer une nouvelle forme de culpabilité, sinon vis-à-vis de son bourreau, vis-à-vis de soi-même (« je crois que j'en ai besoin mais je n'y arrive pas, donc je n'ai pas réussi à guérir, donc je suis une merde »). Le pardon est un choix. Après m'être menti à moi-même pendant des années, j'ai finalement décidé de ne pas pardonner, et je vis très bien avec ça. Il ne s'agit pas d'être consumé par la haine, juste de ne pas pardonner. Je vous conjure d'envoyer chier avec la plus grande fermeté ces apôtres du pardon, qui ne savent pas de quoi ils parlent ! J'ai longtemps cru, d'ailleurs, que Madonna prêchait le pardon avec ce troisième couplet, mais si c'était le cas la chanson se terminerait là-dessus. Et elle se termine sur le refrain.

Le refrain, je l'ai gardé pour la fin car il est ébouriffant de lyrisme (d'autant plus avec la musique) et surtout de vérité.

« You can't hurt me now / I got away from you / I never thought I could / You can't make me cry / You once had the power / I never felt so good about myself ». Il faut peut-être l'avoir vécu pour mesurer l'envolée, le hurlement de joie, l'élan de vie que représentent ces cinq petits mots à eux seuls : You can't hurt me now. Tu ne peux plus me faire de mal. Il faut peut-être l'avoir vécu pour mesurer la libération que représente ce simple constat. Moi, à quinze ans, j'en frissonnais. J'en frissonne encore, parce qu'un sentiment pareil ne s'oublie jamais. Ce refrain, chaque mot savamment pesé de ce refrain, c'est la victoire du bien contre le mal. C'est le début de la vie. C'est la liberté d'être, de penser, de choisir pour et par soi-même. De ne plus vivre quotidiennement dans la peur. Même si les blessures sont vives, même si l'âme est marquée au fer blanc, même si on ignore encore si on s'en remettra un jour, c'est une exultation qui n'a pas de prix.

Alors voilà. J'aime beaucoup de choses dans l’œuvre de Madonna mais ce morceau-là, c'est un petit bout de moi. Et je pense que beaucoup, beaucoup de gens s'y sont reconnus. Et pour ça, à elle aussi, je voulais lui rendre hommage.

J'allais conclure en disant que « ça commence à bien faire de parler de choses horribles » mais non, je ne peux pas dire ça : la résilience est une chose magnifique. Mais comme ça commence à bien faire de parler de résilience, je vais vous quitter sur une note disons plus gaie : Cherish, paru sur le même album en 89. Il faut avoir été amoureux pour comprendre cette chanson-là. Enfin je ne sais pas ce que vous, vous ressentez quand vous êtes amoureux, mais moi je me sens exactement comme ça :

11 commentaires:

Chnaille R'naille a dit…

Joie dans mon coeur ...coeur avec les mains

Nicolas Manenti a dit…

oops.. you did it again. Ah non je me trompe de chanteuse :D

Régis Janson a dit…

À chaque fois que tu te dévoile un peu plus tu me touche un peu plus et je t'adore un peu plus Madcap. Grosses bises :)

Bettina Mitrach a dit…

Beautiful! <3 Thank you for sharing both songs and everything you're connecting with them and owing to them. I really like "Cherish" - and the way she's moving in the video, that's exactly how being in love feels to me. :)

Stephanie Plume a dit…

<3
mais tellement....
(pas de mots, t'as tout dit)

sinon je te poste ici ma chtite chanson perso
Elle chante dans le sourire de mes filles :

https://www.youtube.com/watch?v=UXS52TSweKc

(comme quoi les éteignoirs de vie ne l'empêcheront jamais de vibrer
c'est la meilleure des revanches pour ceux qui ne s'embarrassent pas de pardons inutiles )

Dominik Lange a dit…

La ressemblance avec Marilyn Monroe est tout à fait frappante.
C'est un cliché que je connaissais déjà, mais cette chanson de Madonna au sujet de son père confirme cette intuition.
Celle d'une enfance meurtrie, d'un mal être en manque d'amour de soi certes, mais transmise par contagion d'une filiation difficile, de cet amour jamais reçu d'un père fantasmé, dans le cas de Marilyn qui a mal fini comme l'on sait, mais aussi de Madonna visiblement (qui fini bien) ?

J'ai copié collé l'extrait suivant depuis sa biographie :
" Bien qu'elle soit une enfant légitime, Marilyn a toute sa vie nié le fait que Mortenson soit son père. Lorsqu'elle était enfant, sa mère lui aurait montré une photographie d'un homme qui aurait été son père. Elle se souvient qu'il a une fine moustache et une certaine ressemblance avec Clark Gable"

L'itinérante a dit…

J'avoue ne jamais m'être intéressée à Madonna, je n'accroche pas du tout avec la musique. Mais son texte décortiqué comme tu le fais, enfin surtout ce que ça/tu dévoiles de ton histoire est un uppercut.
Ce n'est pas qu'une histoire parent-enfant mais bien une histoire de relation bourreau-victime et tes réflexions sont très justes. Merci.

Gévé a dit…

Wounds that can be mended
And debts that can be paid
Comme itinérante, un uppercut...

Val Demonac a dit…

"la résilience est une chose magnifique." => pas le temps de developper mon pote mais oui, oui et oui, et en ce moment, j'en remercie tous les matins tous les Dieux de toutes les Cosmogonies Intergalactiques ;)
...Et merci pour tes mots.
Je me souviens qu'on est quelques uns a être de sacrés guerriers lumineux, et ca aussi, ca file une putain de force...
Love you bro' <3

Cachou a dit…

Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m'avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi. Merci ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing.
Hervé Bazin.

Billy Renoir a dit…

*****

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...