Les étrangers qui vivent
ou voyagent dans des pays en voie de développement, notamment en
Asie du Sud et du Sud-Est, se plaignent ou s'étonnent souvent du
fait que rien n'y est jamais fait correctement. J'avais déjà raconté sur ce blog l'expérience de mon pote Manu avec son trottoir
en Thaïlande mais je pourrais vous en ressortir des tas comme ça.
Par exemple ces deux anecdotes vécues en compagnie de Clio Karabelias, lorsqu'elle vivait encore en Inde : des types
viennent pour installer un filtre sur son robinet d'eau courante et
tranchent un tuyau... sans avoir coupé l'eau au préalable !
Des types qui pourtant font ça tous les jours. Résultat des
courses : appartement inondé. Une autre fois, d'autres types
lui livrent et lui montent une armoire, là encore des types qui font
ça tous les jours. Résultat des courses : une poignée montée
à l'envers. Ce n'est pas mieux sur le plan administratif. Pour
preuve deux mésaventures récentes, l'une avec ma banque (mon compte
a été gelé, juste parce qu'un abruti avait coché la mauvaise case
sur son ordinateur) et l'autre avec l'administration fiscale (mon
code postal n'avait pas été entré correctement dans la base de
données). Sans exagérer, on peut dire que tout est comme ça.
J'ai d'ailleurs vu les mêmes absurdités au Cambodge mais je me
concentrerai aujourd'hui sur l'Inde parce que j'ai une théorie pour
l'Inde qui ne vaut que pour l'Inde. Je précise que tout ce qui suit
résulte de mes lectures et de mon expérience personnelle de ce
pays, pour ce que ça vaut : je ne suis pas anthropologue...
On pourrait se laisser
aller à penser que les Indiens sont stupides (de nombreux expatriés
cèdent à cette tentation) mais je sais trop bien qu'ils ne le sont
pas, bien au contraire. Les Indiens savent faire preuve de la plus
grande vivacité d'esprit. La vérité c'est que tout le monde s'en
fout. Tout le monde se fiche éperdument, en Inde, de faire son
travail correctement. Un Indien m'avouait d'ailleurs
l'autre jour que les Indiens sont extrêmement doués pour donner à
leur hiérarchie l'impression qu'ils travaillent intensivement alors
qu'en fait ils ne fichent rien du tout, et que leur hiérarchie se
satisfait joyeusement de cette illusion. On verra d'ailleurs rarement
un Indien s'énerver sur un compatriote au sujet d'une négligence :
la clémence indienne, dès qu'il s'agit d'incompétence, est sans
borne. Pourtant, ces négligences leurs rendent à eux aussi la vie
impossible ! De même, le réflexe du consommateur lésé n'est
pas, comme chez nous, de menacer d'aller chez la concurrence :
on hausse les épaules et on reste client de la même entreprise.
Seuls les Indiens les plus riches et ceux qui ont vécu en Occident
se plaignent ouvertement de ce bordel. Un ami de la « haute »
me disait un jour : « Si l'Inde peine tant à se
développer c'est parce qu'on perd tellement de temps à régler des
petits problèmes qu'on n'a plus l'énergie de s'occuper des gros
problèmes ! ».
On est évidemment en
droit de s'interroger : si la négligence de chacun nuit à
tous, pourquoi tout le monde ne s'accorde-t-il pas pour faire un
effort ? Ce n'est qu'assez récemment que j'ai commencé à
comprendre. Prenez une société où tout le monde s'accorde à en
faire le moins possible, ou à faire les choses le plus vite
possible. Lorsque X subit les conséquences d'une négligence de Y, X
a les boules. Mais si X se plaint de Y, il affirme implicitement que
chacun devrait faire son travail correctement et instaure un système
où l'on commence à demander des comptes aux gens. Or X, lui aussi,
en fiche le moins possible. Si donc il se plaint de Y, il incite son
entourage à se plaindre à son tour et, tôt ou tard, le retour de
bâton sera que lorsque Z sera dans la merde à cause de X, il
dénoncera son incompétence. Hors, s'il est une chose que X désire
plus que tout au monde, c'est qu'on lui fiche la paix avec son
incompétence. En gros la population indienne, dans son contrat
social, a tacitement inclus une clause d'incompétence générale,
que chacun respecte religieusement.
À nos yeux cela paraît
totalement invraisemblable, parce que les dommages nous semblent plus
importants que les bénéfices mais pour la plupart des Indiens, les
bénéfices de ce système sont incontestables. Ceci dit on est quand
même en droit de se demander ce qui, dans la culture indienne, a pu
générer pareille aberration. Parce que quoi qu'on en dise mon ami
indien n'avait pas tort : c'est un frein réel à la
modernisation et à l'enrichissement du pays. Ne fut-ce que parce que
cela rebute les investisseurs étrangers, sans parler des pertes
financières considérables que cela engendre en interne. Plus
pernicieusement encore, cela impacte grandement la politique. Soumise
à la clause d’incompétence générale, la classe politique est
finalement dispensée de rendre des comptes à ses électeurs. Les
partis gagnent et perdent certes à tour de rôle mais tout le monde
s'accorde à dire que de toute manière, que ce soit l'un ou l'autre,
la corruption et les coupures d'électricité quotidiennes sont des
réalités immuables.
Il y a des tas de choses
qui rentrent en compte là-dedans, notamment le fait que d'une
manière générale et bien au-delà des questions de compétence, il
convient en Inde de s'occuper de ses affaires et de ne pas interférer
dans celles des autres (cf. ce que j'écrivais sur la notion de
tapage en Inde ici et là). Ce pilier de la civilisation
indienne n'a d'ailleurs pas que des inconvénients : ce n'est
pas pour rien que ce pays immense, malgré ses problèmes abyssaux et
son incroyable diversité religieuse, culturelle et linguistique, est
parvenu à demeurer une démocratie laïque et relativement pacifique
depuis bientôt soixante-dix ans. Les Indiens ont une propension à
tolérer la différence et la présence de l'autre que l'on ne
retrouve probablement nulle part ailleurs.
Concernant la clause
d'incompétence générale, je pense toutefois que la raison
principale est à chercher du côté des castes. En effet, le système
des castes a la curieuse particularité d'être un ascenseur social
à l'envers. Traditionnellement, être de haute caste signifie certes
bénéficier de certains privilèges inaliénables mais ne protège pas
de l'appauvrissement ni même, parfois, de la pauvreté. Inversement
par contre, les basses castes et les hors castes ont jusqu'à très
récemment été confrontées à une impossibilité totale de
s'élever socialement ou économiquement. Celui qui possède peut
perdre mais celui qui ne possède pas ne possédera jamais. Les
basses castes, à l'origine, faisaient également office de
corporations : chaque caste avait son métier, sa spécialité
bien définie. Les pères formaient leurs fils qui à leur tout
formeraient leurs fils. Le fils de pêcheur sera pêcheur, le fils de
tanneur tanneur, etc.
Imaginez maintenant ce
que cela implique. Vous êtes fils de tanneur par exemple. Dès le
jour de votre naissance il est établi que vous serez tanneur. Il est
inimaginable de devenir autre chose, fut-ce même autre chose d'aussi
avilissant que tanneur. Vous êtes tanneur. Vous le serez toute votre
vie. Point barre. Partout ailleurs, traditionnellement, les maîtres
prenaient des apprentis, le fils reprenait certes souvent l'activité
du père mais pas nécessairement. Le fils de tanneur pouvait très
bien devenir serrurier, voire commerçant, améliorer son statut
social, ses revenus, etc. Je ne dis pas que l'ascenseur social était
nécessairement une chose aisée dans la France ou la Chine du
quinzième siècle, il y avait d'ailleurs des limites
infranchissables. Mais on avait tout de même une certaine marge de
manœuvre. De là même découlait également la notion de
compétition : pour s'élever et se maintenir il fallait non
seulement être bon mais de surcroît être meilleur que le voisin.
L'Indien, surtout l'Indien de basse caste, n'a jamais eu à se poser
ce genre de questions. Dès l'apprentissage, le jeune tanneur pouvait
bien après tout se permettre de faire n'importe quoi : son
patron ne risquait pas de le renvoyer chez lui puisque c'était son
père. Ensuite, le tanneur pouvait bien tanner n'importe comment si
le cœur lui en disait, de toute manière il serait tanneur quoi
qu'il arrive, la communauté ferait appel à lui quoi qu'il arrive et
les maigres ressources de la caste étaient plus ou moins mises en
commun. Il n'y avait donc ni concurrence ni intérêt à travailler
plus pour gagner plus ou mieux pour vivre mieux. Il ne faut certes
pas croire que le système était sans contrainte : si le client
était de caste supérieure il n'avait certes pas le loisir d'aller
voir ailleurs mais il avait celui de vous causer tout un tas
d'ennuis, voire de disposer de votre vie (lire à ce sujet
L'équilibre du monde de Rohinton Mistry et Le tigre blanc
d'Aravind Adiga). Il fallait donc tanner un tant soit peu
correctement mais souvent, donner l'illusion de tanner
correctement était amplement suffisant. À quoi bon se fouler après
tout ?
Tout ceci existe encore
dans les campagnes reculées de l'Inde mais les efforts des autorités
indiennes pour mettre fin au système des castes, conjugués aux
effets inévitables de l'urbanisation et de la modernisation du pays,
ont offert à la majorité des Indiens la liberté de choisir
librement leur carrière, en fonction de leur degré d'éducation.
Mais l'on efface pas comme ça des siècles et des siècles
de conditionnement : même dépourvus de leur contextes d'origine,
certains comportements, certaines manières de voir le monde, restent
longtemps ancrés dans l'âme humaine.
Alors voilà...
3 commentaires:
Dis moi, c'est bien en Inde que 2 jeunes filles ont été violées et puis pendues dans la foulée sans que la police, pourtant appelée par la famille, n'ait levé le petit doigt ? Ah oui, c'est vrai, elles étaient de basse caste, ces pauvres gamines ... L'atrocité à l'état pur.
Malheureusement, il n'y a pas que l'incompétence qui soit en jeu, il y a aussi purement et simplement le mépris de la vie humaine, et de la souffrance. Des êtres humains à peine au-dessus du statut d'animaux ...
Enfin, bon, après des considérations aussi noires, je ne voudrais avoir l'air de faire ma chochotte, mais franchement, c'est super dur à lire dans ce format !!!
"Ceci dit on est quand même en droit de se demander ce qui, dans la culture indienne, a pu générer pareille aberration. Parce que quoi qu'on en dise mon ami indien n'avait pas tort : c'est un frein réel à la modernisation et à l'enrichissement du pays. Ne fut-ce que parce que cela rebute les investisseurs étrangers" ???
Les dynamisme des investissements étrangers
Comme les autres États BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), l'Union Indienne s'affirme comme un des nouveaux grands pays industriels. Depuis quelques années, les flux d'investissements augmentent rapidement, soit 25 milliards de dollars en 2005, mais 66 milliards de dollars en 2006. La crise financière pourrait ralentir conjoncturellement cette tendance.
Source Wikipédia
C'est très difficile à lire, pour moi. Mais j'ai quand même été au bout. Je pense qu'entre les deux indes évoquées ici l'écart se creuse, et le système des castes est en soi une aberration. Tout le monde ne vit pas l'horreur, mais mieux vaut ne pas être intouchable.
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