2 décembre 2011

La pile du pont

Je m'étais promis de ne pas lui faire de cadeau. Lorsque Audrey Betsch alias La Fille Pas Sage m'a soumis son manuscrit, La pile du pont, je ne savais pas à quoi m'attendre. Je savais qu'elle avait l'esprit vif, assez vif pour encaisser mes critiques si besoin, assez vif pour que je puisse m'abstenir de prendre des gants. Au bout du compte, j'ai tout lu d'une traite. Toutes les dix minutes, je levais les yeux vers ma compagne (occupée à autre chose à côté) et répétais d'une voix admirative : « C'est brillant ! ».

La « pile » d'un pont, c'est un de ces gros trucs de béton ou d'acier, qui servent à soutenir l'ouvrage. Un de ces machins sur lesquels on peut se crasher en voiture... ou en rêver secrètement. La pile du pont, c'est la chronique d'une vie quotidienne. Une existence ordinaire, ennuyeuse, que l'auteur métamorphose en un poème envoutant. Je n'écris pas « poème » pour faire une figure de style : le roman flirte ouvertement avec le genre poétique. Phrases courtes, sauts de lignes. Ce rythme convient parfaitement, participe de la fluidité, de la délicatesse d'un récit qu'il eut été si facile de rendre indigeste. La pile du pont n'appartient pas au genre de l'autofiction dépressive, glauque et morbide. L'héroïne, Cloé, se perçoit comme glauque et morbide parce qu'elle est dépressive, mais elle est en fait débordante de vie, lumineuse dans son humanité. Derrière la douleur se cache une joie. Derrière le cynisme se cache un esprit aiguisé, trop aiguisé peut-être pour le monde figé qui l'entoure. Une joie secrète, qui n'attend que de se révéler au grand jour. Le Bouddha enseignait que le bonheur est là, en nous tous, que la souffrance est quelque chose qui se greffe par-dessus, qu'il suffit de retirer la couche de souffrance pour révéler le bonheur naturel, spontané. Cloé incarne cette idée à la perfection.

Cloé, elle est infirmière de nuit, elle est maman à mi-temps, c'est une femme comme on en connait tous. Elle est en pleine thérapie mais son introspection, si fine soit-elle, ne suffit pas à guérir les blessures de l'âme. Les tourments des malades, mourants, cancéreux qu'elle soigne chaque nuit lui sont insupportables. Là, on se dit d'abord que quelque chose cloche. Le corps médical, c'est bien connu, est insensible, blindé. Et soudain on songe que non, que peut-être non, que peut-être Cloé a le droit d'être ébranlée, que peut-être elle n'est pas à sa place dans ce service, ni en dehors d'ailleurs. On comprend que si elle n'est à sa place nulle part, c'est parce qu'elle perçoit la terre entière comme un hôpital, ou un asile de fous. Cloé pourtant s'accroche, sombre sans sombrer tout à fait. Son désespoir s'exprime comme il peut, de façon parfois déroutante. Par exemple, lorsqu'elle transforme une tentative de viol en expérience érotique, finit dans une chambre d'hôtel avec son agresseur. De prime-abord, ce retournement semble pathétique, symptomatique d'une intolérable carence affective. Mais lorsque, plus loin, on apprend qu'elle a été abusée par son oncle, à l'âge de neuf ans, l'acte dégradant se transforme en acte de guérison. Sans même s'en rendre compte, Cloé a rééquilibré quelque chose en elle. Rééquilibré, c'est le mot. Tout est question de rééquilibrer ce qui est , car rien ne manque en fait. Le destin s'en chargera finalement, non sans une certaine ironie. Cette vie que Cloé voulait sacrifier à la pile du pont, lui sera finalement rendue par la pile du pont. Mais la pile du pont exige son dû, doit tout de même en prendre une, de vie, une autre. Tout est affaire d'équilibre, même les affaires de vie et de mort.

J'ignore jusqu'à quel point La pile du pont est ou non un récit autobiographique, et cela n'a pas grande importance. Ce qui en a, c'est que c'est un roman formidable, une de ces perles rares qui jalonnent parfois le chemin du lecteur obstiné. C'est tendre sans être niais, c'est stylistiquement audacieux mais sans rien sacrifier au fond. Il y a une musique dans ce livre, une élégance percutante de l'écriture et de l'intellect. Ça me fait penser à ce très beau film, Ma vie sans moi d'Isabelle Coixet, parce dans les deux cas, la fragilité de l'être humain est montrée sans honte, ni condescendance. D'un autre côté, c'est un peu comme si l'auteur Fritz Zorn avait été une femme, comme si la chronique de sa dépression (Mars, à lire absolument) n'avait pas été transformée en déclaration de guerre par le cancer qui le rongeait. Le cancer, ici, il ronge les autres, Cloé n'en est que le témoin. C'est le monde qui est malade, pas elle. Et c'est précisément lorsqu'elle s'en rend compte qu'elle parvient, enfin, à entrapercevoir la beauté de sa propre existence.

Je ne sais pas si Audrey Betsch a l'intention de mettre ce roman en ligne, ou si elle osera le soumettre aux acariâtres éditeurs. Je ne sais pas ce qu'elle en fera, mais j'espère qu'elle l'offrira au monde, d'une manière ou d'une autre. Je sais juste ma chance d'avoir pu le lire !

(Et en attendant, vous pouvez la retrouver sur son blog.)

UPDATE, février 2012 : Elle l'a finalement soumis aux éditeurs et ça a marché ! Vous pouvez désormais vous procurer La pile du pont ici ! Bravo Audrey !

11 commentaires:

La Fille Pas Sage a dit…

‎... Whaouh... Et dire que j'ai abandonné le manuscrit en haut d'une étagère, et qu'il y prend bien la poussière... Faudrait quand même que j'en fasse quelque chose...

Sigouline a dit…

Ah comme tu la vends bien !!! Une très belle critique qui donne tout simplement envie de connaître " la fille pas sage "

Amparo Kerling Cordoba a dit…

J'aime bien ces "insomnies "...

Chrystelle Roy a dit…

Quel privilège :)

Stéphane Merveille a dit…

Dommage en effet qu'il reste à l'état de manuscrit pour l'instant...

Jérémie Kiefer a dit…

J'ai un dossier, il y a "La pile du pont" "Jim" et le mien : 3pdf ... 2012 ?

Bourgoin Michelle a dit…

Ne lire que la critique est frustrant...

Fleur Darré a dit…

j'ai décidé récemment de le faire figurer dans ma bibliothèque, quelqu'en soit son format. La pile du pont est entre Le Choeur des femmes et Le coeur régulier

Amparo Kerling Cordoba a dit…

‎"Ma vie sans moi " ... j'ai aimé à en pleurer !

La Fille Pas Sage a dit…

Mon roman va être édité chez Numeriklivres. Tu m'as redonné le courage de l'envoyer à un éditeur. Pour cela, merci du fond du coeur.

Anita Berchenko a dit…

Roman que vous pouvez télécharger maintenant ici :
http://comprendrelelivrenumerique.com/2012/02/16/ebook-la-pile-du-pont-audrey-betsch/

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