9 février 2009

Angoulême et Bret Easton Ellis

Pour répondre aux nombreuses personnes qui m'ont interrogé à ce propos, Angoulême s'est plutôt bien passé : quelques belles rencontres éditoriales et quelques belles perspectives pour mes projets BD. Mais n'oublions pas cet ancien proverbe turc : « il ne faut pas vendre la peau de l'éditeur avant de l'avoir tué ». Je vous tiendrai au courant.

L'expérience du festival, toute épuisante qu'elle soit, reste pour moi un agréable rendez-vous annuel dans le petit univers de la bande dessinée. Pendant quelques jours, Angoulême est un peu hors du monde, comme (oserai-je l'écrire ?) dans une bulle. Un peu mondain, un peu festif, toujours riche en belles rencontres humaines : je le kiffe bien, ce festoche !

Retour content, donc, mais dans la hâte de voir les choses se concrétiser. Je réalise à présent que depuis la fin de la rédaction de Tabloïde il y a bientôt trois ans, je consacre mes forces presque exclusivement à la bande dessinée. Trois années à élaborer des synopsis, à en discuter avec des dessinateurs et des éditeurs, à penser et repenser des concepts, écrire et réécrire des planches... Je me rends compte aujourd'hui que je fatigue et ce qui me fatigue n'est pas ce que l'on pourrait penser. Les refus d'éditeurs, l'argent investi sans retour, le fait de n'être pas publié, tout ça n'est que très secondaire. Ce qui commence à être épuisant, c'est de ne jamais pouvoir terminer mes histoires.

Tout le monde ne le sait pas, mais il est rarissime d'écrire un scénario dans son intégralité avant de le soumettre aux éditeurs. On travaille d'abord à un synopsis détaillé (la tâche la plus difficile, en réalité), on écrit les premières planches (des fois davantage, certes) et au bout de quelques semaines, parfois quelques mois, on obtient un dossier présentable. Si donc le squelette dramatique de chaque histoire, ses personnages, sa « couleur », sont tout trouvés, l'histoire en elle même reste embryonnaire. Et quand bien même le scénario est-il écrit dans sa globalité, il n'a pas tout à fait terminé de se raconter tant qu'il n'a pas été intégralement mis en images, chose qui ne peut advenir sans un dessinateur rémunéré, donc sans le soutien d'un éditeur.

Ainsi donc, depuis des années, et exclusivement depuis trois ans, je construis des histoires mais je ne les raconte pas vraiment. J'aurais peut-être pu consacrer ces milliers d'heures à autre chose, à l'écriture de romans et de nouvelles que j'aurais pu concevoir sans contrainte et mettre en ligne une fois achevés. L'envie de terminer mes histoires me mordille à présent les tripes, c'est juste un besoin irrationnel, quelque chose qui doit être fait. Car chaque histoire que j'abandonne en cours de route est une orpheline qui me reproche son abandon. Certaines, certes, ne méritent pas d'être terminées, c'est l'inévitable sélection naturelle du processus d'écriture. Mais d'autres, plusieurs autres, exigent de moi que je les mène à terme, d'une manière ou d'une autre. C'est pour cela qu'il serait temps que la BD marche pour moi, pour faire taire les cris insatisfaits de ces récits inachevés.

Chaque festival d'Angoulême est aussi l'occasion de dévorer deux romans : un à l'aller et un au retour (puisqu'il faut sept heures de train pour faire Lyon-Angoulême). L'an dernier, je découvrais Bret Easton Ellis avec Glamorama, un chef d'œuvre déjanté, une littérature sous amphétamines qui s'obstine à déconstruire toutes les règles de la dramaturgie pour entraîner le lecteur dans un récit toujours plus flou, où fiction et réalité se perdent en miroirs répétitifs, le tout à travers une satire impitoyable de la jet-set.

Cette année, j'ai dévoré dans le train le dernier ouvrage d'Ellis : Lunar park, le roman le plus captivant que j'ai lu depuis bien longtemps ! Bret Easton Ellis continue sa plongée dans un trouble identitaire et cognitif. Son univers n'est pas si éloigné de celui de David Lynch en ce sens que le réel n'a plus de prise sur le rêve. Comme chez Lynch, le « je pense donc je suis » de Descartes est anéanti : vous pourriez tout aussi bien vous réveiller demain et être quelqu'un d'autre.

Fausse autofiction, Lunar park nous présente un Bret Easton Ellis imaginaire, semblable à ses personnages antérieurs : un toxicomane passif qui se laisse porter par les événements sans parvenir à les dompter. Enfin presque, parce que ce roman-là est écrit au passé (une première chez Ellis) et parce que son personnage finit par tenter de maîtriser les situations irréelles qui s'imposent à lui.

Lunar park fait aussi preuve d'une dramaturgie bien plus structurée que d'habitude : l'histoire a un début, un milieu et une fin, avec des enjeux définis. Ce roman se veut un hommage assumé à la littérature fantastique (c'est une histoire de fantômes) et l'auteur a donc adopté un certain nombre de codes littéraires du genre. Un certain nombre seulement, car là ou Lunar Park aurait pu n'être qu'un passionnant thriller horrifique à la Stephen King, Ellis injecte une psychologie, une analyse sociologique, un humour grinçant et une poésie qui font de Lunar park un roman riche, jubilatoire et captivant. Un vrai, grand roman !

À l'aller, c'était Que notre règne arrive, de J.G. Ballard qui, même s'il m'a fait une impression moins forte que Lunar park, reste une lecture agréable et une réflexion des plus audacieuses sur la société de consommation, le populisme et l'influence croissante des hypermarchés sur la vie des familles de banlieues.

Et de vous quitter sur cette délicieuse citation de Lunar park, qui me rappelle tant (trop ?) ma propre vie : « Dans un effort désespéré, Jayne a suggéré qu'il y avait école le lendemain pour moi aussi, et que j'emploierais mieux mon temps à travailler plutôt qu'à organiser une fête. Mais Jayne ne comprendrait jamais que la Fête avait été mon lieu de travail. C'était mon marché à terme, mon champ de bataille, c'était là que les amitiés se nouaient, que les amants se rencontraient, que les affaires se faisaient. Les fêtes semblaient informe, mais elles étaient en fait des événements aux dimensions intriquées et hautement chorégraphiés. Dans le monde où je suis devenu adulte, la fête était la surface sur laquelle la vie quotidienne venait s'inscrire ». Ellis ne se trompe pas, la fête est pour l'écrivain un théâtre du réel fascinant à observer et à décrire, et pour les artistes en général un lieu de travail quasi-inévitable pour se tisser un réseau. Pour le meilleur... ou pour le pire.

1 commentaire:

fred a dit…

Ellis, in the mud. On l'écrit comment ? Hélice ?

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