Alors que je suis en train de peaufiner mes projets de bandes dessinés pour le prochain festival d'Angoulême, je réalise que je m'en vais démarcher un projet de 86 pages, un autre de 144 pages et un dernier que j'essaie péniblement de faire tenir en 128 pages. Comme d'habitude, les éditeurs que je vais rencontrer vont me demander pourquoi des formats si longs, craignant que le « jeune auteur » que je suis ne s'étale inutilement, par inexpérience ou bavardage. Il est vrai que - même si cela a tendance à changer - la norme en France est de 46 pages pour un album, en raison d'un album par an en cas de série.
Question de rythme, question de culture…
Je suis un fervent lecteur de comics américain, éventuellement de mangas et très rarement de bandes dessinées franco-belges. Mes préférences tiennent essentiellement à cette question de rythme. Tout d'abord le rythme de parution : se contenter de 46 pages et devoir attendre un an pour lire la suite, non merci !
Mais mon problème avec la bande dessinée franco-belge est surtout lié à une question de rythme et de densité narratifs. A chaque fois ou presque que je me suis risqué à lire une bande dessinée franco-belge, je suis arrivé à la fin de l'album avec le sentiment d'avoir été arnaqué parce qu'on ne m'avait rien raconté du tout… et en plus, ce « rien » m'avait été raconté dans une précipitation frénétique !
D'une part, je trouve que raconter un récit satisfaisant en 46 pages, même s'il n'est qu'un épisode d’une longue série, frôle l'impossibilité. Contrairement à la littérature, la BD comporte des contraintes narratives énormes : une case ne peut contenir qu'un certain nombre de mots et d'informations visuelles, une page ne peut contenir qu'un certain nombre de cases...
D'autre part, habitué que je suis du rythme américain (un récit dure de nos jours, en moyenne, entre 6 et 12 épisodes mensuels de 22 pages, soit 132 à 264 pages), j'aime que le scénariste prenne le temps de poser l'ambiance, de me laisser pénétrer dans l'âme de ses personnages au lieu de les jeter systématiquement dans l'action (pourtant omniprésente dans la BD américaine, BD de genre par excellence). La plupart des albums franco-belges que j'ai lus obéissent à une nécessité d'économie inhérente à leur format, nécessité qui contraint le scénariste à condenser l'action au maximum, et ce souvent aux dépends de l'atmosphère et des personnages. Dans ce contexte, la personnalité des héros se résume à quelques caractéristiques et tics de langages et ils sont en permanence plongés dans le mouvement, sans un moment de répit. S'il est vrai qu'il est primordial qu'un personnage soit clairement « posé » dès les premières répliques de sa première scène, il me paraît vital de lui accorder des moments d'intériorité, de réflexion, d'illustrer son développement non seulement à travers l'action mais aussi à travers des accalmies qui contribuent à le définir et à définir ses relations avec les autres personnages et la réalité qui les entoure.
La bande dessinée franco-belge, qui s'est toujours voulue plus « intellectuelle » et « artistique » que ses contreparties américaines et japonaises, a finalement réussi à devenir tout le contraire de ce qu'elle prétend être. Elle est généralement superficielle, balançant dramaturgie et dialogues à un rythme qui frôle l'hystérie, souvent sans densité, le tout pour aboutir à une impression de superficialité totale pour le lecteur habitué aux longues sagas américaines et japonaises.
Les éditeurs « traditionnels », avec le respect que je leur dois, ne sont pas exempts de toute responsabilité dans cette affaire. Hantés par le souci de rentabilité, ils veulent que les auteurs condensent tout le temps tout. Une splash page (une page composée d'une seule grande case) est généralement refusée de façon systématique par l'éditeur français, alors que cette pratique est courante à l’étranger. Une scène qui prend le temps d’établir une atmosphère sur, disons, 4 pages, avec des cases muettes et des techniques narratives empruntées au cinéma, scandalisera l'éditeur qui expliquera à l'auteur que deux pages suffisent amplement à ladite scène (alors que non, des fois non !). Si Alan Moore avait proposé Watchmen à un éditeur français, surtout à l'époque, il aurait sans doute été contraint d'amputer son récit de toutes les scènes de flash-back, de toutes les scènes « parallèles » à l'histoire (je pense aux scènes du kiosque à journaux et de la BD de pirates) et de toutes les scènes de dialogues non liées à l'intrigue principale. Watchmen eut alors été un récit creux de 100 pages au lieu d'être le chef d'œuvre littéraire que l'on connait (ou, plus probablement lorsque l'on connait Alan Moore, il aurait insulté son éditeur et serait allé publier sa BD ailleurs).
Il faut ajouter à cela la responsabilité des dessinateurs français, qui ont vis à vis de leurs scénaristes une exigence que leurs collègues étrangers n'ont pas (et je m'en rends bien compte en travaillant en ce moment avec plusieurs dessinateurs argentins) : il ne leur faut pas trop de cases par pages (genre six cases c'est bien) ! Heu... Oui, sauf que… Si un album de 46 pages comporte 276 cases au lieu de 368… Croyez-moi : ces 92 cases de différence coûtent cher au récit (c'est un quart d'informations en moins) ! Vous aurez beau rappeler à votre collaborateur que (pour rester sur cette référence incontournable) Dave Gibbons a réalisé Watchmen avec une moyenne de neuf cases par planches (au format comics de surcroît) et que le résultat est magistral, ils vous soutiendra qu’il ne peut pas réaliser une « belle » BD autrement qu’avec de grandes cases ! Par ailleurs, alors que les auteurs américains produisent sans mal un épisode de 22 pages chaque mois (plus encore au Japon), la plupart des auteurs français que j'ai rencontré pleurnichent qu'il leur est très difficile de réaliser… 46 pages par an ! Il faut les comprendre : ce sont des artistes, ils ont besoin de temps pour mûrir leur travail… Je ne suis pas là pour pourrir mes collègues mais tout de même, je les trouve parfois bien douillets…
Heureusement, tout cela est en train de changer. Des portes immenses ont été ouvertes par la « nouvelle BD française », souvent proche du roman graphique. Certains éditeurs à peine plus âgés que moi ont également grandi avec les comics et les mangas et comprennent donc le souci de densité. Il n'est plus si rare de voir un éditeur franco-belge publier une BD de 150 ou 200 pages. D'une manière générale, la BD franco-belge s'efforce d'être enfin à la hauteur de ce qu'elle prétend être : une véritable bande dessinée d'auteurs, libérée des formatages arbitraires d'antan.
Il n'empêche qu'ils vont me demander pourquoi mes BD sont si longues… J’en mettrais ma main à couper !
Question de rythme, question de culture…
Je suis un fervent lecteur de comics américain, éventuellement de mangas et très rarement de bandes dessinées franco-belges. Mes préférences tiennent essentiellement à cette question de rythme. Tout d'abord le rythme de parution : se contenter de 46 pages et devoir attendre un an pour lire la suite, non merci !
Mais mon problème avec la bande dessinée franco-belge est surtout lié à une question de rythme et de densité narratifs. A chaque fois ou presque que je me suis risqué à lire une bande dessinée franco-belge, je suis arrivé à la fin de l'album avec le sentiment d'avoir été arnaqué parce qu'on ne m'avait rien raconté du tout… et en plus, ce « rien » m'avait été raconté dans une précipitation frénétique !
D'une part, je trouve que raconter un récit satisfaisant en 46 pages, même s'il n'est qu'un épisode d’une longue série, frôle l'impossibilité. Contrairement à la littérature, la BD comporte des contraintes narratives énormes : une case ne peut contenir qu'un certain nombre de mots et d'informations visuelles, une page ne peut contenir qu'un certain nombre de cases...
D'autre part, habitué que je suis du rythme américain (un récit dure de nos jours, en moyenne, entre 6 et 12 épisodes mensuels de 22 pages, soit 132 à 264 pages), j'aime que le scénariste prenne le temps de poser l'ambiance, de me laisser pénétrer dans l'âme de ses personnages au lieu de les jeter systématiquement dans l'action (pourtant omniprésente dans la BD américaine, BD de genre par excellence). La plupart des albums franco-belges que j'ai lus obéissent à une nécessité d'économie inhérente à leur format, nécessité qui contraint le scénariste à condenser l'action au maximum, et ce souvent aux dépends de l'atmosphère et des personnages. Dans ce contexte, la personnalité des héros se résume à quelques caractéristiques et tics de langages et ils sont en permanence plongés dans le mouvement, sans un moment de répit. S'il est vrai qu'il est primordial qu'un personnage soit clairement « posé » dès les premières répliques de sa première scène, il me paraît vital de lui accorder des moments d'intériorité, de réflexion, d'illustrer son développement non seulement à travers l'action mais aussi à travers des accalmies qui contribuent à le définir et à définir ses relations avec les autres personnages et la réalité qui les entoure.
La bande dessinée franco-belge, qui s'est toujours voulue plus « intellectuelle » et « artistique » que ses contreparties américaines et japonaises, a finalement réussi à devenir tout le contraire de ce qu'elle prétend être. Elle est généralement superficielle, balançant dramaturgie et dialogues à un rythme qui frôle l'hystérie, souvent sans densité, le tout pour aboutir à une impression de superficialité totale pour le lecteur habitué aux longues sagas américaines et japonaises.
Les éditeurs « traditionnels », avec le respect que je leur dois, ne sont pas exempts de toute responsabilité dans cette affaire. Hantés par le souci de rentabilité, ils veulent que les auteurs condensent tout le temps tout. Une splash page (une page composée d'une seule grande case) est généralement refusée de façon systématique par l'éditeur français, alors que cette pratique est courante à l’étranger. Une scène qui prend le temps d’établir une atmosphère sur, disons, 4 pages, avec des cases muettes et des techniques narratives empruntées au cinéma, scandalisera l'éditeur qui expliquera à l'auteur que deux pages suffisent amplement à ladite scène (alors que non, des fois non !). Si Alan Moore avait proposé Watchmen à un éditeur français, surtout à l'époque, il aurait sans doute été contraint d'amputer son récit de toutes les scènes de flash-back, de toutes les scènes « parallèles » à l'histoire (je pense aux scènes du kiosque à journaux et de la BD de pirates) et de toutes les scènes de dialogues non liées à l'intrigue principale. Watchmen eut alors été un récit creux de 100 pages au lieu d'être le chef d'œuvre littéraire que l'on connait (ou, plus probablement lorsque l'on connait Alan Moore, il aurait insulté son éditeur et serait allé publier sa BD ailleurs).
Il faut ajouter à cela la responsabilité des dessinateurs français, qui ont vis à vis de leurs scénaristes une exigence que leurs collègues étrangers n'ont pas (et je m'en rends bien compte en travaillant en ce moment avec plusieurs dessinateurs argentins) : il ne leur faut pas trop de cases par pages (genre six cases c'est bien) ! Heu... Oui, sauf que… Si un album de 46 pages comporte 276 cases au lieu de 368… Croyez-moi : ces 92 cases de différence coûtent cher au récit (c'est un quart d'informations en moins) ! Vous aurez beau rappeler à votre collaborateur que (pour rester sur cette référence incontournable) Dave Gibbons a réalisé Watchmen avec une moyenne de neuf cases par planches (au format comics de surcroît) et que le résultat est magistral, ils vous soutiendra qu’il ne peut pas réaliser une « belle » BD autrement qu’avec de grandes cases ! Par ailleurs, alors que les auteurs américains produisent sans mal un épisode de 22 pages chaque mois (plus encore au Japon), la plupart des auteurs français que j'ai rencontré pleurnichent qu'il leur est très difficile de réaliser… 46 pages par an ! Il faut les comprendre : ce sont des artistes, ils ont besoin de temps pour mûrir leur travail… Je ne suis pas là pour pourrir mes collègues mais tout de même, je les trouve parfois bien douillets…
Heureusement, tout cela est en train de changer. Des portes immenses ont été ouvertes par la « nouvelle BD française », souvent proche du roman graphique. Certains éditeurs à peine plus âgés que moi ont également grandi avec les comics et les mangas et comprennent donc le souci de densité. Il n'est plus si rare de voir un éditeur franco-belge publier une BD de 150 ou 200 pages. D'une manière générale, la BD franco-belge s'efforce d'être enfin à la hauteur de ce qu'elle prétend être : une véritable bande dessinée d'auteurs, libérée des formatages arbitraires d'antan.
Il n'empêche qu'ils vont me demander pourquoi mes BD sont si longues… J’en mettrais ma main à couper !
2 commentaires:
Je voulais juste au passage te dire que des bd occidentales à 144 pages, çà existe (cf "Romans (A Suivre)).
Epatée, j'en ai appris des choses ! Merci l'artiste
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