3 avril 2007

La conjuration des imbéciles

Tout d’abord, un petit cours de chimie :

Mercure sans liquide = www.mercure.com
Pas très bandant, hein ?

Liquide sans mercure = www.liquide.com
Encore pire…

Mercure + Liquide = www.mercureliquide.com
Et là, c’est TOP !

Plus sérieusement, je voulais vous toucher deux mots d’un roman tout à fait étonnant, que je rangerai dans la catégorie des œuvres « improbables » au même titre que Le Château de Kafka et La Conjuration des Imbéciles de John Kennedy Toole, dont je vous parlais plus tôt sur ce blog. Par « improbables » j’entends des œuvres si surprenantes, si inattendues, que l’on n’eut jamais imaginé qu’elles puissent venir au monde. L’extraordinaire film Punch-Drunk Love, de Paul Thomas Anderson, entrerait aussi dans cette catégorie.

Le roman en question c’est L’ange des Ténèbres, de l’écrivain Argentin Ernesto Sabato (aujourd’hui âgé de quatre-vingt-seize ans !), un roman qui n’est pas vraiment un roman, mais plutôt un assemblage de saynètes, de réflexions sur (en vrac) la création littéraire, le statut de personnage public, les relations entre l’art et la politique, la paranoïa, la torture pratiquée par les régimes autoritaires, et j’en passe… Plutôt que de m’étendre dans une critique littéraire dont je suis incapable, je préfère laisser parler l’auteur à travers quelques extraits absolument délicieux (la traduction est de Maurice Manly).

« Ces rêves me rendront folle, lui disait-elle en le regardant fixement, comme essayant de déchiffrer ses secrètes intentions. Oui, oui, répondit-il, j’y veillerai, n’aie pas peur. »

Le passage suivant décrit l’incapacité de Sabato à se mettre à écrire, assailli qu’il est d’incessantes interruptions venues de l’extérieur. Sabato parle de lui-même à la troisième personne.
« À ce moment-là, Isabel l’appelle au téléphone pour lui dire qu’Alfredo dit que quelqu’un lui a dit que G. a dit (où et comment ?) que lui, Sabato, a dit je ne sais quoi, de sorte qu’Isabel pense que Sabato devrait faire savoir (mais à qui, quand, comment ?) que telle version de ses propos est inexacte.
Il s’ensuit plusieurs jours de dépression durant lesquelles il se dit : 1) que ça ne vaut pas la peine d’expliquer à G. quoi que ce soit qu’il ait pu dire auparavant ; 2) que ça ne vaut pas la peine d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit sur n’importe quel sujet passé, présent ou à venir ; 3) qu’il vaudrait mieux ne pas être une personnalité et 4) qu’il vaudrait encore bien mieux ne pas être né du tout. C’est un programme si vaste et si difficile à mener, surtout en ce qui concerne le fait de n’être pas né du tout, que sa formulation le plonge plus avant dans la dépression qu’avait commencé d’annoncer la douleur au bras. »
S’ensuivent quatre pages hilarantes où Sabato poursuit l’énumération des incessantes perturbations, jusqu’à renoncer à écrire.

Voici à présent quelques extraits d’une longue lettre à un jeune écrivain qui lui demande conseil, sorte de « remix » personnel des Lettres à un jeune poète de Rilke. Le jeune écrivain se demande notamment comment réagir à la critique.
« Il n’y a que l’art des autres artistes pour te sauver en de tels moments, pour te consoler et t’aider. Seule peut t’être utile - c’est effrayant ! - la souffrance des êtres vraiment grands qui ont parcouru ce calvaire avant toi. »
« Tu auras besoin à la fois de modestie vis-à-vis des géants de l’art et d’arrogance vis-à-vis des imbéciles, tu auras besoin d’affection et du courage de rester seul, de refuser la tentation - qui est aussi un danger - des petits groupes, des galeries des glaces. »
« L’avenir est triste de toute façon : si tu échoues, parce que l’échec est toujours pénible et, dans le cas de l’artiste, tragique ; et si tu réussis, parce que le triomphe est toujours une sorte de vulgarité, une somme de malentendus, une manipulation ; on devient cette chose dégoutante que l’on appelle une personnalité. »

Un dernier extraits, enfin, que je jetterais volontiers à la figure de tous les babapunks qui s’insurgent contre l’art « individualiste » et « non-militant » :
« La faute de logique que vous commettez est à peu près la suivante : l’introspection consiste à s’enfoncer dans le moi, or le moi solitaire est un égoïste qui se moque pas mal du monde, ou bien un contre-révolutionnaire qui essaie de nous faire croire que les problèmes se trouvent au fond de l’âme au lieu de résider dans l’organisation sociale, etc. Vous négligez seulement un petit détail : c’est que le moi solitaire n’existe pas. L’homme existe dans une société ; s’il souffre, s’il lutte, même s’il se cache, dans cette société. Vivre, c’est coexister. La coexistence du moi et du monde. Il n’y a pas que les attitudes volontaires et à l’état de veille qui soient la conséquence de cette coexistence. Même vos rêves et vos cauchemars. Même les délires des fous. De ce point de vue, le roman le plus subjectif est social et, directement ou par des détours, porte témoignage sur la réalité tout entière. Il n’y a pas des romans d’introspection d’un coté et des romans sociaux de l’autre, mon petit ami, il y a de grands romans et des petits romans. Il y a la bonne littérature et la mauvaise. Et vous pouvez être tranquille, l’écrivain en question, même s’il est tout riquiqui, fournira toujours son témoignage au monde. »

Ernesto Sabato est un observateur fin et insatiable du monde, qui, à l’instar d’un Dantec, ne supporte pas l’imposture intellectuelle et les débats médiocres. Mais à l’inverse de Dantec, Sabato souffre de devoir (d’être obligé de) prendre la parole pour défendre sa vérité. C’est ce qui rend le personnage et ses personnages aussi touchants et fait de L’ange des Ténèbres un livre profondément humaniste, en dépit de son intransigeance. Ainsi qu'un succulent auto-portait de célébrité paranoïaque.

En parlant de débats médiocres, je voulais vous citer une conversation que j’ai eue avec un babapunk :
LUI : Oui, je suis contre le droit de propriété ! Tu trouves ça normal que des gens travaillent pour payer un loyer à quelqu’un d’autre, toi ?
MOI : Ok. Et toi, tu fais quoi ?
LUI : Rien.
MOI : Comment rien ?
LUI : Je bois, je sors, je parle. J’ai renoncé à toute autre activité.
MOI : Et tu vis de quoi ?
LUI : Je suis au RMI.
MOI : Et tu trouves ça normal que des gens travaillent pour te payer ta bière et tes clopes ?
LUI : Mais c’est pas du tout pareil !

Non que je sois contre le RMI (je serais vraiment mal placé) mais par contre, je suis vraiment contre les raisonnements scabreux, malhonnêtes, qui mettent la raison au service de l’idéologie. Un peu comme ces candidats d’extrême gauche qui prétendent que les émeutes de la Gare du Nord sont la faute aux transports en commun payants. Que les transports soient gratuits pour tous : mille fois oui ! Décréter que leur non-gratuité pousse les gens à la violence : non ! J’ai fraudé mille fois et je n’ai pas pour autant asséné une beigne au contrôleur lorsque je suis fait gruger !

Dans le genre de discours à la con (qui recoupent les propos de Sabato sur le statut de célébrité), je terminerai en vous citant une autre conversation avec le même crétin cité plus haut, qui m’affirmait que la chanteuse du groupe Le Tigre était un imposteur parce que, lesbienne assumée, elle sortait avec un des Beastie Boys. En gros : une fois que vous avez publiquement choisi une orientation sexuelle, vous n’avez plus le droit d’en changer (ou de faire une exception) sous peine d’être taxé d’opportunisme (parce que, oui, ça fait bien d’être « lesbienne » dans certains milieux féministes et donc, la demoiselle se serait revendiquée telle quelle pour vendre plus de disques aux babapunks).

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2 commentaires:

Anonyme a dit…

1. Je suis d'accord: raisonnement complětement pourrave du babapunk cité.

2. C'est quel Beastie Boy qui est concerné?

3. Les claviers tchěques, c'est trop de la balle.

_Claire

Batdaf a dit…

yep, yep, yep ! J'applaudis des deux mains à ton article et file commander le bouquin chez mon libraire favori...

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