Après
une courte pause, me voici reparti sillonner le désert. Mes errances
me conduisent jusqu'à à une maisonnette isolée, où ne semblent
vivre que des femmes. Petites filles, adultes et vieillardes, elles
sont une quinzaine en tout peut-être. Elles m’offrent de leur
chapati
et beaucoup de sourires, mais comme nulle ne parle anglais, la nature
exclusivement féminine de leur communauté restera pour moi un
mystère. Je repars de cet oasis de paix avec le sentiment d’avoir
découvert Shangri-la.
Quotidiennement,
quelque berger passe par là. Ces hommes n'ont aucun mot que je
comprenne, pour me demander pourquoi je suis là à squatter leur
campagne. Alors ils s'arrêtent, me contemplent avec étonnement.
Parfois même ils s'assoient et restent là deux ou trois minutes,
comme hypnotisés. On se regarde en chèvres de faïence, notre
dialogue muet en harmonie avec le silence environnant. Puis ils
repartent vers leur quotidien. Il semble que je suis pour eux
l'aventure
de la semaine.
En
parlant d'aventures, il ne se passe pas grand chose tout au long de
ces journées. Alors je songe à l'avenir. Songer à l'avenir
implique de songer à mon collectif d’artistes, Neweden. Songer à
l'avenir implique donc de songer au passé. Je ne puis tout raconter
(cela serait le sujet d'un autre récit), mais je me dois de retracer
les grandes lignes. J'en ai besoin pour décider de poursuivre ou
d'arrêter, car c'est cela qui est en jeu en ce début d'année 2001.
Quand je songe à Neweden, je me sens comme au lendemain de la
bringue ultime, avec des souvenirs incroyables et une gueule de bois
spectaculaire… Cette association est devenue, depuis deux ans, le
fil conducteur de mon existence tout entière. La première remarque
qui me vient, au sujet de Neweden, est celle-ci : « C’est
dommage que tous ces gens se soient réunis autour
de moi au
lieu de se réunir tout
court ».
« Ces gens », ce sont la quarantaine de membres du
collectif, du moins était-ce leur nombre huit mois plus tôt, en
juin 2000.
Tout
est parti d'un fanzine créé en 1995 avec mon ami Frédéric
Thirion. Le fanzine a tôt fait d'entraîner dans son sillage une
vingtaine de créateurs. En 1996, je rencontre Florence Bordarier.
Elle écrit, elle peint, elle est comédienne, pas encore danseuse.
Très vite, elle s'investit. Nous caressons le rêve d'un collectif
pluridisciplinaire. Les autres nous suivent. L'association Neweden
voit le jour. En 1998 nous rencontrons le photographe Fred Grégeois,
qui devient rapidement le quatrième pilier du projet. Ensuite, tout
va très vite : fin 1998, nous organisons une première soirée
et lançons un second fanzine, en parallèle du premier. De 1999 à
2000, les événements Neweden s’enchaînent : concerts, mix,
performances, expositions, pièce de théâtre…
Le
petit collectif méconnu commence à se faire remarquer. Il ne se
passe pas un mois sans que de nouveaux jeunes créateurs ne se
joignent à nous. Nous investissons peu à peu des lieux plus grands,
plus hype.
Nous invitons des artistes plus mûrs à participer ponctuellement.
Le public suit : début 2000, chacune de nos soirées draine
près de trois-cent personnes. Les médias locaux commencent à
s'intéresser à nous. C'est là que nous décidons de nous lancer
dans une entreprise complètement délirante : la Neweden
Week.
L'idée est simple : un festival pluridisciplinaire d'une
semaine, dans cinq lieux différents. Expositions, performances,
danse, théâtre, courts métrages, concerts, mix : tout y
passe. Le but n'est rien moins que d'offrir un panorama aussi complet
que possible de la jeune création lyonnaise. Entre nous et nos
invités, ce sont plus de cent artistes programmés ! Un millier
de spectateurs est attendu. Coût de l'opération :
vingt-deux-mille francs (c'est colossal pour nos petites épaules).
Nous fonçons. C'est une entreprise impossible, compte-tenu de nos
moyens, de notre inexpérience, du délai de préparation. C'est
impossible mais nous y parvenons : le festival a lieu en juin,
se déroule plutôt bien, les mille spectateurs se déplacent.
Ces
deux années d'expansion, jusqu'à l'apogée du festival, nous
plongent dans un tourbillon. C'est beaucoup de travail. C'est aussi
et surtout une aventure humaine :
engueulades, déchirements, amitiés, histoires d'amour. Tout ceci
prend, pour nombre d'entre nous, des allures de conte initiatique.
Nous devenons adultes
à travers Neweden. C'est ce que je me suis dit, à l'aube de la
Neweden
Week :
« C'est le plus grand défi de ma vie jusqu'ici. Si je craque
en route, tout est foutu. Mais si j'y arrive, je serai devenu un
adulte ». Il faut comprendre que ce festival est un véritable
cauchemar logistique et que je suis en haut de la pyramide
organisationnelle. De mars à juin 2000, je vis
Neweden Week.
Pour moi (et pour plusieurs autres), c'est un marathon permanent. Je
suis en première ligne en termes d'organisation mais aussi en tant
que porte-parole de l'association. Je deviens une sorte de personnage
public alors même que Neweden est l'objet d'un buzz
grandissant. Le petit monde de la culture lyonnaise a les yeux
braqués sur ces petits jeunes qui en veulent, sur ce collectif qui
monte qui monte…
et donc sur moi ! Au début, c'est très excitant. Très vite,
la pression augmente, je commence à trouver ça éprouvant. Mais je
tiens bon. Nous tenons tous bon jusqu'à la fin du festival. Nous
avons une montagne à déplacer, alors nous la déplaçons.
Je
sonde le sens de tout cela. Pourquoi je suis allé chercher tous ces
gens ? Pourquoi les ai-je embarqués dans cette histoire ?
La première réponse est évidente : parce qu'ils en avaient
autant envie que moi. Nous étions jeunes, plein d'idéaux. Nous
ressentions le besoin d'appartenir
à quelque chose, un mouvement ou un collectif. On se sent moins
vulnérable en meute. Mais d'ici à taper si fort, si vite, à
prendre de tels risques au lieu de se consolider ? C'est
simple : c'était enivrant.
On a tenté un truc, ça a marché. On en a tenté un autre, ça a
marché. On a commencé entre nous, ça a marché. On a invité des
artistes « confirmés », ça a marché. On a commencé
dans des cafés-concerts obscurs, ça a marché. On a courtisé des
lieux plus branchés, ça a marché. Alors tant que ça marche, on
fonce ! Et tant qu'on fonce, ça marche ! Et parce que ça
marche, ça attire d'autres gens, qui se joignent à vous. Et c'est
juste ça qui s'est passé. C'est comme ça qu'on s'est retrouvés
quarante, et qu'on a organisé le plus gros festival lyonnais
indépendant de l'année 2000. On nous a accusés de beaucoup de
choses, moi en particulier : d'être ambitieux, d'être
opportunistes, d'être carriéristes. La vérité c'est que nous
pensions
être un peu de tout ça, mais que nous étions juste une bande de
jeunes freaks
idéalistes, qui avaient envie de faire des trucs signifiants et
dingues ! Comme tant d'autres bandes de jeunes freaks
idéalistes avant nous, ni plus ni moins !
Moi,
mon job consistait essentiellement à regrouper, coordonner et
focaliser des énergies : tout seul, je n'aurais abouti à rien.
Mais comme je l'ai dit, j'étais le membre le plus visible
de l'association. Ça m'a valu ma dose d'admirateurs et de
détracteurs. Au début, les uns flattent et on ignore les autres.
Puis les détracteurs commencent à s'acharner, à taper plus fort.
Puis au bout du compte on se rend compte que tous ces gens, les
admirateurs comme les détracteurs, ne savent rien.
On réalise que l'idée qu'ils se font de nous est fondée sur des
légendes urbaines, n'a pas grand-chose à voir avec notre réalité.
Et c'est là qu'on commence à se poser des questions. Pourquoi je
fais ça ? Où ça mène ? Qu'est-ce que je veux vraiment ?
Est-ce le genre de « gloire » qui m'intéresse ? Et
puis il y a un autre problème : la structure devient trop
lourde à gérer. Il va falloir choisir : être artiste ou être
administrateur, organisateur, entrepreneur de spectacles. Et on se
souvient que l'idée au départ, c'était de promouvoir notre
création artistique. La nôtre, pas celle du monde entier. Alors on
se demande si l'on n'est pas un peu sorti du cadre, si l'emballage
n'est pas en train de prendre le dessus sur le produit…
C'est
à l'issue de la Neweden
Week que
ces questions se sont imposées à moi, à nous tous. Le festival
avait été une réussite remarquable. Il y avait eu quelques couacs,
il y avait quelques mécontents, mais tout s'était quand même
plutôt bien déroulé. Nous avions certes perdu cinq-mille francs,
mais j'avais de l'argent de côté et j'avais pris sur moi de régler
ça. Je pensais que tout le monde se réjouirait : on avait de
quoi être fiers, et pas qu'un peu ! La réunion-bilan,
pourtant, fut un désastre. Les uns se plaignirent des autres, les
autres des uns, les reproches fusèrent, cinq personnes quittèrent
l'association… C'est ce jour-là précisément que j'ai compris que
tous, ils s'étaient réunis autour
de moi et
pas entre
eux. Il
s'était créé de réelles amitiés, mais on était loin de la
famille
d'artistes.
Un certain nombre de personnes n'avaient pas d'affinités, s'étaient
juste retrouvées ensemble et vite tapées sur les nerfs. J'étais un
peu écœuré. Nous avions accompli un exploit, merde ! Le
public avait kiffé, les artistes invités également, on avait fait
un buzz de ouf... Qu'est-ce qu'il leur fallait de plus ? Je
sauvai les meubles avec quelques personnes de bonne volonté. C'était
le temps des vacances. Nous avions l'été pour nous en remettre,
réfléchir et si besoin redéfinir notre projet en septembre… Tout
le monde se quitta sur cette pensée optimiste…
J'ai
passé un été calme, sinon que j'ai travaillé à plein temps, ce fameux job de pseudo-agent de sécurité, pour renflouer mes caisses.
Il y a juste eu une soirée littéraire à la Casa Okupada, qui fut
pour moi l'occasion de composer, lire et exposer Rien ici…. Le
mois d'août fut paisible. Quand je n'étais pas au taf, je lisais
chez moi en écoutant du jazz et en buvant un peu de vin rouge.
Smooth.
Un mois de solitude, pour faire le point et attaquer la rentrée avec
une pèche d'enfer. Mais pour quoi faire ? De quelle
rentrée avais-je envie ?
J'avais connu la satisfaction du travail bien fait, la joie de
contribuer à la vie culturelle de ma communauté, j'avais ressenti
la vanité et l'euphorie, les gens qui vous courtisent, les filles
qui font les yeux doux, les ennemis qui s'arrachent les cheveux
devant vos succès répétés... Et puis j'avais entrevu le revers de
la médaille. Il y a des gens qui ont besoin de vivre ça pendant des
années pour l'entrevoir. Moi j'étais en mouvement. Toujours. Une
longueur d'avance. C'est cette propension au mouvement qui m'avait
donné l'énergie d'initier une telle dynamique. Et c'est cette même
propension au mouvement qui m'a poussé à la briser. Il faudra que
je revienne là-dessus, plus tard au cours de ce récit. Dans cette
aventure comme dans les autres, j'étais sans cesse en mouvement,
incapable de m'arrêter. J'avais juste trouvé suffisamment de fous
pour m'accompagner dans ma course folle. Ce mouvement perpétuel,
c'est encore mon meilleur atout… Alors même ici je continue de me
mouvoir, de déménager chaque jour ou presque, d'un coin de désert
à un autre… Retour à l'expérience indienne…
Les
deux derniers jours, mon pain de mie a ranci au soleil. Du coup, je
renonce à m'alimenter, quoi que la faim me contraigne à en absorber
un minimum en dépit du goût de moisi. Les mouches, quant à elles,
me tapent sur le système : elles sont partout à me tourner
autour, à se poser sur moi sans arrêt. Il y a aussi ces espèces de
petites boules végétales pleines de piquants, qui s'accrochent aux
vêtements et me lacèrent la peau. Je commence à me lasser un peu
de tout cet inconfort mais, en même temps, j’apprécie le retour à
la nature et la solitude. Lorsque j'arrive à court d'eau, le
cinquième jour, je rempile pour une longue marche au soleil…
De
retour à Pushkar, je recroise le jeune brahmane qui m'a arnaqué le premier jour. Il s'est à présent mis en tête de me faire visiter
un temple. Lorsque je lui explique que je n'ai que trois roupies sur
moi, il me toise d'un air méprisant : « Three rupees are
nothing for me ». Alors va donc au diable ! Libéré de ce
parasite, j’écris Elle est même dans mon funk
au bord du lac. La fille aux yeux de miel, bien sûr… Faisant le
bilan de ces dix derniers jours, je réalise combien je suis empli de
colère et d’exaspération. Loin de tout, dans le silence du Thar,
j’ai pu entendre le bruit assourdissant qu’il y avait dans ma
tête. Je m’interroge sur les moyens de trouver, enfin, la paix…
Une piste peut-être : hormis le fait que je continue d'écrire,
ce sont mes premières vraies vacances
en un
an et demi.
Rien depuis août 99, pas une seule pause, ne fut-ce qu'une semaine !
Ça s'est enchaîné : les cours, Neweden, l'écriture, les jobs
alimentaires, la Casa Okupada, les performances… Sans parler de ma
vie privée… Et ce n'est qu'en prenant du recul que je réalise
combien j'étais fatigué.
Ce voyage a une saveur de vacances
et je
kiffe ! Par contre je note que, pour le moment, je n’ai pas eu
la « révélation indienne » dont on m’a tant parlé.
Je rencontre une Suisse prénommée Asha. Elle aussi a vécu la vie
mondaine, les sorties incessantes, la Sainte
Fête Permanente.
Mais contrairement à moi, elle ne s'est pas investie
émotionnellement : « Je veux connaître
beaucoup de choses mais je ne veux pas être
ces choses ». Et c'est sur cette sage pensée que, le lendemain
matin, je quitte Pushkar…